Histoire de la grève de Roanne. Les débuts de la grève.
(De notre correspondant spécial.)
Roanne, 8 avril
Pendant les huit années qui suivirent sa création, le tissage mécanique de Roanne prospéra sans qu’aucun embarras intérieur vint entraver son développement. Vers le milieu de l’année 1880, seize usines sur dix-sept formèrent une union syndicale pour unifier entre elles les conditions de vente et d’escompte. Comme il n’y avait pas eu jusque-là de grève dans l’industrie, les négociants ne songeaient pas alors à faire de cette union un instrument de résistance contre les réclamations des ouvriers. Chaque usine continua à avoir sa vie propre et ses règlements particuliers. Le 1er septembre 1881, l’usine Lanoire-Cherpin afficha dans ses ateliers un avis ajoutant à son règlement l’article additionnel suivant
Tout ouvrier qui s’absentera, soit par maladie ou toute autre cause, sauf le cas d’accident à l’atelier, pourra être remplacé. par les plus anciens des remplaçants. Lorsqu’il reviendra, il sera occupé lui-même comme, remplaçant.
Une femme qui en sortant de couches était revenue trop tôt à son métier, un ouvrier qui était depuis plusieurs années dans l’usine, étant tombés malades furent remplacés en vertu de cette disposition nouvelle. Leurs camarades, la considérant comme inhumaine, se mirent en grève le 13 septembre au nombre de 350. L’Union des fabricants roannais se saisit de la question et décida que, si elle ne pouvait approuver le fait qui lui avait donné naissance, la solidarité ne lui en imposait pas moins le devoir de la régler. Afin de ne pas paraître blâmer directement les chefs de l’usine Lanoire-Cherpin, elle rédigea un règlement commun pour toutes les usines. Les ouvriers se plaignirent de n’avoir pas été consultés et refusèrent d’en accepter certains articles. L’usine Michalon l’ayant néanmoins mis en vigueur, ses 250 ouvriers se mirent en grève à leur tour. L’Union céda, le règlement nouveau fut modifié au gré des ouvriers et l’incident fut clos. Il avait révélé quelles étaient les dispositions réciproques des patrons et des ouvriers.
Les premiers étaient syndiqués et avaient affirmé la solidarité qui les unissait. Les seconds n’étaient point groupés; mais, eux aussi, en voyant les patrons se réunir, s’étaient sentis solidaires; les usines qui travaillaient avaient donné une part de leur salaire pour soutenir les ouvriers de celles qui étaient fermées, et sans qu’il fût possible de voir comment l’accord s’était établi et par quelle organisation intérieure il était maintenu, on savait que, au cas où les patrons n’auraient pas modifié le règlement, les ouvriers étaient décidés à mettre les usines en grève les unes après les autres pour les forcer à plier. On pouvait dès lors prévoir que les moindres conflits soulevés entre patrons et ouvriers dans une usine prendraient immédiatement un caractère général, puisque chacun des patrons s’était engagé à soumettre la difficulté à ses collègues, et que tous les ouvriers, de leur côté, étaient décidés à se soutenir mutuellement.
On le vit bien le 18 janvier suivant. Dix-sept ouvriers de la maison Chabrier fabriquaient un article pour lequel on avait, peu à peu augmenté les coups de navette, c’est-à-dire le temps nécessaire à la fabrication sans augmenter en même temps le prix payé aux ouvriers. Une demande d’augmentation ayant été rejetée, les deux cents ouvriers, de l’usine, épousant la cause de leurs camarades, se mirent en grève. Les chefs d’usine déclarèrent à leur tour que « la solidarité des patrons était nécessaire », et, dans une lettre aux délégués de l’usine Chabrier, ils annoncèrent que, si le travail n’était pas repris par les ouvriers qui n’étaient pas occupés à l’article en litige, tous les tissages fermeraient le 30 janvier suivant. Mais ils se ravisèrent. M. Chabrier supprima purement et simplement cet article, et les ouvriers satisfaits rentrèrent dans les ateliers le 30 janvier. Quelques-uns des membres de l’Union des fabricants avaient désapprouvé la façon dont elle avait procédé dans ces deux occasions et donné leur démission. De seize membres, elle se trouva réduite à onze. Les ouvriers, de leur côté, avaient été enhardis par la facilité avec laquelle, après s’être heurtés tout d’abord à un refus absolu des patrons, ils avaient fini par en triompher. Si le collectivisme n’avait pas recruté un très grand nombre d’adhérents parmi eux, la propagande de ce parti n’avait pas été sans exercer une certaine influence sur leur esprit. Elle avait développé chez eux le désir de réclamer aux patrons une plus large participation à leurs bénéfices, et on s’attendait, depuis quelques mois déjà, à leur voir demander une augmentation de salaire, et à essayer de l’arracher, au moyen de la grève, si elle leur était refusée. Ils crurent sans doute le moment venu.
