Extrait de l’état signalétique des anarchistes expulsés de France. N°5 Juillet 1894.
Préfecture de la Haute-Savoie
Cabinet du préfet
Direction de la Sûreté générale
Cabinet du directeur
Annecy le 26 septembre 1894
Monsieur le ministre,
Je crois devoir vous informer que le Département de Justice et Police fédéral, à Berne, vient de demander au Département de Justice et Police à Genève, par l’intermédiaire du procureur général de la Confédération, des renseignements au sujet de l’expulsion de France des anarchistes Steiger (Jacques-Eugène) et Steigmeier (Jean-Adam), qui figurent sur l’état signalétique des anarchistes étrangers expulsés de France, juillet 1894, n°56 et 57.
Le procureur général demande notamment si ces deux individus ont déjà séjourné en France et ce qui a pu motiver leur expulsion.
Le Département de Justice et Police de Genève n’a pu que répondre qu’il n’était pas à sa connaissance que les nommés Steiger et Steigmeier fussent allés en France ces temps derniers et qu’il ne pouvait fournir aucun renseignement sur leur expulsion.
A cette occasion, les autorités suisses ont cru devoir critiquer assez vivement le mode de procéder actuel qui consiste à faire figurer sur les états signalétiques des anarchistes étrangers expulsés de France, ceux d’entre eux ne résidant pas en France.
« Nous reconnaissons, disent-elles, le droit à tout pays d’expulser de son territoire tout étranger dont la présence peut être considérée comme un danger pour la sécurité publique, mais il n’en est pas de même pour ceux qui ne résident pas en France et qui ne s’y rendront peut-être jamais. Il eût été plus rationnel de faire figurer sur un état à part ceux de cette dernière catégorie, état dont la police aurait eu seule communication en vue de l’arrestation et de l’expulsion de ces individus, dans le cas de découverte en France. Le système actuel, s’il se généralise, donnera certainement lieu à des réclamations et à des conflits qui obligeront la police suisse à refuser à l’avenir tout renseignement à la police française. »
Il est certain qu’en ce qui concerne la question anarchiste, la Suisse sachant qu’elle n’a rien à craindre chez elle, se désintéresse absolument de ce qui peut se passer à l’étranger, et que ce n’est qu’à contre cœur qu’elle a pris jusqu’à présent quelques mesures de rigueur.
On ne doit voir toutefois dans cette affaire qu’une question de mots dont la susceptibilité suisse s’est émue « A expulse » au lieu de « expulsés »
J’ai cru devoir appeler votre attention sur ce point, monsieur le ministre, en vous signalant l’intérêt qu’il y aurait à ne pas faire figurer sur l’état des anarchistes étrangers expulsés de France ceux d’entre eux qui ne résident pas en France et auxquels l’arrêté n’a pas été notifié.
Ces derniers pourraient, en effet, figurer sur un autre état dont la police française seule aurait communication.
Dans le cas contraire, il importerait de supprimer dès à présent la communication aux gouvernements étrangers, ainsi qu’aux diverses polices des états signalétiques actuellement publiés et qui leur sont remis au fur et à mesure de leur publication par les ambassades et consulats de France.
En conservant à cette publication un caractère confidentiel on évitera ainsi des réclamations et des conflits qui n’auraient d’autre résultat que d’amener la police suisse à refuser certains renseignements à la police française.
La récente campagne poursuivie par certains journaux français, notamment le Matin et le Figaro sur le séjour en Suisse d’anarchistes dangereux et sur la tolérance qu’y rencontreraient leurs agissements de la part des autorités locales a eu le don de mettre la presse suisse en fort mauvaise humeur.
Il serait trop long d’analyser les divers articles qui ont été publiés à cette occasion de ce côté de la frontière. Tous, d’ailleurs suivaient le même but sous une forme un peu différente : établir la fausseté des renseignements fournis par les journaux français, faire valoir le (illisible) scrupuleux avec lequel la (illisible) remplace les devoirs internationaux.
