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Apparition de l’anarchisme à Brest (1889-1903) – étude de Patrick Gouedic

26 dimanche Juin 2022

Posted by fortunehenry2 in Analyse

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Publié par Groupe La Sociale de la Fédération Anarchiste à dimanche, juin 26, 2022

Avertissement

 Cette étude a été rédigée essentiellement à partir des documents de la série M4 des Archives Départementales du Finistère. Cette série qui rassemble les documents relatifs aux anarchistes dans le Finistère de 1879 à 1935, est constituée de rapports de police, de rapports du sous-préfet de Brest et du préfet du Finistère au ministre de l’Intérieur, de circulaires et de télégrammes pour recherches et surveillances et enfin des dossiers individuels des anarchistes originaires ou de passage dans le Finistère. On y trouve également un certain nombre de tracts, libelles ou affiches collectés par les services de police. Par ailleurs, l’ouvrage de Jean MAITRON, « Le mouvement anarchiste en France des origines à 1914 » (Paris, 1975), nous a permis de replacer cette étude dans le contexte plus général du développement du mouvement anarchiste à la même époque.

Qu’il nous soit permis d’insister ici sur le caractère particulier des archives utilisées -archives policières- et donc sur les limites de cette étude qui est autant une narration des débuts de l’anarchisme à Brest qu’une description des méthodes policières et de la façon dont la police -et par contre coup, la bourgeoisie brestoise- percevait les anarchistes et au-delà, la classe laborieuse. Le mépris est sous-jacent dans beaucoup de rapports de police qui insistent à l’envie sur la paresse ou l’ivrognerie supposées des anarchistes, sur leur passé de repris de justice, voire sur leur état mental ou même sur le caractère « complaisant » de leurs compagnes…Quoiqu’il en soit, ces archives sont d’une importance capitale puisqu’elles constituent quasiment la seule source de connaissance des débuts de l’anarchisme militant à Brest (de l’anarchisme et non du syndicalisme révolutionnaire, les deux étant souvent confondus à Brest). Les rapports de police reproduits partiellement ou en totalité dans cette étude le sont avec leurs imperfections, fautes de rédaction ou de style.

1. Les frémissements…

Il est difficile de dater précisément l’apparition de l’anarchisme à Brest. Notons tout d’abord que parmi les fondateurs de la section brestoise de l’Internationale en 1869 se trouvait Jean- Louis PINDY (1840-1917) qui devait, par la suite, devenir l’un des animateurs du socialisme libertaire en France. Notons également que la section brestoise de l’A.I.T., avec à sa tête Constant LE DORE (1), distribuait aux ouvriers du port, outre des brochures et des libelles, des journaux suisses de l’Internationale (2), ce qui laisse supposer que les internationaux brestois entretenaient des relations suivies avec la Fédération Jurassienne c’est à dire avec le creuset de l’anarchisme.

Un anarchiste est signalé à Brest avant 1892. Il s’agit de Jean-Pierre GOURMELON, né le 21 août 1845 à Landévennec, employé à l’arsenal de Brest du 5 octobre 1878 au 28 novembre 1883 comme charpentier. Il fut renvoyé de l’arsenal au bout de cinq ans en raison « de ses habitudes d’ivrognerie et de paresse ». Après avoir été congédié du port, il fut employé comme journalier chez M.M. FRANCOIS et OMNES, entrepreneurs à Brest. « Ceux qui l’ont connu le considèrent comme anarchiste » précise un rapport de police le concernant. Il quitta Brest en 1892, « furtivement, la nuit, en emmenant sa famille, sans payer l’appartement qu’il occupait rue Navarin n°1 ». Toujours selon la police, « il ne paraissait pas très dangereux » (pour l’ordre établi s’entend).

En fait, il faut attendre 1889 pour entendre parler d’Anarchie à Brest. Le 21 mars 1889, Joseph TORTELIER (3), conférencier anarchiste parisien, vint à Brest (4). Le soir même, il donna une conférence à la salle de Venise sur le thème : « Des gouvernants et de la misère ». 250 personnes vinrent l’écouter. Le 23 mars, seconde conférence à la salle du Treillis Vert devant 170 personnes et le 24 mars, dernière conférence à Saint-Pierre devant une soixantaine de personnes. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 3 au 4 août 1889, plusieurs affiches tirées du journal « La Révolte » (5) furent placardées à Brest, notamment par un ouvrier du port, SALAUN, habitant Lambézellec.

2°) Le premier essor de l’anarchisme à Brest (1892)

 A partir de 1892, l’anarchisme va connaître un essor important dans la région brestoise et concurrencer sérieusement le socialisme parlementaire. En 1893, le mouvement s’organise, des groupes de propagande se forment et déploient une intense activité. Ce développement de l’anarchisme est cependant brusquement stoppé en 1894 par la répression policière. A partit de 1892, notre étude est facilitée par l’abondance des documents. En effet, avec la période des attentats qui commence, la surveillance des anarchistes devient plus rigoureuse : la Sûreté Générale attache un grand intérêt à connaître les milieux anarchistes et nous sommes, de ce fait, mieux renseignés.

