LES COLLECTIVISTES ET LA PROPAGANDE PAR LE FAIT

A propos de l’acte accompli par le compagnon Fournier à Roanne, la lecture des journaux collectivistes est très instructive. Qu’on en juge. Voici ce qu’on lit dans le Citoyen du 30 mars :

« Ce n’est pas à une guerre de personnes que nous convions les déshérités, mais à la guerre de classes : la disparition d’un exploiteur ne pouvant modifier les conditions sociales d’exploitation.

Cependant, lorsqu’un acte isolé de désespoir se produit ainsi qu’à Roanne, en face de la tentative de châtiment d’un des oppresseurs les plus forcenés de la masse prolétarienne, nous ne pouvons que nous incliner devant le sentiment auquel obéissent les justiciers volontaires comme le citoyen Fournier, tout en regrettant l’inutilité, au point de vue général, de semblables exécutions alors même qu’elles réussissent.

Gabriel Deville»

D’autre part, voici ce que nous relevons dans le Prolétaire du 1er avril :

« Sans doute, ce n’est pas par des actes de vengeance isolés qu’on mettra la féodalité capitaliste dans l’impuissance de nuire, mais il est impossible, dans le cas présent, de ne pas prendre en considération le désespoir auquel était livré ce malheureux et énergique jeune homme sans travail et sans pain et la haine universelle que le sieur Bréchard, l’organisateur du pacte de famine pour la baisse des salaires, a excitée chez tous les ouvriers roannais.

« C’EST CE DERNIER QUI EST LE BENEFICIAIRE DE CE TRISTE EVENEMENT, il en triomphe bruyamment pour amener le bras séculier à sévir contre les prolétaires qui ont si vaillamment détendu leurs intérêts de classe. Pour cela, on a voulu inventer une complicité imaginaire que nos amis de Roanne, tout en protestant publiquement de leurs sympathies pour Fournier, ont solennellement repoussée.

Quant à nous, dans cette circonstance, notre devoir est tout tracé : hâter l’organisation de la grande armée prolétarienne afin qu’aux vengeances individuelles, toujours sans résultats et souvent funestes à la cause générale, succède bientôt la grande réparation sociale par l’expropriation capitaliste et la socialisation des forces productives. — B. MALON. »

Ainsi,voilà, des hommes qui sont, allés à Roanne prêcher aux ouvriers la haine de la bourgeoisie, démontrer aux travailleurs qu’ils avaient tort de subir l’exploitation injuste que font peser sur eux leurs patrons, ils sont allés prouver aux travailleurs qu’il ne leur était possible de s’émanciper de cette exploitation que par une Révolution, et, lorsque parmi ces travailleurs il s’en trouve un qui, mettant résolument leurs paroles en action, tente de faire payer à un des misérables qui les exploitaient sans vergogne les longs jours de souffrance et de misère qu’ils ont soufferts pour avoir essayé inutilement d’arracher légalement quelques concessions sans importance, tous les gros bonnets du parti se dépêchent de désavouer non pas l’individu, ils ne le pouvaient sans risquer de perdre ceux qu’ils ont réussi à rallier autour d’eux, en les trompant par leur étiquette de révolutionnaires, mais l’acte lui-même en ayant l’air d’invoquer les circonstances atténuantes, car l’acte du compagnon Fournier, accompli dans les circonstances retentissantes de la de grève, ne pouvait être passé sous silence comme celui du compagnon Florian.

Certes celle manière d’agir n’a rien qui doive nous étonner, car, en effet, des actes comme ceux de ces deux compagnons ne peuvent mener leurs auteurs à rien, sinon au bagne quand on les manque, à l’échafaud quand on les réussit, ce qui n’est pas aussi agréable que d’endormir les ouvriers avec de de beaux discours et des écrits ou on aura cité tous les vieux fatras de bibliothèque pour faire preuve d’érudition, car discours et écrits peuvent vous mener à la députation, ou l’on pourra faire l’apprentissage de gouvernant et se préparer ainsi à gouverner le quatrième état au cas où l’on arriverait au pouvoir.

Mais nous, anarchistes, qui n’avons pas la prétention d’être des hommes sages et posés, nous qui n’avons pas la prétention d’être des hommes d’Etat en un mot, nous nous inclinons bien humblement devant, ces héroïques jeunes gens et déclarons hautement que seuls ils ont compris et eu le courage de donner à la lutte le caractère qu’elle devait avoir.

Certainement que l’exploitation ne sera pas supprimée parce que l’on aura détruit une demi-douzaine ou plus de patrons, certainement que les travailleurs ne seront pas affranchis du joug qui pèse sur eux parce qu’ils auront incendié quelques-uns des bagnes industriels où les tiennent enfermés les vampires de l’ordre social actuel, certainement non. Seulement un certain nombre de faits de ce genre, accomplis dans des circonstances favorables comme l’était la grève de Roanne, auraient bien plus de retentissement parmi les masses et seraient surtout bien plus compréhensibles pour les travailleurs encore ignorants des questions sociales que tous les écrits ou discours dont vous pouvez les abreuver, car ces faits auraient l’avantage de parler par eux-mêmes en contribuant à arracher du cerveau des travailleurs ce sot respect de la loi et des situations acquises ; en effet, un fait de ce genre éclatant dans des circonstances pareilles, les ouvriers en arrivent d’abord à se demander pourquoi le ou les auteurs de cet acte ont agi ainsi, puis, de raisonnement en raisonnement, surtout si ces si faits, au lieu d’être désapprouvés, sont soutenus par une propagande active, ils finissent par se dire que si tous les travailleurs en agissaient ainsi, c’en serait bien vite fait de l’exploitation et des exploiteurs, et ils auraient alors l’oreille ouverte aux questions sociales.

De plus, une Révolution préparée par une série de faits de ce genre ne saurait être autre que sociale, car le premier soin des travailleurs serait de s’emparer des ateliers et, habitués d’agir ainsi par eux-mêmes, ils enverraient promener tout gouvernement quel qu’il soit, qui tenterait, de s’imposer au lendemain de la Révolution.

Messieurs les collectivistes, vous venez de laisser percer le bout de l’oreille en venant dire que vous voulez organiser l’armée prolétarienne, qui doit empêcher de se produire des faits semblables, c’est avouer que vous ne voulez avec vous que des êtres inconscients, obéissant aveuglément aux ordres de leurs têtes de colonnes, pour employer les périphrases d’un des vôtres, et se gardant surtout de suivre l’impulsion de leur propre initiative, l’initiative individuelle étant supprimée dans toute armée disciplinée, c’est aux anarchistes, eux, de pousser à la guerre de tirailleurs, qui fait de chaque recrue un être conscient n’acceptant d’autre tactique que celle qui lui est dictée par les circonstances où il se trouve.

Le Droit social 9 avril 1882

Lire le dossier : Pierre Fournier de Roanne, premier propagandiste par le fait. 24 mars 1882