Il va sans dire que, dans la plupart des feuilles locales, le thème était accompagné de commentaires assez désobligeants pour notre pays et sa presse et le Bund, organe allemand de Berne a été jusqu’à conseiller « à la France de balayer devant sa porte, sans s’occuper de ce qui se passe chez les voisins. »
Si l’on rapproche cette polémique au ton généralement (illisible) des déclarations que j’ai recueilli de la bouche de M. Raffy, chef du Département de Justice et Police, quand j’ai, sur les instance de V. E., appelé l’attention du gouvernement fédéral sur les agissements des anarchistes de Lugano, il est facile d’établir à quel mot d’ordre la presse obéis en répondant aussi vertement aux insinuations de nos journaux.
M. Raffy étant, en effet, bien embarrassé pour me répondre, il a certainement conscience de l’impuissance où se trouve le pouvoir exécutif fédéral à agir dans certains cantons et notamment au Tessin (partie illisible) que les circonstances (illisible) et devant les indications précises que je lui apportais, il a préféré nier le mal que de s’engager à le combattre par des mesures qu’il se sent incapable de faire exécuter. Sans méconnaître les difficultés que (illisible) la police de Lugano, le chef du Département de Police et Justice m’a assuré cependant que sur ce point comme sur les autres, la police fédérale étendait sa vigilante attention et que s’il pouvait se passer quelque chose d’inquiétant que son département en serait aussitôt informé.
Or si la police politique existe et rend des services dans les cantons de langue française et allemande, comme à Genève, Berne et Zürich, chacun sait qu’elle ne pénètre pas dans le Tessin, où elle devrait, pour avoir une action utile, recruter sur place. . Les seuls renseignements que le Procureur général de la Confédération puisse recevoir de ce canton ne lui viennent que des Préfets, fonctionnaires payés par le Gouvernement cantonal et peu enclins d’ailleurs, pour diverses raisons à appeler l’attention en haut lieu sur ce qui se passe dans leurs districts.
C’est ainsi que s’explique l’errement avec lequel le canton du Tessin a accueilli la nouvelle que des ordres étaient venus du (illisible) fédéral pour surveiller les anarchistes de Lugano : « quelle surveillance , demandait le journal, à la date du 2 août dernier, est-ce la fameuse police fédérale ? », laissant entendre ainsi le cas qu’il fallait faire d’une police à qui il ne manque, pour fonctionnaires, qu’une direction, un personnel et de l’argent.
Bien entendu, je n’ai pas cru devoir insister outre mesure, dans mon entrevue avec M. Raffy, sur les renseignements que je possède et sur l’excessive tolérance dont les municipalités tessinoises se montrent vis à vis des anarchistes.
Je n’ai pu que prendre acte des déclarations qu’il m’a faites touchant les réformes accomplies dans le service des directions de police cantonales et le bon résultat qu’il fallait en attendre.
Il est certain que l’entente entre des administrations, l’échange des notes et des signalements qu’elles se communiqueraient, assureraient dans une certaine mesure la surveillance des individus suspects.
On peut dire que la bonne volonté apportée par les cantons frontières, dans leurs relations avec nos commissaires spéciaux et la fermeté avec laquelle le Conseil fédéral prononce l’expulsion des anarchistes français que (illisible) signale, sont pour nous donner jusqu’à maintenant (illisible) satisfaction.
Mais je persiste à penser qu’il y aurait plus à faire dans cet ordre d’idées et en faisant valoir si complaisamment les quelques réformes secondaires qu’il a réalisé, M. Buffy n’a réussi qu’à montrer clairement l’impuissance où il se trouve de prendre des mesures plus énergiques.
L’événement d’ailleurs l’a poussé, à la suite de ma démarche et des révélations faites par la presse française, un ordre d’expulsion cantonal a été lancé contre Pacini, Gori et Lavetere, agitateur connus de Lugano.
Sur la résistance des municipalités locales, le gouvernement du Tessin (partie illisible).
Dans ces conditions j’estime que mon (illisible) peut-être le (illisible) ainsi que je l’ai suggéré dans mon rapport du 1er août, d’organiser à Lugano une surveillance dont nous supporterions les frais et qui nous permettrait d’être tenus exactement au courant des mouvements anarchistes du Tessin. D’après les renseignements qui me sont parvenus, il ne serait pas impossible de trouver, dans la ville même, des hommes capables de se charger de cette mission et d’y apporter le tact et la discrétion nécessaires. Si V.E. veut bien m’accorder les fonds qui seraient indispensables pour l’organisation de ce service, j’examinerai les moyens les plus pratiques d’établir à Lugano une surveillance que le gouvernement fédéral est définitivement incapable d’assurer lui-même.