Le 12 mars 1892, le conférencier anarchiste Paul MARTINET (6) vient à Brest, invité par le « Comité Socialiste Brestois » aux frais duquel il est logé et hébergé chez LAVAYSSIERE, compagnon charpentier, rue de Paris à Lambézellec. Il apparaît clairement qu’à cette date, les idées anarchistes rencontrent un écho favorable parmi les socialistes brestois comme parmi les ouvriers du port. Paul MARTINET arrive à Brest le 12 mars 1892 par l’express de 9 heures 33. Deux socialistes l’attendent à la gare et l’emmènent chez LAVAYSSIERE à Lambézellec. Le soir même, il donne une première conférence à la salle de Venise. Mais écoutons plutôt le commissaire de police nous raconter la soirée :

« Le même jour à 8 heures du soir, dans une immense salle appelée « Salle de Venise » et située dans le faubourg populeux de Recouvrance, le sieur MARTINET avait convoqué la population brestoise, ainsi que les prédicateurs qui sont venus prêcher la station du Carême dans les diverses églises de Brest, à assister à sa conférence qui avait pour sujet : « Le socialisme autoritaire, le socialisme libertaire, le socialisme du Pape et le socialisme des révoltés ». Cinq à six cent personnes et non douze cents comme l’a annoncé un journal local, s’étaient rendues à l’appel de cet anarchiste, mais il faut bien le dire, il y avait au moins les deux tiers de curieux qui n’appartenaient pas au parti socialiste. A huit heures et demi, l’orateur commence par faire un tableau très gracieux de notre belle France, mais il déplore la faiblesse du peuple français qui ne sait pas en tirer parti et qui reste l’esclave du riche. Il aborde ensuite une question personnelle ; se tournant vers l’assemblée, il s’écrie : « Moi, MARTINET, compagnon repris de justice, condamné il y a quelques jours seulement à six mois de prison, je m’attends à être arrêté dans quelques jours. Savez-vous pourquoi j’ai été condamné ? c’est pour avoir dit à ceux-là qu’on appelle des juges la vérité sur le socialisme. La société n’est gouvernée et commandée que par des fainéants, car tous les fonctionnaires sans exception le sont ». L’orateur est sifflé et hué. Passant ensuite à un autre ordre d’idées, toujours les mêmes phrases répétées dans toutes les réunions de ce genre, il déclare que l’homme n’a besoin d’aucun maître, qu’il ne sera heureux que lorsqu’il se sera révolté et qu’il aura secoué le joug qui l’opprime ; que la terre appartient à tout le monde et que la mécanique qui est à l’Elysée n’est pas plus heureux que l’Anastay qui est en prison (sic). Il parle du mariage et dit que lorsqu’une jeune fille désire posséder un homme, qu’elle n’a qu’à le prendre sans cela ce sera un vieux riche qui se la paiera ; il veut parler de la prostitution mais il est sifflé et hué. Il parle des troubles de Fourmies et de l’ancien ministre de l’Intérieur qu’il traite d’assassin et dit que les troupes étaient commandées par des massacreurs. Il parle également de Dieu qui n’existe pas ; quant au Clergé, il faut le supprimer. Le compagnon MARTINET n’a obtenu qu’un bien médiocre succès car il faut bien le dire, si la ville de Brest et ses environs possèdent six à sept cents socialistes qui appartiennent à la classe ouvrière du port, c’est à peu près tout et il n’y en avait qu’un bien petit nombre à la conférence ».

Le lendemain, 13 mars 1892, le Comité Socialiste Brestois organise une réunion privée à laquelle est invité Paul MARTINET. Réunion « privée » jusqu’à un certain point seulement puisque la police y a ses agents comme le prouve le rapport suivant : « Le lendemain 13, le citoyen BIZIEN, secrétaire du Comité Socialiste Brestois et qui est employé comme dessinateur au port de Brest ayant pour assesseurs les compagnons MOURET et DEMEULE, également employés au port, organisa une réunion privée dans une salle de danse située rue Arago, 50, local appartenant à une veuve LE MAHO. Soixante personnes, parmi lesquelles un certain nombre de femmes et d’enfants, avaient répondu à l’appel. Le citoyen GOUZIEN (7) prit la parole et dit aux assistants que le but de la réunion était de consommer et de s’amuser. On entonna la Carmagnole et on continua à chanter quelques chansons révolutionnaires. Le citoyen MARTINET qui n’avait encore rien dit, se leva et prenant la parole, invita les citoyens et les citoyennes à s’affranchir et à se révolter, en disant que pour y arriver, il fallait commencer par assassiner les généraux, les amiraux, les préfets, les procureurs les commissaires de police et en général, tous les fonctionnaires susceptibles d’entraver leur entreprise. GOUZIEN remit 2000 billets aux ouvriers du port présents pour les distribuer dans les ateliers le lendemain : ces billets portaient convocation pour la conférence du 14 qui ne fut pas bien brillante. On distribua ensuite quelques numéros des journaux « La Révolte » et « Le Père Peinard » mais comme il fallait payer chaque numéro 0,20 centimes, on ne put en placer que dix. A la sortie, le citoyen DEMEULE, qui était en état d’ivresse, voulut interpeller le brigadier de la Sûreté dans la rue mais celui-ci l’appréhenda et le conduisit au violon du poste de police du 4eme arrondissement ».