Le 31 janvier, c’est à dire le lendemain même du jour où le travail avait repris chez M. Chabrier, les ouvriers de M. Bréchard lui adressèrent une lettre où ils réclamaient des réformes du règlement et des augmentations du tarif, ils lui demandaient une réponse le même jour. M. Bréchard déclara ne pouvoir répondre sans consulter l’Union des fabricants. Sans attendre davantage, les ouvriers se mirent en grève dès le ler février. Ils adressèrent, leurs réclamations à l’Union et, pour attester leur entente avec tous leurs camarades, ils firent approuver et signer par des délégués, de douze autres usines. L’Union procéda encore-cette fois comme elle l’avait fait précédemment généralisant le conflit, au lieu de répondre directement aux ouvriers de l’usine Bréchard, elle rédigea un tarif général applicable aux onze usines dont elle se composait. Elle n’avait point consulté les ouvriers, bien qu’ils eussent revendiqué le droit de discuter contradictoirement avec les fabricants, et ils leur signifièrent leur décision par une affiche où il était dit:
Satisfaction étant donnée aux intérêts communs, l’Union engage les ouvriers de l’usine Bréchard à reprendre le travail d’ici mardi matin 7 février. Si le travail n’est pas repris, les tissages adhérents à l’Union fermeront mercredi 8 février courant. Tombant au milieu d’une population qui avait tant de fois entendu des orateurs collectivistes dire que le travail est tout dans la production et que le capital n’est rien, cet avis y causa une irritation profonde. On en trouvait le ton autoritaire et blessant, et dans la réunion qu’ils tinrent, les ouvriers furent unanimes à repousser le tarif général qu’ils n’avaient pas discuté. Des deux parts, l’amour propre était en jeu, les patrons mettant le leur à agir en dehors des ouvriers, et les ouvriers le leur à ne rien accepter de ce qui semblerait leur être imposé. Des deux parts aussi, il était fortifié par la conviction que l’adversaire ne pouvait soutenir la lutte; les patrons savaient que les ouvriers n’avaient aucune ressource pour prolonger une grève, et il se disait parmi les ouvriers, que les patrons avaient reçu de nombreuses commandes à livrer à bref délai, et que, leur crédit ayant beaucoup diminué à la suite du krach financier, il leur était impossible d’arrêter longtemps le travail dans leurs ateliers.
Le 8 février, les ouvriers n’essayèrent même pas de rentrer dans les usines. Ils se contentèrent d’envoyer quelques-uns des leurs pour constater que les portes en étaient, fermées, les onze usines en grève nommèrent chacune deux délégués; et ces vingt-deux délégués formèrent le comité qui dirigea la grève avec un ordre vraiment remarquable. Il désigna cent cinquante commissaires pour faire la police des ouvriers dans la ville et les rappeler au calme toutes les fois qu’ils paraîtraient disposés à en sortir. Ils s’acquittaient si bien de leur service que, pendant ces quarante et un jours où près de trois mille ouvriers restèrent sans travailler, il n’y eut pas le moindre trouble. Les onze agents que possède Roanne suffirent comme par le passé à maintenir l’ordre et la gendarmerie n’eut jamais à intervenir. Les ouvriers de la même usine tenaient une réunion tous les jours pour se communiquer les nouvelles et des réunions générales avaient lieu tous les trois ou quatre jours pour prendre des résolutions et donner des instructions au comité.