M. Chenard, journaliste français, jadis expulsé d’Italie comme correspondant du Figaro, m’a fourni sur les mouvements des anarchistes du Tessin des renseignements qui m’ont déterminé à envoyer à Lugano, M. Legrand, secrétaire de cette ambassade.
Il résulte des investigations de ce dernier qu’il existe à Lugano, dans un local loué pour eux et où les anarchistes se réunissent tous les soirs, une véritable école de crime, alimentée par les révolutionnaires italiens réfugiés à la suite du meurtre de M. Carnot.
Ceux qui la dirigent sont les frères Pacina (Isaïe et Santi), Melano, Maracini et Gargliardi (celui-ci particulièrement violent est Suisse).
L’avocat milanais Gori habite également Lugano depuis l’attentat de Lyon, il préside aux réunions anarchistes et joue un rôle marquant dans leurs agissements. Quant à Paniza, dont vous aviez demandé le signalement, il aurait disparu depuis quinze jours sans qu’on ait retrouvé sa trace.
On suppose que c’est Gorgliardi qui a caché la dynamite que les anarchistes possèdent (à Biasca ou à Bionnio). Le prochain courrier vous portera un rapport complet sur ces individus. M. Legrand a constaté en outre que l’anarchie opère en liberté, ou peu s’en faut, à Lugano et que le Préfet, homme énergique sur lequel on pourrait agir, était réduit à l’impuissance par suite de la mollesse ou de la mauvaise volonté des autorités locales.
M. Chenard, sans pouvoir préciser, a dit qu’il était convaincu qu’il se tramait actuellement un ou plusieurs attentats.
Il y a bien longtemps que j’aurais dû vous répondre, mais ne sachant rien sur le Gargini dont vous me parlez, j’ai écrit à Charles pour lui demander s’il ne le connaissait pas, – et après toutes sortes de choses m’ont empêché de vous répondre.
Quant à moi je ne le connais pas du tout et certainement il ne m’a donné aucun renseignement pour le Révolté, puisque tous ceux que nous avons mis venaient, soit de Merlino, soit de Carlo. Il est vrai que j’ai reçu en été aux montagnes où j’étais, à Chesières, la visite d’un Monsieur qui m’a fait bien l’air d’un marchand et qui est venu me dire que le consul italien a fait faire mon portrait ; mais je suis presque sûr que c’est un des nombreux mouchards qui traînent à Chésières, probablement pour s’assurer que je suis bien là et pas en Russie.
Il m’a donné son nom Annibal Rossi, de ma taille, longues moustaches noires, pas de barbe, parlant assez mal français et manière de causer très ervile, très bavard aussi.
A propos de la Voix de l’ouvrier – ils sont toujours comme ça. C’est comme Marx déclarant que Bakounine est un mouchard et puis – trouvant son excuse en disant que c’est en son absence un autre qui a fait insérer cela. Ils sont tous de la même trempe – dégoûtant en effet.
Ont-ils au moins inséré la rectification ? Je ne reçois pas la Voix de l’ouvrier puisqu’ils ne nous l’envoient pas depuis quelque temps.
Comment vous plaisez-vous à Bruxelles ?
Depuis deux mois je suis déjà à Genève après avoir fini le travail avec Reclus. Nous travaillons maintenant surtout à faire de la propagande en France : le moins possible de polémique avec les étatistes et le plus possible de propagande de nos idées. Je ne m’illusionne plus facilement maintenant, mais il me semble que nous que nous réalisons des progrès réels en France. Le tempérament français se fait aisément aux idées de l’anarchie et puis les ouvriers sont tellement dégoûtés de tous les ambitieux qui cherchent à parvenir en montant sur leur dos, qu’ils ne se laissent pas prendre facilement par des inventeurs de programmes, les uns plus mauvais que les autres.