Le 14 mars, nouvelle conférence à la salle de Venise, sur invitation cette fois, puisque GOUZIEN, chef des socialistes brestois, avait fait remettre 2000 cartes aux ouvriers du port (voir ci-dessus). Paul MARTINET traite la question : « Richesse et misère » : « (…) A bout d’arguments et profitant de la présence dans la salle de quelques marins de l’Etat, il voulut prêcher la révolte et la désobéissance envers leurs chefs mais sa voix fut couverte par des huées et des sifflets. Cette intempérance de langage n’eut aucun succès parmi l’auditoire et les marins présents accueillirent très froidement ces paroles. Commencée à huit heures et demi devant 300 personnes environ, dont les deux tiers au moins n’appartenaient pas au parti socialiste, elle s’est terminée à dix heures sans autre incident et l’orateur a obtenu un succès bien médiocre » (extrait du rapport de police).

Le 15 mars, Paul MARTINET donna une dernière conférence à la Salle du Treillis Vert : « C’était donc hier, le 15 mars, le tour du quartier de l’Annexion qui se trouve à proximité de la commune de Lambézellec qui possède un grand nombre d’ouvriers employés à l’arsenal. La vaste salle du Treillis Vert ne contenait environ que 170 à 200 personnes parmi lesquelles se trouvait une vingtaine de marins de l’Etat en tenue ; une trentaine de socialistes faisait escorte à MARTINET et le reste tous citoyens paisibles qui étaient venus là comme curieux. A 8 heures 45, le conférencier monte seul à la tribune, pas de bureau constitué. Il commence par attaquer le nouveau ministère qui, d’après lui, n’est autre que le précédent sauf le scélérat, le voleur, le bandit et l’assassin de Constans (sic). Il attaque l’opportunisme mais il développe très maladroitement sa théorie. Il essaie de faire croire que la question des pensions civiles n’est autre chose que l’exploitation du riche contre le pauvre ; il prétend que ce projet de loi n’a été élaboré qu’au profit de l’employé aux appointements de deux à trois mille francs tandis que celui qui ne touche que neuf cents francs ne pourra jamais prélever aucune retenue sur ses modiques appointements et par ce fait, ne pourra pas participer à la retraite. Il fait ensuite le procès des radicaux prenant pour base le projet de loi Maujean sur les droits de succession. Parlant ensuite des socialistes autoritaires, il dit que ceux-là veulent la création de fonctionnaires sous une dénomination quelconque, tandis que les anarchistes au contraire, veulent la suppression de tous les fonctionnaires parasites, vermines, budgétivores, fainéants, voleurs, assassins, depuis le Président de la République jusqu’au garde champêtre. Il est interrompu par une personne qui lui pose la question suivante : « Puisque vous demandez la suppression ou plutôt l’abolition de la justice et de la police, si je suis attaqué dans la rue par une bande de malfaiteurs qui attenteront à ma vie pour me voler, à qui faudra-t-il m’adresser pour faire arrêter et punir les coupables ? ». Après un moment d’hésitation, il se décide à répondre et dit que lui, anarchiste, attaqué et frappé dans la rue, cela ne l’empêchera pas d’aimer son agresseur, il cherchera à le remettre dans la bonne voie au lieu de le livrer aux mouchards et aux magistrats. Il critique le socialisme chrétien et fait de nouveau l’apologie des victimes de Fourmies. Il fait ensuite l’apologie des anarchistes disant que hors de cette secte, il n’y a point de salut ; avec eux sont : la liberté, l’égalité, le bonheur et la perfection. Avant de terminer sa conférence, il a soin de lancer quelques épithètes malsonnantes à l’adresse de M. le Préfet maritime et lève la séance à 10 heures 45 en faisant appel à la révolte et à la désobéissance des marins envers leurs chefs, et au peuple, il recommande la révolte à l’égard des magistrats, de la gendarmerie, de la police et de tous les fonctionnaires en général » (rapport de police).

Quel fut l’écho de ces conférences dans la population brestoise ? Si l’on en croit le commissaire de police, « le compagnon MARTINET n’a eu aucun succès à Brest où le parti socialiste est en grande minorité et ce ne sont pas les trois conférences qui auront exercé une grande influence sur la population brestoise… ». Paul MARTINET, sa tournée de conférences achevée, quitta Brest le 16 mars 1892 par le train de 8 heures 35 en direction de Saint-Malo où il s’embarqua pour Londres. Il fut condamné quelques semaines plus tard pour les propos qu’il avait tenus lors de ses conférences à Brest.

Quelques semaines plus tard, dans la nuit du 1er mai 1892, trois anarchistes, les compagnons LE MINEZ, LE MOIGNE et BARRE furent arrêtés et maintenus en détention pour avoir placardé des affiches anarchistes. L’affaire se termina par un non-lieu. Tandis que l’anarchisme rencontrait en cette année 1892, un écho favorable parmi les socialistes brestois et les ouvriers du port (8) (quoiqu’en disait le commissaire de police !), un premier noyau anarchiste apparut à Lambézellec, formé autour d’Adolphe SEVRE, André BIZIEN et Jean-Marie PETREQUIN. Nous ne savons que peu de choses sur ce groupe en 1892 : la surveillance policière étant encore assez lâche, les archives en ont gardé peu de traces. Nous savons cependant qu’Adolphe SEVRE, dessinateur au port, que la police considérait comme le chef des anarchistes, fut condamné à quinze jours de prison pour outrage au procureur de la république. Mais c’est surtout à partir de 1893, avec l’arrivée à Brest de Régis MEUNIER, que les anarchistes de Lambézellec vont faire parler d’eux, comme on le verra par la suite.