Quatre trésoriers étaient adjoints aux délégués et répartissaient les secours entre les usines; une commission spéciale faisait la distribution dans chacune d’elles. Ces secours furent ménagés avec soin; les plus nécessiteux seulement les acceptèrent au début, les autres retirèrent leurs économies de la caisse d’épargne et on s’entraida du mieux qu’on put, car, je le répète, de l’aveu de tous, le fond moral de la population est excellent. Plus tard, le comité, pour devancer les envois d’argent qui lui étaient annoncés, mit en circulation des bons de un franc qui furent acceptés par le petit commerce roannais.
Plus tard encore, lorsque l’opinion se tourna décidément contre les patrons à la suite d’un incident que je raconterai demain, le petit commerce fit assez largement crédit. Enfin, lorsque les ressources manquèrent tout à fait, le comité, croyant pouvoir compter sur les sympathies qu’il avait rencontrées pour les grévistes, lui demanda de souscrire un emprunt de 45,000 fr. pour continuer la grève encore quelque temps; mais le petit commerce, fortement éprouvé lui-même par le contrecoup de la crise, accueillit mal la proposition. La grève n’en avait pas moins duré au delà de toute prévision. Les grévistes supportèrent de véritables privations et ils tinrent leur parole de résister jusqu’au dernier morceau de pain; c’était la saison des pissenlits et ils allaient en grand nombre en ramasser dans les champs; quand ils rentrèrent, ils étaient absolument à bout.
Les sommes qu’ils ont reçues du dehors ne dépassent pas 25,000 francs; ils avaient espéré que les Trade’s Unions anglaises les aideraient, mais les Anglais ne donnent qu’à bon escient, et les envois d’outre-mer se sont bornés à quatre guinées, 125 francs, votées par deux petites associations ouvrières. La somme la plus considérable, 10,000 francs environ, leur a été envoyée par le journal socialiste de Paris, le Citoyen, qui avait ouvert une souscription en leur faveur. Ces envois d’argent sont des arguments d’une plus grande force pour les collectivistes que leurs théories anticapitalistes. Comme j’en faisais ressortir l’inanité devant un ouvrier :
« C’est vrai, me dit-il; mais, que voulez-vous? Il n’y a qu’eux qui se soient occupés de nous.
Le Temps 11 avril 1882
Histoire de la grève de Roanne. — Fin de la grève. (De notre correspondant spécial.) Roanne, 9 avril.
Une fois les onze usines fermées et la grève générale déclarée, on fit ce par quoi on aurait, dû commencer, les patrons et les délégués ouvriers eurent une entrevue pour discuter les termes d’une entente. Les patrons exigèrent qu’elle eût lieu au siège de l’Union des fabricants; les ouvriers, ne voulant pas avoir l’air de venir à résipiscence et désirant traiter d’égal à égal, imposèrent cette condition que les autorités assisteraient ; c’est ce qu’ils appelaient neutraliser le terrain. Un incident malheureux marqua le début de l’entretien. Un jeune délégué de dix-neuf ans, nommé Dufour, jeta sur la table un tarif préparé par les ouvriers, en disant : « Nous n’avons pas mandat pour faire des concessions, voici le tarif, c’est à prendre ou à laisser. » Là discussion n’aboutit pas. Les camarades de Dufour çorrigèrent de leur mieux la mauvaise impression produite par ses paroles, et Dufour fut renvoyé du comité à cause de son inexpérience ; les patrons n’en arguèrent pas moins de sa malencontreuse sortie pour se refuser à toute nouvelle négociation. La fin du mois de février approchait, les grévistes ne donnaient aucun symptôme de lassitude ; les orateurs socialistes Allemane et Guesde étaient venus successivement faire des conférences, et ce dernier avait été particulièrement violent ; les patrons ne manifestaient aucune Intention de céder; la ville de Roanne, frappée au cœur de ses intérêts, était dans l’angoisse ; quelques hommes honorables essayèrent d’amener un nouveau rapprochement. Les patrons firent à tous la même réponse :
- Oui, mais à condition que l’entrevue aura lieu au siège de l’Union des fabricants et sans la présence d’aucun tiers. On dit qu’un jour le maire, qui est lui-même chef d’usine, impatienté de cette prétention dont on ne parvenait pas à les faire revenir, s’écria :
- Veulent-ils donc obliger les ouvriers à aller chez eux à genoux ?