Mais il est évident que les anarchistes français ne marcheront d’un pas sûr que lorsqu’ils se sentiront appuyés nationalement et internationalement. C’est pourquoi il serait d’une très grande importance que l’idée des amis de Verviers de reconstituer l’association internationale des travailleurs prenne bien et arrive à bon port.
Pourriez-vous les aider dans le travail de réorganisation qu’ils ont entrepris ?
Il y a une chose surtout qui m’inspire des craintes, c’est que le mouvement ne dégénère simplement en une organisation de révolutionnaires isolés sans appui aucun, sans racines dans les masses. Alors on sera sûr que le mouvement cesserait d’être l’expression des aspirations populaires et qu’il se transformerait en une agitation superficielle et purement politique qui ne viserait qu’une chose : la guerre aux personnalités ds gouvernants et qui n’aurait pas avec elle les masses.
C’est pourquoi il me semble qu’il faudrait déployer toutes les forces en Belgique et en France pour activer la réorganisation de gros corps de forces ouvrières et il me semble que l’unique moyen serait de reconstituer l’Internationale avec ses grandes sections de corps de métier et ses grèves.
Je me hâte de finir, cher compagnon et je vous serre bien fraternellement la main.
Bien à vous
[s] Pierre Kro.
Avez-vous des nouvelles de Malatesta ? Est-il déjà à Londres ? Viendra-t-il ici ? Avez-vous son adresse ?
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15 février 1881
Genève, 17 route de Carouge
Cher compagnon,
Votre idée, comme vous dites , à mon avis est excellente. Pour le Congrès de Londres, j’ai entendu dire que les promoteurs mêmes de ce congrès commencent à y refuser et proposent la Suisse en voyant le peu de monde qui pourrait y venir. Mais l’affaire de commencer de la propagande socialiste (qui jamais n’a été faite) me semble excellente. Seulement, pour que le Congrès y fasse quelque chose, il faudrait qu’il fût nombreux et imposant ; autrement il n’aurait pas prise sur les anglais.
Mais, Congrès à part, n’y aurait-il pas moyen en effet de commencer quelque chose en Angleterre précisément parmi les ouvriers anglais.
Après avoir séjourné deux hivers à Londres – qui est encore l’endroit le moins propice – je me suis persuadé que – quoiqu’il n’ait été rien fait dans la direction socialiste et que les préjugés les plus absurdes règnent sur la capitale – néanmoins la grande masse des « Gesindel » comme disent les allemands est très enclin à partager nos idées. Seulement il faudrait agir absolument en dehors de l’aristocratie ouvrière organisée, c’est à dire des « Trades Unions ».
Comment pénétrer. Je connais seulement un seul qui me semble disposé à devenir socialiste et anarchiste – c’est le nouveau collaborateur du Républicain dont j’ai traduit l’article dans le Révolté. On pourrait se mettre en relation avec lui.
Ne pourriez-vous le faire ? Pour ma part je suis trop occupé – j’ai trop négligé mon gagne pain pedant ces trois mois, en sorte que je dois m’y mettre sérieusement. Mais ne pourriez-vous pas, vous, entamer des relations ? Connaissez-vous le nouveau journal Le Radical ? On en dit du bien.
Peut-être il y a là des gens avec lesquels on pourrait entrer en relation. Sur les vieux, comme Jung, il n’y a pas à compter ; il faut en découvrir de nouveaux et meilleurs.
Autre chose. Pourquoi vous méfiez-vous des belges ? Connaissez-vous les verviétois ? Je les aime beaucoup et je crois qu’ils feront quelque chose de bon. Surtout en temps de révolution, il donneront la vraie note au mouvement en le faisant économique, socialiste, non politique. Je ne dirai pas que les mineurs du Centre soient aussi bons que les verviétois. Les quelques uns que j’ai vus pendant quelques heures que j’y ai passées, ne m’ont pas produit l’excellent effet que font les verviétois.
A Bruxelles, il n’y a jamais eu depuis 1872 de mouvement révolutionnaire, ni vraiment socialiste.
Je vous remercie bien de votre aimable proposition et j’aurais voulu pouvoir en profiter de suite, car j’aurais bien aimé faire un voyage en Belgique, notamment à Verviers, à Charleroi, à Liège pour travailler à reconstruire l’Internationale ouvrière. Je ne perds pas espoir de pouvoir venir si je parviens à faire quelque travail bien payé.