En cette année 1892, si le terme « anarchiste » est assez fréquemment employé par la police, il convient toutefois de signaler que les documents officiels et autres rapports de police ne font pas encore nettement la différence entre socialistes (c’est à dire socialistes parlementaires) et anarchistes et ceci d’autant plus que bon nombre d’anarchistes brestois sont des transfuges du parti socialiste. Les anarchistes sont indifféremment désignés par les termes de socialistes, socialistes-révolutionnaires, socialistes-anarchistes, anarchistes. Ainsi en 1892, Paul MARTINET qui vient de Paris est, pour la police, un « anarchiste », mais ses conférences sont qualifiées de « socialistes-révolutionnaires » et les Brestois qui accueillent MARTINET sont des « socialistes ». Les frontières sémantiques ne sont pas encore fixées. Un rapport du préfet daté du 29 mars 1892 nous dit qu’à « proprement parler, il n’existe ni à Brest, ni dans les communes suburbaines, aucun anarchiste. Il y a seulement un certain nombre de socialistes ». En fait, à cette date du 29 mars, soit après la venue de MARTINET, il y a bel et bien des anarchistes à Brest et à Lambézellec mais la police mettra encore quelques mois à s’en rendre compte. On remarquera également qu’en 1892, le terme « libertaire » n’apparaît pas dans les documents officiels ; une exception cependant : MARTINET parle du « socialisme libertaire » lors de sa conférence du 12 mars 1892.

3°) La Maison Carrée à Lambézellec

Au cours de l’année 1893, les anarchistes furent l’objet d’une surveillance toute particulière et à la fin de l’année, un premier état numérique des anarchistes –cette fois-ci désignés comme tels- put être établi. Le rapport que le préfet du Finistère envoya le 16 décembre 1893 au ministre de l’Intérieur en préparation du recensement des anarchistes, nous indique qu’il existe à Lambézellec un « noyau anarchiste » formé de quatre compagnons qui vivent ensemble au lieu dit « Keranfurus Izella » dans une maison entourée d’un mur de deux mètres de hauteur et éloignée de 150 à 200 mètres des autres habitations, appelée « Maison Carrée » et surnommée « la maison des anarchistes ». Ces quatre compagnons sont : MEUNIER Auguste Régis, né le 26 avril 1864 à Champ-Saint-Père en Vendée. Régis MEUNIER fut d’abord employé de commerce, puis capucin à Fontenay-le-Comte et plus tard trappiste à Bellefontaine. Il est resté plusieurs années dans chacun de ces établissements et le dossier de la Roche-Sur-Yon qui le concerne est rempli de lettres pieuses écrites par lui à ses anciens supérieurs dans lesquelles il expose ses hésitations et leur demande de l’argent. Condamné en 1889 par la cour d’assises de la Roche-Sur-Yon à 18 mois de prison pour vol, il est condamné une seconde fois en 1891 par la cour d’assises de la Loire Inférieure à un an de prison et cent francs d’amende pour excitation au meurtre et au pillage (9). Le même jour, il est condamné par le même tribunal à un mois de prison et cent francs d’amende pour avoir crié « Vive l’anarchie ! » à la lecture du jugement. Au début de février 1893, il arrive à Angers où il trouve à s’employer comme ouvrier cordonnier. Dès lors, il fréquente assidûment les anarchistes de cette ville. En avril 1893, il pousse par ses discours les ouvriers filassiers en grève (grève dont il était l’un des organisateurs) aux émeutes des 18 et 21 avril. Après s’être absenté d’Angers quelque temps, il y revient en juillet 1893 et s’installe à Trélazé comme raccommodeur de chaussures. Durant l’année 1893, il vient à Brest à diverses reprises pour y faire des conférences anarchistes et s’installe finalement à Lambézellec au mois d’octobre 1893. En mai 1894, il est condamné à 7 ans d’emprisonnement et à 10 ans d’interdiction de séjour par la cour d’assises du Maine et Loire. Bénéficiant de l’agitation anarchiste au moment de l’affaire DREYFUS, il est libéré et revient du bagne en 1902. Il s’installe à nouveau à Brest où il continuera la propagande anarchiste. Régis MEUNIER était classé par la police comme « anarchiste dangereux »(10).

HAMELIN Emile Théodore, né le 7 février 1864 à Trélazé, près d’Angers. Emile HAMELIN arrive à Brest à la fin de l’année 1893. Déjà condamné en 1883 pour outrage à agents par le tribunal d’Angers, HAMELIN est déjà connu pour ses idées anarchistes avant son arrivée à Brest. Il vend dans la rue des brochures et le journal « Le Père Peinard » et aussi parfois « La Révolte ». Le 10 mars 1894, Emile HAMELIN et sa compagne quittent Brest pour retourner à Trélazé où il est arrêté dès son arrivée. Malgré les tracasseries policières, il continue à lutter pour l’anarchie et en septembre 1910, il sera à nouveau signalé en Bretagne. Un télégramme du commissaire de police de Morlaix au préfet de Quimper et au commissaire de police de Guingamp, daté de septembre 1910, le décrit ainsi : « Vêtu d’un pantalon velours marron, gilet lustrine noire, casquette bleue, porte un sac en toile grise contenant journaux et brochures anarchistes La Guerre Sociale, Les Temps Nouveaux, Le Libertaire ; distribue ses journaux de porte en porte et sur les places»(11).

