Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Trentième épisode. Fortuné Henry fabriquant de supports de mitrailleuses durant la première guerre mondiale ?

Depuis octobre 1912, Fortuné travaille à Buno-Bonnevaux (Essonne) aux carrières de grès de M. Bernard, 19 rue Saint-Marc à Paris. Embauché comme directeur des travaux, il s’y conduit en véritable patron, sans se préoccuper de la prospérité de la société. Il n’y est connu que sous le nom de Fortuné. Lorsque le propriétaire lui demande des comptes, il refuse d’en donner et répond par des menaces de mort. Un employé de la société, venu de Paris est obligé de faire voir qu’il porte un browning, pour être entendu.
Fortuné consent à vider les lieux à juin 1913, menaçant de faire un procès.1Il disparaît quelques temps et la police le recherche.
Une lettre du Préfet de police de Paris du 23 juillet 1913, signale que Fortuné ne fréquente plus les milieux anarchistes et que son attitude politique à Champigny n’a donné lieu à aucune remarque.2
En septembre 1913, il réapparaît chez lui, rue Port-Arthur à Champigny et son frère Jules Henry vient s’installer dans la même ville, 20 rue des Fleurs, avec sa femme Fernande, Marie Georgette Lequien, la fille aînée d’Adrienne Tarby, compagne de Fortuné.3
En 1915, selon un rapport de police4, Fortuné abandonne le métier de puisatier et installe à son domicile, un atelier où il fabrique des supports de mitrailleuses, devenant ainsi fournisseur de l’armée. Bien qu’il ait abandonné ses idées anarchistes, cette information surprenante n’est étayée par aucun autre document, sinon par une étude de Marcel Dorigny5 (qu ne donne pas de sources) : « Fortuné Henry, rompant avec ses théories premières, devint un important industriel et s’enrichit. Son usine du quartier Picpus à Paris, au personnel hétéroclite où figuraient, à côté de nihilistes, des nobles chassés par la révolution russe, livra d’abondantes quantités de casques et de grenades, en 1914-1918. » Le lieu d’implantation et les objets fabriqués ne sont pas les même.
D’après le même rapport de police d’octobre 1924, Fortuné de puis la fin de la guerre, ne se livre à aucune activité, « il paraît être dans une certaine aisance ».
En 1922, il est rayé du carnet B6, mais en octobre 1924, mais il figure sur la liste de vérification des domiciles d’anarchistes.7
L’information donnée par la police sur l’inactivité de Fortuné semble toutefois remise en cause par une facture en date du 25 décembre 1925 montrant qu’il possède une entreprise de carreaux en ciment, mosaïques et carrelages. L’image du rentier, profiteur de guerre, ne correspond, au moins, pas à la totalité de la réalité.

En 1931, Marguerite, France Tarby, dite Andrée ou Toto, fille cadette d’Adrienne Tarby avec son mari Lazare Rufin Content, viennent habiter à côté de la maison de Fortuné, où vit également sa mère8. Avant son mariage, elle demeura longtemps à Brévannes chez Jules, le frère de Fortuné.
Le 3 février 1923, la mère de Fortuné, Rose Caubet, meurt à l’hospice de Brévannes, en face de la maison familiale, l’ex buvette de l’Espérance. Elle rejoint le caveau familial où est enterré son mari9, le père de Fortuné et probablement son fils, Emile, guillotiné en 1894.10
Le 21 novembre 1931, Fortuné décède à son domicile à Champigny. La Gazette de l’Est du 6 décembre 1931, publie les remerciements de la famille, à la suite des obsèques : « Les familles Jules Henri et L. Content11, profondément touchées des nombreuses marques de sympathies qui leur ont été témoignées en la douloureuse circonstance du décès de leur père et beau-père M. Fortuné Henry, remercient toutes les personnes qui ont bien voulu assister aux obsèques et s’excusent auprès de celles qui, par oubli tout involontaire, n’auraient pas reçu de faire part. »
Cet entrefilet, à priori anodin, ravive un secret de famille, puisque Lazare Rufin Content déclare que Fortuné est son « beau-père », or légalement, Fortuné n’a aucun lien familial avec lui. Il est simplement le compagnon d’Adrienne Tarby, la mère de son épouse. Ces remerciements montrent également que ce n’est pas Marguerite, France Tarby, dite Andrée ou Toto qui apparaît dans l’annonce, sans qu’on en sache le motif.
La petite Toto de la colonie d’Aiglemont a eu, il est vrai une naissance bien mystérieuse, comme Marcel né à la colonie d’Aiglemont le 28 mai 1905, de parents inconnus12. Née le 4 mai 1895 à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), de parents inconnus, elle ne fut reconnu en mairie de Saint-Maur que le 19 octobre 1917 par Adrienne Tarby, le témoin étant Paul, Ernest Thiébaux, le « mari » d’Adrienne Tarby, censé être son père. Ce serait l’occasion pour lui de reconnaître Toto, il s’en garde bien.
Une information publiée par le Cubilot du 10 novembre 1906, avait évoqué le départ de Fortuné pour fonder la colonie d’Aiglemont : « Ce projet parut d’abord chimérique, si fou que Fortuné Henry dut partir vers Aiglemont, envers et contre tous, laissant sa compagne et leur fille ». La compagne étant bien sûr Adrienne Tarby, leur fille ne pouvant être que Toto.