Je vous écris en galop (lirez vous ma main).
C’est la semaine du Révolté et notre compositeur demande de la copie pour demain matin, donc je bûche. Je vous serre donc à la hâte mais bien cordialement la main.
A vous.
[s] Léopold
Henri (Malatesta) est à Ligano.
Quels journaux voudriez-vous avoir ?
J’ai écrit en marge par erreur. J’ouvrais une lettre adressée à Malatesta pour y ajouter cela et je le confonds avec la vôtre.
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27 février 1881
Genève, 17 route de Carouge
Cher ami,
Je viens de recevoir votre seconde lettre et je m’empresse d’y répondre.
J’ai déjà dit une fois formellement dans le Révolté à propos du Congrès de Zürich et je le répète à propos du Congrès de Londres – et la fédération jurassienne a unanimement approuvé cela – que je blâme de toutes mes forces cette habitude qui s’établit aujourd’hui de faire tout entre rédacteurs de journaux, qui s’érigent en meneurs, tandis que les organisations ouvrières restent de côté. J’ai dit que le Révolté n’avait pas à prononcer s’il adhérait, oui ou non au Congrès ; c’est à la Fédération jurassienne à se prononcer. Or, celle-ci ne s’est pas prononcée, parce jusqu’à présent :
1°Elle n’a su du Congrès que par les journaux ;
2° Parce que jusqu’à présent il n’est venu de nulle part, aucune proposition sérieuse concernant le sujet des discussions au Congrès. Il ne suffit pas que quelques personnes disent qu’ils vont réorganiser à Londres l’association internationale des travailleurs (en se gardant bien de formuler une seule proposition pratique) ; il faut savoir si l’Internationale veut se réorganiser et dans quel sens veut-elle modifier ses statuts et son mode d’action, s’il y a lieu de le modifier.
Eh bien, la fédération jurassienne, la fédération espagnole, ni les groupes de l’Italie qui ont tenu bon à l’Internationale pendant la période difficile, n’ont jamais reçu aucune communication à ce sujet, ni aucune proposition.
Le Révolté n’a pas à se placer comme organisateur du Congrès de Londres. Il est l’organe de la fédération jurassienne et il suivra cette fédération. Si l’ont veut savoir ce que la fédération pense du congrès, il faut lui exposer ce que l’on se propose de faire au Congrès, s’entendre tous sur l’ordre du jour et alors la fédération dira si, oui ou non, elle participe à ce congrès. Je vous avoue que la manière de faire tout entre 4, 5 personnes me répugne au plus haut degré. Nous l’avons assez vu fonctionner chez les social-démocrates allemands pour que nous, qui les avons attaqué à ce sujet, ne fassions pas de même.
Je le répète donc : Le Révolté n’a pas à se faire le bureau pour un congrès. Les adhésions doivent être envoyées directement aux organisateurs et si les organisateurs formulent des propositions d’une certaine importance, ils seront sûrs d’avoir des adhésions.
Maintenant, puisque les amis belges tiennent à avoir un Congrès à Londres, la fédération jurassienne se fera représenter à ce Congrès.
Il est mal lancé ; le renvoi même lui fera du tort – c’est vrai, mais il est évident que la fédération jurassienne fera tout ce qu’elle pourra pour qu’il réussisse. Malheureusement ce « qu’elle pourra » devra se réduire à l’envoi d’un délégué ; car vous comprenez que nous n’avons pas des masses d’argent en caisse et que l’on gardera avant de dépenser 300 francs par délégué – pour discuter quoi ?
Je l’ai dit dans une lettre à Delsaute et je vous prie de lire cette lettre et de la faire lire à tous.
Quel but visons nous par le Congrès de Londres ?
Est-ce la création d’une forte organisation révolutionnaire ? Je crois que oui. Eh bien, comment faut-il s’y prendre ? Il faut deux choses :
1° Une organisation secrète qui peut être peu nombreuse, mais bien organisée d’abord entre gens qui se connaissent bien et puis qui étendent leurs ramifications sur tous les pays – le genre d’organisation ne se fait pas à un congrès. Il s’arrête entre gens qui se connaissent tous et non pas dans un Congrès où il y aura 2, 3 mouchards, puisque le principe d’un congrès de ce genre, c’est la liberté de toute organisation révolutionnaire, ou se disant telle, de s’y faire représenter.