BIZIEN André, né le 2 février 1864 à Brest ; élève de SEVRE. Pas de condamnation. PETREQUIN Jean-Marie, né le 8 février 1849 à Guingamp ; élève de SEVRE.

La « Maison Carrée » où vivaient ces quatre compagnons, appartenait à Adolphe SEVRE. Adolphe SEVRE qui passait aux yeux de la police pour le chef des anarchistes dans la région brestoise, était né le 29 novembre 1859 à Langon en Ille-et-Vilaine. Condamné en 1892 à 15 jours de prison pour outrages au procureur de la république de Brest, il quitte Brest à la fin de la même année. La police le suit jusqu’au Havre où il réside quelque temps, puis perd sa trace. On croit d’abord qu’il est parti pour la Belgique où il se serait fait embaucher comme dessinateur dans une usine bruxelloise. La police le recherche et finit par le retrouver au Havre qu’il n’avait en réalité jamais quitté ; il avait seulement changé de nom pour échapper aux recherches et habite au n°116 de la rue Péret sous le faux nom de DUPUY. Il revient à Brest le 23 janvier 1894 pour quelques jours, rend visite à François DELAUNNAY et Pierre PAUBERT, militants anarchistes connus, et repart pour Le Havre le 10 février suivant. Bien qu’étant au Havre, Adolphe SEVRE entretient des relations suivies avec les anarchistes de Keranfurus Izella à Lambézellec.

La maison de SEVRE, que la rumeur publique avait d’ailleurs surnommée « la maison des anarchistes », était étroitement surveillée. Les anarchistes qui y vivaient avec leurs compagnes, « des femmes complaisantes » selon la police, devaient pour pouvoir y entrer, être seuls et faire un signe de reconnaissance. En décembre 1893, afin de renforcer la surveillance, le sous-préfet s’était assuré le concours du directeur de la poste de Lambézellec et pouvait ainsi contrôler la correspondance des compagnons en application de l’article 3 de la loi sur la correspondance télégraphique privée du 29 novembre 1850. C’est le 25 décembre 1893 que le sous-préfet sollicita la collaboration du directeur de la poste de Lambézellec en ces termes :

« Vous savez par la déclaration qu’il a faite au Parlement et par les lois qu’il a fait voter, combien le gouvernement est décidé à réprimer avec énergie les attentats anarchistes. Il est essentiel de veiller à prévenir ces attentats et de tenir dans une surveillance continuelle et étroite les malfaiteurs qui pourraient les préparer et les commettre. Cette surveillance est très difficile. Elle peut être facilitée par les services des postes sans entraîner la violation du secret des lettres. J’estime en effet qu’un receveur de bureau peut renseigner confidentiellement l’autorité administrative sur le lieu d’origine et la date de départ de tous les envois faits par la poste à des individus déterminés. J’ai donc l’honneur de vous prier de faire parvenir sans le moindre retard le réquisitoire ci-joint à madame la receveuse du bureau de poste de Lambézellec. Parmi les anarchistes que je lui nomme, il s’en trouve un très actif et très dangereux, le sieur MEUNIER qui réside depuis peu de temps à Lambézellec et résidait ces derniers mois à Angers, est originaire de Vendée où il entretient des relations. J’ai des raisons de penser que les renseignements que je demande au bureau de poste de Lambézellec de me fournir, me donneraient des indications très utiles pour aider la surveillance de cet individu. Je prends sous ma seule et complète responsabilité l’ordre que je donne à votre subordonnée. Je compte sur son zèle pour l’exécuter. »

Et du zèle, la receveuse de la poste de Lambézellec en avait plus qu’il n’en fallait ! Elle nota chaque jour, patiemment, le lieu d’origine et la date du départ de toutes les lettres, paquets, envois quelconques adressés par la poste à François LE MINEZ, Hervé LE MINEZ, Emile HAMELIN, Régis MEUNIER , François DELAUNAY, Eugène MARION, Rolland LE MOIGNE, André BIZIEN, Jean-Marie PETREQUIN, tous compagnons anarchistes demeurant à Lambézellec. Régis MEUNIER , Emile HAMELIN, André BIZIEN et Jean- Marie PETREQUIN, tous les quatre habitant à Keranfurus-Izella furent de plus l’objet d’un excès d’attention. Nous savons ainsi aujourd’hui que le « noyau anarchiste » de Lambézellec, installé à la «maison carrée » à Keranfurus-Izella entretenait une correspondance suivie avec cinq villes de France : Saint-Nazaire, Nantes, Paris, Le Havre, Angers. Emile HAMELIN recevait fréquemment des paquets de journaux et de brochures ; Régis MEUNIER recevait du courrier au nom de « Monsieur GEORGES » ; quant à Jean-Marie PETREQUIN, il était en relation avec Adolphe SEVRE au Havre.