Enfin, le 28 février, le président du conseil des prud’hommes ayant fait une nouvelle démarche, les fabricants lui écrivirent qu’ils acceptaient une entrevue soit au siège de l’Union, soit au siège du syndicat ouvrier. Les ouvriers refusant d’aller au syndicat des patrons ne voulurent pas leur imposer l’espèce d’humiliation qu’il y aurait eu à les faire venir au leur, et ils proposèrent pour lieu de réunion la salle des prud’hommes comme le terrain de conciliation par excellence entre les patrons et les ouvriers. Personne n’avait pensé un moment que cette offre si raisonnable pouvait ne pas être acceptée; l’Union des fabricants affecta cependant de la prendre pour un refus, et le lendemain le président du conseil des prud’hommes reçut la réponse suivante, que le comité ouvrier s’empressa de faire afficher dans un appel à la loyauté des Roannais :
Roanne, 1er mars 1882.
A Monsieur le président du conseil des prud’hommes de Roanne.
Monsieur le président,
L’Union des fabricants roannais a l’honneur de vous informer qu’elle regrette que sa proposition d’entrevue dans le local des ouvriers ou dans le local des fabricants n’ait pas été acceptée. Veuillez….
L’Union des fabricants, roannais.
C’est là l’incident qui a fait le plus de tort à l’Union des fabricants dans l’opinion. On y vit une preuve manifeste de son mauvais vouloir envers les ouvriers, et le commerce de Roanne, qui souffrait de la grève, la rendit dès lors responsable de la prolongation de la crise. 614 négociants patentés signèrent une pétition au sous-préfet où la conduite des patrons était qualifiée d’injustifiable et où on le suppliait, ainsi que toutes les autorités de la ville, de mettre un terme à un état de choses qui ne pouvait « amener, que la ruine de l’industrie et du commerce de la ville ». Tandis que les commerçants s’adressaient ainsi aux autorités, trois fabricants allaient à Paris pour se plaindre d’elles et prier les députés et sénateurs de la Loire d’intervenir auprès du ministre de l’intérieur. Le sous-préfet, M. Fremont, et le maire, M. Raffin, étaient en effet accusés de partialité envers les ouvriers, et cette accusation, envenimée encore dans les formes où elle se produisait par la passion politique qui éloignait de ces fonctionnaires républicains la plupart des fabricants, annula complètement l’influence qu’ils auraient pu mettre au service de la conciliation.
Le premier a été particulierement attaqué, on lui reprochait de recevoir chez lui les délégués ouvriers ; il est vrai qu’il les faisait appeler assez fréquemment, et il est probable que c’est aux conseils de sagesse qu’il leur donnait qu’est dû le bon ordre qui a régné jusqu’au dernier moment de la grève. On lui reprochait en outre d’autoriser les réunions des grévistes, de tolérer la propagande des journaux collectivistes qui rivalisaient de violence; plus tard quand les mines furent rouvertes on lui reprocha encore de n’avoir pas fait arrêter les grévistes qui aux abords des ateliers essayaient de dissuader les ouvriers de se rendre au travail. D’une façon générale, on lui reprochait de ne pas agir ; tout le monde entend ce que ce mot veut dire. A mon avis, ces reproches adressés à l’autorité rapprochés de l’attitude des patrons vis-à-vis des ouvriers constituent le trait caractéristique de la grève de Roanne. La nouvelle loi sur la presse, la nouvelle loi sur les réunions publiques et, à défaut de la loi qu’on attend, la complète tolérance dont le gouvernement use en matière d’association ont créé une situation nouvelle dont les effets modifieront de plus en plus les rapports entre le capital et le travail. C’est ce dont les fabricants de Roanne ne se sont pas rendu compte, ils ont attribué à l’autorité ce qui n’est que le résultat de la législation nouvelle dont elle est chargée d’assumer l’exécution jusqu’à ces dernières années, les ouvriers , avaient le droit de coalition, mais entouré de tant