Veut-on une organisation secrète ? J’y applaudi de toutes mes forces et mes amis du Jura y applaudissent aussi. Nous l’avons toujours pratiquée et nous le pratiqueront.
Mais alors que diable va-t-on faire un Congrès qui est chose publique, ouvert à tous.
Qu’on convoque dans un endroit central, Paris par exemple ou même Bruxelles, une conférence clandestine. Qu’on élabore un plan d’alliance et qu’on fasse à cette conférence clandestine une organisation sérieuse.
Si on ne le fait pas c’est qu’on ne se rend pas compte de ce que doit être une conférence sérieuse poursuivant ce but.
2° Pour que l’organisation clandestine ne reste pas isolée de la main des ouvriers, pour que la masse ouvrière, elle aussi, entre dans le mouvement – il faut, en outre, une organisation ouvrière vaste, englobant des 100.000 hommes.
Le plan de cette organisation est tout fait, c’est l’Internationale et il n’y a qu’une chose à ajouter à ses statuts, celle-ci : l’Internationale ne prend aucune part aux luttes parlementaires . Elle poursuit la lutte sur le terrain économique.
D’un coup nous avons ainsi exclu les politiqueurs et nous créons, si nous y travaillons sérieusement, une organisation pacifique au début, mais nombreuse, imposanteet qui – dans la situation actuelle où chaque grève dégénère en combat et avec le travail souterrain qui se fera par l’organisation secrète, devra devenir le foyer de la révolution populaire. Est-ce clair ?
Eh bien ! Le congrès de Londres est un congrès manqué. Il n’est pas assez franchement révolutionnaire pour être une réunion de conspirateurs qui se connaissent. Il n’est pas non plus un Congrès destiné au public qui ferait beaucoup de bruit, imposant par le nombre de ses délégués (c’est matériellement impossible à cause de la distance).
Et vous comprenez que l’Internationale n’ira pas manger des milliers de francs (beaucoup plus utiles pour l’action) pour parader à un congrès de ce genre.
Evidemment nous y serons. Evidemment le Révolté en sera solidaire et lui fera de la propagande. Evidemment nous endosserons tous la responsabilité ; mais, entre nous, nous devons nous dire ce qu’il y a de défectueux.
Si nous n’avions pas devant nous le Congrès de Zürich qui peut se terminer par la constitution d’une association internationale ouvrière excluant de son sein tous les éléments révolutionnaires et soumettant les masses ouvrières à la dictature occulte des meneurs anti-révolutionnaires – si nous n’avions pas devant nous cette éventualité, j’aurais dit : eh bien, c’est une partie remise.
Allons à Londres, faisons figure piteuse aux yeux de l’Europe, mais au moins entendons-nous là pour convoquer un Congrès sérieux avec beaucoup d’organisations ouvrières et entendons nous entre quelques uns pour constituer une entente secrète.
Mais le temps passe et le Congrès de Zürich peut rendre impossible ce que nous devrions viser : l’Internationale des groupes ouvriers ne s’occupant pas de minimussisme.
Si ces observations arrivent encore à temps, profitons-en. Sinon, eh bien disons : le vin est tiré, il faut le boire.
Dans ce cas là :
1° Que les organisateurs écrivent à la fédération jurassienne (l’adresse du bureau fédéral est : Henri Robert Pares, 39 à Neuchatel) la date du Congrès, l’adresse du Comité d’organisation du Congrès et surtout quelles propositions les amis belges se proposent de faire et qu’es ce qu’ils entendent sous cette phrase (si malheureusement choisie pour un Congrès qui n’est pas un Congrès de l’Internationale) par réorganisation de l’Internationale.
La fédération espagnole étant clandestine et fortement poursuivie en ce moment, je peux me charger de leur expédier la lettre du comité organisateur du Congrès et alors ils verront eux-mêmes en Espagne quelle adresse ils peuvent donner à ce comité.