En 1911, lors du recensement, Toto habite à Brévannes chez Jules, le frère de Fortuné qui vit avec sa femme Georgette Lequien, née d’un premier mariage de sa mère Adrienne Tarby et se trouve donc être la demie-soeur de Toto. Or le document du recensement13 la qualifie de « nièce ». Si elle est la nièce de Jules Henry, on peut donc en conclure que Fortuné est son père.
Mais Toto ne fut jamais reconnue, ni par Fortuné Henry, ni par Thiébaux. Lors de son décès le 16 février 1970, elle est toujours la fille d’Adrienne Tarby, sans que le père soit connu, du moins officiellement.
L’héritage de Fortuné révèle d’importantes surprises. Le seul héritier est Jules, le frère de Fortuné. Toto, le fille « naturelle », non reconnue ne figure pas dans les documents de la déclaration de mutation par décès à l’enregistrement des domaines et du timbre14. On y apprend aussi que Fortuné est célibataire, il n’est donc pas marié avec Adrienne Tarby qui vit avec lui au moment de son décès.
Autre surprise, Fortuné est déclaré exerçant la profession de mécanicien, ce qui pourrait avoir un lien avec la fabrication des supports de mitrailleuses.
Le notaire, Me Thouvenot de Fontenay-sous-Bois dresse l’inventaire des biens de Fortuné le 1er décembre 1931 :
Compte au Crédit lyonnais 50, 00 francs
Compte à la Baque populaire de la région Est de Paris 829, 57 francs
40 parts de la Banque populaire de la région Est de Paris 4.000 francs
5 actions Malacca Ruber 365 francs
10 actions Gulakalumpong 490 francs
5 actions Kuala-Lupur 340 francs
85 actions Américaines Foreing Oil 345 francs
10 actions Terres rouges 1130 francs
10 actions London Tin 570 francs
120 actions Companhia Agricola Florestal de Estrada de Ferro Monte Alegre 120 francs
Un terrain de 1061, 64, m2 avec bâtisse en vétusté, situé 34 rue Port-Arthur à Champigny 28.000 francs.
Viennent en débit de l’héritage 1.500 francs de factures diverses et un passif décrit dans un état joint mais qui ne figure pas dans le document, de 33.230, 80 francs.
Reste un héritage de 22.145, 55 francs15.
Compte tenu des sommes importantes constituant le patrimoine de Fortuné à son décès, l’hypothèse d’un argent gagné pendant le conflit mondial, à fabriquer des supports de mitrailleuses, n’en devient que plus crédible.
Jean, Charles Henry décède le 21 novembre 1931, mais Fortuné était déjà mort en 1915. Fortuné qui toute sa vie de militant anarchiste a du lutter contre Jean, Charles, au caractère autoritaire, sachant parfois profiter du travail des autres, n’a pu jusque la fin, rester fidèle au prénom du père. A un moment déterminant, précédé de plusieurs autres, il se perdit dans sa propre vie.
Il ne semble pas que l’arbre16 planté par Jules, sur la tombe de son frère Emile, ait résisté au temps mais si Jean, Charles est mort, le parcours politique de Fortuné reste présent aujourd’hui.
10 mars 2021.
1 Archives nationales F7 15968. Rapport 11 juillet 1913
2 Archives nationales F7 15968. Rapport 23 juillet 1913
3 Arbres généalogique de Gauthier Langlois sur Généanet
4 Archives nationales F7 15968. Rapport octobre 1924
5 Quatre villages à travers les siècles. Monographie historique et géographique d’Aiglemont par Marcel Dorigny. 1951. Propos repris, sans plus de sources par Jean-Pol Cordier dans Gesly, sans dieu ni maître. Novembre 1976
6 Fichier des antimilitaristes
7 Archives nationales F7 14789
8 Arbres généalogique de Gauthier Langlois sur Généanet
9 Un article du Parisien du 8 février 2021, signale que cette tombe, en très mauvais état vient d’être retrouvée : https://www.leparisien.fr/val-de-marne-94/fortune-henry-une-figure-de-la-commune-de-paris-sort-de-l-oubli-grace-a-un-passionne-d-histoire-08-02-2021-8423926.php
10 Emile Henry. De la propagande par le fait au terrorisme anarchiste par Walter Badier. Editions libertaires 2007, p. 115
11 Il s’agit en fait de Jules Henry, frère de Fortuné et de Lazare Content mari de Marguerite, France Tarby, dite Andrée ou Toto
12 Marcel serait en fait le fils d’un certain Prosper et de sa compagne résidents à la colonie d’Aiglemont avec leurs deux garçons vers 1904-1905. Arbres généalogique de Gauthier Langlois sur Généanet
13 Arbres généalogique de Gauthier Langlois sur Généanet
14 Archives départementales du Val de Marne 3Q 2125
15 Ce qui correspondrait à 1.414.267,00 Euros de 2020, selon le convertisseur INSEE.
16 Emile Henry. De la propagande par le fait au terrorisme anarchiste par Walter Badier. Editions libertaires 2007, p. 115 et le Parisien du 8 février 2021
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