Le « noyau » anarchiste de Lambézellec déploya une intense activité en 1893 organisant de nombreuses réunions et distribuant journaux et brochures anarchistes. Les conférences furent surtout le fait de Régis MEUNIER. La première eut lieu le 6 mai 1893 à huit heures du soir à la salle de Venise à Recouvrance. MEUNIER devait parler de « L’inanité des réformes dans une société d’appropriation et d’autorité ». Entre 800 et 900 personnes –selon la police- assistèrent à cette réunion qui se déroula dans une ambiance houleuse, les prêtres de plusieurs paroisses de Brest ainsi que les avocats catholiques DUBOIS et DEGREE DU LOU, s’étant déplacés pour porter la contradiction à l’orateur. Quelques jours plus tard, le 10 mai 1893, une seconde conférence fut organisée à la Salle du Treillis Vert, non loin de Lambézellec, sur le thème : « Dieu-Religion-Patrie ». L’affiche qui annonçait la réunion précisait que l’entrée avait été fixée à 20 centimes mais qu’elle serait gratuite pour les dames. Ces conférences au cours desquelles le clergé et la religion étaient violemment attaqués, ne tardèrent pas à provoquer une réaction des forces religieuses. Le 6 mai déjà, comme le précise le rapport du commissaire de police, les vicaires des paroisses de Recouvrance, Saint-Louis et Lambézellec ainsi que deux avocats catholiques renommés, étaient venus porter la contradiction à Régis MEUNIER lors de sa conférence. La réponse de l’église catholique n’allait pas tarder davantage. Le 14 novembre 1893, des membres des cercles catholiques de Brest organisaient à leur tour une « réunion publique et contradictoire », salle de Venise, avec l’abbé NAUDET, directeur du journal catholique « La Justice Sociale » de Bordeaux. Régis MEUNIER s’y rendit et prit la parole après l’abbé NAUDET qui pendant une heure avait exposé ses idées sur la question sociale, et « avec une imperturbable faconde, l’orateur anarchiste fit à l’abbé une sorte de cours d’histoire et d’écriture saintes qui mit une bonne moitié de la salle en gaieté » comme le racontait dès le lendemain le journal La Dépêche de Brest qui rendait compte de l’événement. Car cette série de conférences déclenchée par les anarchistes avaient fini par faire le bonheur des journalistes et au-delà, de nombreux curieux et amateurs « venus là comme au spectacle, prêts à s’amuser d’une joute oratoire et à compter les coups » ainsi que l’écrivait La Dépêche.

Le 21 novembre suivant, les anarchistes organisèrent une nouvelle conférence dont l’ordre du jour, si l’on en croit l’affiche imprimée à cette occasion, était triple : 1°) La réponse à l’abbé NAUDET et Cie. 2°) Propriété-Patrie-Liberté 3°) Les assassins. L’entrée était fixée à 20 centimes « pour couvrir les frais » ; l’affiche précisait en outre que « les femmes et les jeunes gens sont spécialement invités ». MEUNIER parla « devant 600 personnes environ qui avaient répondu à son appel plutôt par curiosité » (Rapport de police). Il tonna contre les bourgeois, les propriétaires et le patriotisme et, parlant du récent attentat de Barcelone, il s’écria : « Je n’approuve pas ces faits, mais je ne les désapprouve pas non plus, je les constate. Je plains les malheureuses victimes, innocentes peut-être, mais je déclare que c’est le prélude de la vengeance des malheureux contre les bourgeois, leurs exploiteurs » (extrait du rapport de police). Mais la véritable réponse de Régis MEUNIER à l’abbé NAUDET fut la conférence qu’il donna le 3 décembre 1893 à la salle du Treillis Vert. Le sujet en était : « Les dernières manœuvres des saltimbanques noirs et la dernière réponse des anarchistes ». Ce fut effectivement la dernière réponse des anarchistes qui ne croyaient sans doute pas si bien dire ce soir là, puisqu’ un mois après, la répression policière devait mettre un point-virgule à leur action dans la région brestoise-nous y reviendrons. En attendant cette réunion du 3 décembre se termina en bagarre entre les anarchistes et les partisans de l’avocat catholique DEGREE DU LOU venus en force. Si dans son rapport, le commissaire de police tenait l’avocat catholique pour responsable des incidents, ce n’était pas l’avis du journal La Bretagne qui présentait ainsi les faits : « L’on s’attendait à des menaces et c’est pour cela que DEGREE DU LOU, accompagné d’un groupe de solides ouvriers catholiques, s’était rendu à la réunion, voulant montrer à tous que des hommes convaincus ne doivent jamais reculer devant les violences de leurs adversaires » ; et le journal La Bretagne concluait : « Cette réunion publique sera pour le groupe anarchiste tel qu’il est actuellement composé, un effondrement dont il ne pourra pas se relever ». A la suite de cette bagarre, un compagnon anarchiste, Jules DESERT fut condamné le 6 décembre, à un mois de prison pour avoir frappé le brigadier de la sûreté MICHAS qui s’était porté au secours de l’avocat DEGREE DU LOU.