Si le Congrès a lieu, on tâchera de le faire pour le mieux et d’atténuer ce qui doit fatalement lui être nuisible. De cette solidarité nous avons toujours fait preuve et les belges qui nous connaissent, n’en douteront pas. Je n’y mets qu’une seule condition ; c’est qu’on dise enfin, qu’est-ce que l’on propose de faire à ce congrès ? Alors je saurai au moins ce que j’ai à en dire dans le Révolté et je sortirai enfin de cette situation stupide dans laquelle les amis belges nous ont mis, celle de parler d’un Congrès dont on ne sait pas même qu’est-ce qu’il veut.
On ne s’enthousiasme d’ailleurs jamais pour l’inconnu.
Il est temps de finir et je finis en vous serrant bien fraternellement la main.
(signé) Léopold
N’adressez pas Levachoff.
J’ai abandonné depuis longtemps ce nom de guerre.
Source : 3077. Max Nettlau Papers. IISH Amsterdam, p. 5-15
Note de présentation des 3 lettres : Photocopie d’une lettre de Pierre Kropotkine relative au Congrès de 1881. Avec photocopie d’une circulaire de Belgique [envoyée au Bureau de renseignements] dans laquelle la lettre est mentionnée. 1881. 1 couverture NB. Reçu d’Anna Staudacher en 1987.
Copie d’une note adressée à l’ambassade par le Département Fédéral de Justice et Police, le 7 août 1894
Monsieur l’Ambassadeur,
En réponse à la communication que vous avez bien voulu nous faire tenir en date du 24 juillet au sujet du cas du nihiliste Théodore Schestakow, j’ai l’honneur de vous donner les renseignements suivants :
Schestakow avait d’abord régulièrement établi son séjour à Genève où il étudiait à l’Université. A l’échéance de son permis de séjour, il ne le fit pas renouveler, ses papiers de légitimation n’étant probablement plus valables.
C’est ce qui fit prendre contre lui, en application de la loi sur la police des étrangers, un arrêté d’expulsion le 13 octobre 1893.
Cependant, comme il ne s’était pas montré à Genève nihiliste militant et qu’on ignorait qu’il fut expulsé de France, il fût toléré jusqu’à la fin de l’année universitaire et sur sa déclaration qu’il quittait définitivement le canton, l’arrêté d’expulsion fût rapporté comme sans objet.
Schestakow a donc quitté librement Genève et n’a été conduit nulle part.
Quant au mode de procéder en général en matière d’expulsion, nous nous efforçons de ne renvoyer à la frontière d’un Etat que ses propres ressortissants.
Mais cette règle ne peut pas être absolue et les circonstances imposent certaines exceptions. Il en est évidemment ainsi lorsque l’expulsé n’appartient à aucun Etat limitrophe ; il peut en être de même lorsque l’expulsé n’est pas arrêté, mais seulement invité à quitter le territoire ; dans ce cas il peut se diriger librement vers la frontière qu’il choisit.
D’autres eceptions peuvent encore s’imposer.
Dans ces conditions, nous pensons qu’il est bon que les états puissent opérer rapidement et librement suivant les circonstances et se réservent pour cela les mains libres.
En revanche nous croyons qu’il serait très utile en vue de la surveillance continue des anarchistes que des relations plus étroites et plus suivies s’établissent entre les polices des frontières. Nous pensons que c’est par la communication régulière que se feraient réciproquement les organes de police à la frontière sur les allées et venues, les intentions connues ou présumée des anarchistes, de leur connaissance, que ces dangereux individus essentiellement mobiles et voyageurs, pourraient être utilement suivis et poursuivis.
Nous venons d’adresser dans ce sens une invitation aux gouvernements des cantons frontière et nous pensons que leurs organes de police trouveront bon accueil auprès de leurs voisins auxquels ils seraient appelés à s’adresser.
Le chef du Département fédéral de Justice et Police.
Pour faire suite à mes précédentes communications et notamment à ma dépêche du 25 juillet, au sujet des anarchistes, j’ai l’honneur de vous adresser ci-joint, copie de la lettre que je viens de recevoir deM. Ruffly, chef du Département fédéral de Justice et Police, concernant les intentions du gouvernement suisse.