de restrictions que l’exercice en dépendait absolument du bon plaisir du pouvoir ; aujourd’hui ces restrictions n’existent plus ; les ouvriers peuvent s’entendre, se grouper et entreprendre contre les patrons, au moyen de la grève, des luttes dont la durée, tant qu’ils se tiennent dans les limites si fortement élargies de la loi, ne peut être abrégée que par le manque de ressources ou par leur libre volonté. Si c’est un bien, si c’est un mal, ce n’est pas le moment de l’examiner, mais c’est une réalité suivant laquelle leur propre intérêt commande aux patrons de modeler leur conduite. Le travail est maintenant traité par la loi sur le pied d’une parfaite égalité avec le capital; par la force des choses, de la loi, cette égalité tendra à passer dans les faits, et le travail voudra être appelé à discuter toutes les dispositions qui l’intéressent et que jusqu’à présent le capital avait le plus souvent paternellement réglées. Le seul souhait que l’on puisse faire c’est que, dans l’inexpérience où le surprend ses nouveaux droits, le travail, soit à la suite de froissements d’amour-.propre comme ceux auxquels il a été exposé à Roanne, soit par un sentiment exagéré de sa force auquel il est trop porté, ne se laisse point accaparer par les diverses écoles socialistes dont les théories, en multipliant les difficultés d’un accord sincère et durable entre les patrons et les ouvriers, troubleraient profondément notre état économique et les ruineraient les uns et les autres. En apprenant que trois des fabricants étaient partis pour Paris, le comité, de la grève écrivit aussitôt de son côté à M. Audiffred, le député de Roanne, et le pria de demander à la Chambre une subvention pour nourrir les sept à huit mille personnes que la grève laissait sans ressources. M. Audiffred semble avoir réussi à faire revenir les fabricants à des sentiments de conciliation et avoir obtenu d’eux des promesses, car il répondit au comité que l’Union rouvrirait les portes de ses usines le 7 mars et qu’elle consentait à entrer en relations avec les délégués ouvriers à la salle des prud’hommes. Sa lettre causa une grande joie, qui fut de courte durée ; on vit avec surprise, dans l’après-midi du 6, les patrons faire afficher un avis annonçant l’ouverture des usines pour le lendemain, mais ne parlant point de l’entrevue promise.
« Le tarif qui sera appliqué est celui de l’Union », disait l’affiche. Selon l’expression de Dufour, c’était à prendre où à laisser. Les usines ouvrirent, mais quelques ouvriers seulement, reprirent leur travail, la grève continua et une réunion générale des ouvriers décida qu’ils ne rentreraient dans les ateliers qu’après une entente préalable entre leurs délégués et les fabricants. Sur les instances de M. Mallein, procureur de la République, les patrons se prêtèrent enfin à une entrevue dans la salle des prud’hommes le 9 mars. Ils firent des concessions, mais les ouvriers ne les trouvèrent pas suffisantes. M. Thomson, préfet de la Loire, qui après être allé recevoir à Paris les instructions du ministre de l’intérieur était revenu â Roanne, fit plusieurs démarches auprès du syndicat des patrons et auprès du comité ouvrier. Il obtint des concessions nouvelles des premiers, las d’une interruption de travail qu’ils n’avaient jamais prévue aussi longue, mais les ouvriers furent intraitables.
En vain M. Thomson leur représenta que, leurs ressources s’épuisant et le moment approchant où la faim les obligerait à céder, il serait raisonnable de leur part d’accepter les offres des patrons et de garder ainsi le profit moral de la lutte, ils étaient aigris et irrités; la propagande collectiviste avait accru leur exaspération, on le voyait à la violence de plus en plus grande de quelques-uns de leurs orateurs ; le bruit courait en outre que la nécessité ne pressait pas moins les fabricants qu’eux-mêmes ; ils s’obstinèrent à exiger d’autres concessions encore.