4°) L’organisation des anarchistes de la région brestoise

Comment étaient organisés les anarchistes dans la région brestoise ? Avant d’apporter quelques éléments de réponse à cette question, il nous faut tout d’abord souligner le manque total d’organisation des anarchistes tant au plan régional qu’au niveau national. Comme le précise Jean MAITRON « si l’on fait abstraction de quelques essais isolés et sans lendemain…durant une douzaine d’années, de 1882 à 1894, il n’y a en France ni « parti » anarchiste national, ni fédérations régionales, il n’existe que des groupes locaux sans liens entre eux » (12). Mais qu’est-ce qu’un groupe anarchiste en cette fin du 19eme siècle ? Jean MAITRON le définit ainsi : « C’est un organisme très particulier et qui ne ressemble en rien aux sections ou groupes des autres partis. Il n’y a ni bureau, ni cotisation fixe et aucun compagnon n’est obligé d’annoncer d’où il vient, ce qu’il fait et où il va. La salle du groupe est un lieu de passage où chacun discourt à sa guise, lieu d’éducation et non d’action. Nul du moins n’est tenu d’annoncer ses projets à qui que ce soit, et les premiers étonnés de l’acte d’un RAVACHOL assassinant l’ermite de Chambles ou de celui d’un VAILLANT jetant sa bombe à la Chambre des Députés, seront les membres du groupe auquel appartenaient ces compagnons » (13). Le compagnon Emile GAUTIER a donné en 1883, lors du procès des anarchistes de Lyon, une bonne définition des groupes anarchistes, « simples rendez-vous où des amis se réunissent chaque semaine pour parler entre eux des choses qui les intéressent. La plupart du temps même, on y voit guère que de nouvelles figures, à l’exception d’un petit noyau de quatre ou cinq fidèles » (14). Ces principes d’organisation ou de non-organisation présentent sans doute certains avantages, comme le note Jean MAITRON : « La police, qui s’introduit aisément dans les groupes, en surveille par contre très difficilement les membres puisque ceux-ci ne sont pas tenus de dire ce qu’ils ont l’intention de faire » (15). Dans le Finistère, il semble que la police n’ait pas réussi à pénétrer les milieux anarchistes avant 1900. Nul doute qu’elle ait essayé de trouver des « correspondants » parmi les compagnons : tout laisse cependant penser qu’elle n’y est pas parvenue (16). De ce fait, nous sommes peu renseignés sur les réunions anarchistes strictement privées. Si l’on excepte la réunion privée, à caractère récréatif, du 13 mars 1892 (voir page 3 ), un seul rapport de police en date du 20 mars 1893 concerne une réunion privée. Encore faut-il préciser que, bien que privée, cette réunion était largement ouverte puisqu’une centaine de personnes y assistait et qu’elle avait été organisée à l’occasion de l’anniversaire de la Commune de Paris. Voici le rapport qu’en fit le commissaire de police au préfet du Finistère : « J’ai l’honneur de vous rendre compte qu’une réunion privée de socialistes anarchistes s’est tenue samedi soir à Recouvrance, salle de Venise, à l’occasion de l’anniversaire du 18 mars. Commencée à 8 heures 30, cette réunion organisée sous prétexte d’un punch et pendant laquelle deux anarchistes, les sieurs DEMEULE et GUERENNEUR, ont prononcé des discours révolutionnaires, prenait fin à 11 heures. Une centaine de personnes, parmi lesquelles une dizaine de femmes et un certain nombre de repris de justice y assistaient : elles se sont séparées en se donnant rendez-vous pour le 1er mai prochain, afin de fêter la fête des travailleurs. Aucun incident de nature à être signalé ne s’est produit. Toutefois, après la sortie, six individus dont une femme, ont été arrêtés rue de la Vierge pour chant et tapage nocturnes et conduits au poste de police de Saint-Martin (annexion), délit pour lequel ils seront poursuivis en simple police ».

Comment étaient organisés les anarchistes dans le Finistère en 1893 ? Précisons tout d’abord qu’avant 1900, l’anarchisme n’est présent qu’à Brest et à Lambézellec ainsi que le rapporte le préfet du Finistère au ministre de l’Intérieur à la fin de 1892 : « Les individus qui, dans le Finistère, se sont faits connaître comme anarchistes résident tous dans la ville de Brest et à Lambézellec. La plus grande partie d’entre eux est employée à l’arsenal maritime de Brest ». A Brest et à Lambézellec, il n’existe pas de groupe anarchiste dans le sens où l’entend Jean Maitron , pas de groupe anarchiste qui dispose d’un local et dont la salle soit « un lieu de passage où chacun discourt à sa guise, lieu d’éducation et non d’action ». Pas de réunions régulières non plus. En ce sens, on pourrait dire qu’il n’y a pas à Brest ou à Lambézellec, de groupe anarchiste constitué (17). Par contre, il existe des « noyaux » anarchistes : deux ou trois compagnons autour desquels se rassemblent quelques individus pour organiser conférences et réunions publiques ou pour mener ensemble une action précise. Pas de groupe constitué, pas de local, pas de réunions régulières, le local de ces compagnons, c’est l’arsenal : c’est là qu’ils se rencontrent. En 1893, il existe ainsi deux noyaux anarchistes : un à Brest, formé des individus rassemblés autour de Jean-Marie GUERENNEUR et de Jean DEMEULE ; un autre à Lambézellec, formé autour des compagnons de Keranfurus-Izella (MEUNIER , HAMELIN, BIZIEN, PETREQUIN, SEVRE). Selon un rapport de police du 15 novembre 1893 : « Les anarchistes de Lambézellec ne se réunissent à ceux de Brest que lors de réunions organisées par des conférenciers étrangers ». En fait, nous sommes fort mal renseignés sur les rapports qu’entretenaient les anarchistes entre eux, et sur les rapports des anarchistes de Brest avec ceux de Lambézellec (ce qui confirme l’absence de « mouchards de la police » parmi les compagnons). Il semble toutefois qu’en 1893, c’est ensemble que les anarchistes de Brest et ceux de Lambézellec formèrent un « Comité de propagande socialiste- anarchiste brestois ». Selon toute vraisemblance, ce comité fut créé à l’initiative de DEMEULE et GUERENNEUR, en vue des élections législatives des 20 août et 4 septembre 1893. Ce comité en effet présenta quatre candidatures « anti-votardes » à ces élections et fit imprimer une affiche appelant à l’abstention. La présentation de candidatures « anti-votardes » aux élections était une pratique très courante à cette époque pour les anarchistes. Elle le restera d’ailleurs jusqu’en 1914 et l’on verra à Brest plusieurs autres anarchistes, tel Victor PENGAM (18) en 1910, présenter leur candidature abstentionniste.