Votre Excellence remarquera que M. Ruffly accepte que « des relations plus étroites et plus suivies s’établissent entre les polices des frontières » et qu’il pense que c’est par la communication régulière que se feraient réciproquement les organes de police à la frontière sur les allées et venues, les intentions connues ou présumées des anarchistes de leur connaissance, que ces dangereux individus essentiellement mobiles et voyageurs pourraient être utilement suivis et poursuivis. »
C’est ce que j’avais moi-même proposé à M. Ruffy, il y a quelques semaines et je suis heureux que mes démarches aient abouti à amener le gouvernement fédéral à entrer nettement dans cette voie.
Le chef du Département de Justice m’informe qu’une invitation dans ce sens vient d’être adressée aux gouvernements des cantons frontières. M. le Ministre de l’intérieur voudra, sans doute, de son côté, envoyer les instructions nécessaires à notre police et je prie votre Excellence de vouloir bien me faire connaître qu’elles ont été données.
M. le Ministre et cher collègue, en réponse à votre lettre du 17 de ce mois, j‘ai l’honneur de vous informer que j’ai fait connaître aux Préfets des départements frontières, les mesures que le gouvernement suisse avait adopées pour signaler régulièrement aux commissaires placés sous leurs ordres, les intentions connues ou présumées des anarchistes que ses agents connaissent.
Je leur ai également donné des instructions pour qu’à titre de réciprocité, les commissaires de notre frontière transmettent aux agents suisses toutes les informations qu’ils possèdent sur le compte des anarchistes dont ils s’occupent.
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Ministère de l’intérieur
4e bureau
Paris le 22 août 1894
à Belfort
Haute-Savoie
Doubs
Jura
Ain
M. le Préfet, M. le ministre des affaires étrangères m’informe que le gouvernement suisse, désireux que des relations plus étroites et plus suivies s’établissent entre la police aux frontières en ce qui concerne la surveillance des anarchistes, a donné à ses agents l’ordre de communiquer régulièrement à nos commissaires tous les renseignements qu’ils recueillent sur les allées et venues, les intentions présumées ou connues des anarchistes qu’ils connaissent.
Le gouvernement fédéral demande qu’en échange nos commissaires agissent de même envers les agents de sa frontière en leur transmettant les informations qu’ils possèdent sur le compte des anarchistes dont ils s’occupent.
Je vous serai obligé de porter ces renseignements à la connaissance des commissaires de la frontière et de leur donner des instructions pour qu’ils satisfassent au désir exprimé par le gouvernement helvétique.
à Préfets Besançon, Lons le Saunier, Bourg et Annecy
19 août 1894
Chiffré n°3 confidentiel
Les commissaires spéciaux de la Haute-Savoie à Annemasse et à Evian sont en rapports constants avec la police du canton de Vaud qui les renseignent très obligeamment. Je suis (illisible) de police du canton est incommodé par les visites que lui font les commissaires, notamment ceux de Pontarlier et de Mortaux, pour lui demander des renseignements déjà fournis à leurs collègues. Je vous signale cette situation et vous prie de donner des instructions aux commissaires, autres que ceux d’Annemasse et d’Evian pour qu’ils limitent aux cas urgents leurs communications directes avec la police du canton de Vaud. Il serait de plus nécessaire que les commissaires de la frontière, puissent appeler, sous votre contrôle, à s’entendre pour déterminer le rayon de leur pénétration auprès de la police suisse et d’éviter ainsi les doubles emplois en perspective.
à M. Préfets- Besançon – Lons le Saunier – Bourg et Annecy
chiffré n°3, confidentiel
J’ai appelé, le 19 août, votre attention sur les inconvénients qui résulteraient des demandes de renseignements adressées simultanément par les commissaires spéciaux de la frontière à la police du canton de Vaud. Ces inconvénients sont les mêmes pour la police de Genève qui m’est signalée comme fournissant, sur leur demande, à divers commissaires, les informations qu’elle a déjà transmises à leurs collègues.
Je crois devoir en conséquence vous rappeler les instructions contenues dans mon télégramme du 19 et insister pour que les commissaires de la frontière soient appelés, sous votre contrôle, à s’entendre afin de déterminer le rayon de leur pénétration auprès de la police suisse et d’éviter ainsi les doubles emplois en perspective.