La misère avait brisé l’accord jusqu’alors à peu près unanime des ouvriers. Un à un les plus nécessiteux retournaient à l’usine, et déjà plus de six cents tisseurs, avaient repris leur travail lorsque. M. Thomson dut renoncer à l’espoir d’une entente. Les grévistes, ne pouvant tenir plus long temps, se réunirent en assemblée générale ; ils décidèrent qu’ils rentreraient dans les usines le 21 mars, mais en vaincus qui n’acceptaient pas leur défaite et se réservaient de prendre leur revanche quand l’occasion serait propice ; ils ne reconnaissaient point officiellement le tarif de l’Union et subissaient simplement une nécessité. Ils avaient excepté l’usine Bréchard qu’ils voulaient continuer à frapper de l’interdit, mais là comme ailleurs la misère ramenait les ouvriers, et voyant que peu à peu son personnel se reconstituait malgré la résolution prise, tout le monde rentra le 24 mars dans les ateliers. La grève avait duré cinquante deux jours pour l’usine Bréchard et quarante et un jour les dix autres.
Bien que les ouvriers continuent à se tenir sur le pied de guerre, les fabricants ont eu la sagesse de maintenir dans leur tarif les concessions qu’ils avaient accordées à la prière du procureur de la République et du préfet de la Loire. Elles sont importantes, comme je vous l’exposerai demain dans une dernière lettre, et il est fort possible que si elles avaient été débattues et faites quand les esprits étaient encore calmes, la grève eût pu être évitée. Il faut espérer que leur maintien apaisera les ouvriers et leur fera renoncer aux projets de revanche qu’ils nourrissent. Ils s’organisent, en effet, pour une nouvelle lutte ; ils ont fondé une chambre syndicale calquée sur celle des tisseurs de Lyon et celles de différentes corporations de Saint-Etienne. Les sociétaires sont groupés par quartiers et par séries qui ne peuvent comprendre plus de vingt membres. Chaque quartier a son bureau particulier et nomme un délégué pour le représenter auprès du grand conseil syndical. Le bureau fait rentrer les cotisations qui sont fixées à trente centimes par mois, et en verse le montant au siège syndical.
La constitution de cette chambre syndicale inquiète un peu les fabricants. II est certain que les ouvriers en accueillent l’idée avec faveur et que, avec l’esprit de solidarité qu’ils ont montré pendant la grève, presque tous y adhéreront. Mais il me. semble que plus cette chambre syndicale sera sérieusement constituée, moins elle sera inquiétante; plus en effet les ouvriers prendront conscience de leurs véritables intérêts, plus ils verront que ce n’est point les servir que de troubler à la légère les conditions d’existence de l’industrie dont ils vivent. Le danger est qu’elle ne tombe sous l’influencé socialiste; le meilleur moyen de l’éloigner est de faire disparaître les causes d’irritation, tous les germes de haine entre les patrons et les ouvriers que la grève a laissés derrière elle. C’est ainsi qu’on ne voit pas sans appréhension les patrons refuser de laisser rentrer dans les ateliers cent vingt environ des ouvriers qui ont eu un rôle dans la grève soit comme délégués, soit à un autre titre. Ces cent vingt ouvriers privés de travail offrent un thème facile aux déclamations. Il en est dans le nombre qui sont peu intéressants. On ne peut évidemment demander à un patron de reprendre un ouvrier qui l’a traité dé voleur en réunion publique, la mansuétude humaine ne saurait aller jusque-là; mais il en est d’autres qui sont toujurs restés modérés et dont le seul crime est d’avoir été honorés de la confiance de leurs camarades.
Comme l’a dit un des leurs dans une réunion : « Si le renvoi des délégués est une mesure générale, c’est les condamner injustement à mourir de faim, car le comité a travaillé à maintenir l’ordre et la modération, et par conséquent il a travaillé pour les patrons comme pour les ouvriers. » Ce sont parmi les tisseurs les plus intelligents et les plus influents, ne leur point pardonner, c’est pour ainsi dire entretenir le levain pour une prochaine crise.
L’attentat de Fournier contre M. Bréchard a été un acte tout individuel; mais le fait qu’il a pu se trouver dans une réunion publique une majorité pour le nommer président d’honneur, montre assez quelle aveugle animosité subsiste parmi les anciens grévistes. C’est là un état d’esprit que nul n’a intérêt à entretenir.
Le Temps 12 avril 1882
Lire le dossier : Pierre Fournier de Roanne, premier propagandiste par le fait. 24 mars 1882