5°) La Campagne abstentionniste de 1893

Le 20 août et le 4 septembre 1893, quatre compagnons se présentent. Il s’agit de : GUERENNEUR Jean-Marie, né le 6 janvier 1862 à Lambézellec, dessinateur au port, demeurant à Brest, rue Graveran. Abonné au journal d’Emile POUGET « Le Père Peinard », il recevait fréquemment des ballots de placards de Londres (d’ailleurs saisis par la police au bureau de poste de Brest) et entretenait une correspondance suivie avec des anarchistes d’autres départements et de l’étranger. Considéré comme dangereux (comprenez : organisateur efficace et crédible aux yeux de la population ouvrière), il joua un rôle important dans le développement de l’anarchisme à Brest, organisant avec Jean DEMEULE des conférences anarchistes. En 1894, cinq perquisitions furent effectuées à son domicile sans aucun résultat. Un rapport de police du 21 août 1894 note : « Cet individu est particulièrement surveillé ». Jamais condamné, il prenait parfois la parole dans les conférences anarchistes mais était avant tout un organisateur et non un orateur. Il se présenta aux élections législatives dans la 2ème circonscription de Brest. Il devait décéder le 27 avril 1897.

DEMEULE Jean, Henry, né le 19 février 1862 à Brest, tonnelier au port. Ami de Jean GUERENNEUR, il joua comme lui un rôle important dans le développement de l’anarchisme à Brest. Jamais condamné, c’était avant tout un organisateur. Il présenta sa candidature dans la 3ème circonscription de Brest.

Les activités de GUERENNEUR et de DEMEULE inquiétaient la police. On peut en effet penser qu’avec Adolphe SEVRE, ils furent à l’origine du développement de l’anarchisme à Brest. Le 12 août 1893, le ministre de l’Intérieur fit parvenir une note au préfet du Finistère afin de lui demander des renseignements sur ces deux compagnons : « Je vous prie de me renseigner en détail sur les agissements des sieurs GUERENNEUR et DEMEULE dont l’attitude me paraît pouvoir très difficilement se concilier avec leur qualité d’Employés d’Etablissement de l’Etat et de me dire si vous ne pensez pas qu’il y ait lieu d’intervenir à leur sujet auprès de M. Le Ministre de la Marine ». Signé : Le directeur du Cabinet du personnel et du Secrétariat.

Les deux autres candidats aux élections de 1893 sont :

MARION Eugène, né le 19 janvier 1857 à la Bouexière (Ille-et-Vilaine). Il fut jugé à Rennes le 23 février 1869 à Rennes pour vols et mendicité, acquitté « parce qu’ayant agi sans discernement », mais envoyé en maison de correction jusqu’à l’âge de dix-huit ans « accomplis ». Charpentier au port, domicilié 166, rue de la Vierge à Lambézellec, il est candidat dans la 2ème circonscription.

GUYARD Prosper, Michel, né le 10 mai 1864 à Welleferding (Moselle). Prosper GUYARD arrive à Brest dans les premiers mois de 1893, après avoir quitté Paris où il habitait rue du faubourg Saint-Martin. « Cet individu qui se trouvait souvent sans domicile fixe à Paris, couchait habituellement dans les asiles de nuits et notamment celui de la rue de Tocqueville » note un rapport de police le concernant. A son arrivée à Brest, Prosper GUYARD s’installe à la Maison Carrée de Keranfurus Izella à Lambézellec. Le 3 août 1893, il dépose sa candidature aux élections législatives. Le préfet la refuse parce que non-légalisée : « Je reçois une déclaration de candidature pour les élections législatives du 20 août dans la 1ère circonscription de Brest, signée GUYARD Prosper, domicilié à Keranfurus Izella en Lambézellec. Veuillez informer d’urgence M. GUYARD que la loi exige que les déclarations de candidatures soient légalisées, que la sienne n’ayant pas été soumise à cette formalité n’est pas valable » (lettre du préfet au maire de Lambézellec). Devant ce refus, Prosper Guyard ne se décourage nullement et récidive le 5 août en renvoyant une déclaration de candidature légalisée du tampon de la mairie de Lambézellec. Il est finalement candidat dans la 1ère circonscription de Brest. Le rapport de police le concernant précise qu’il n’a aucune influence mais qu’il est cependant « à surveiller de très près ».

La campagne que vont mener ces quatre candidats en faveur de l’abstention est classique : des affiches imprimées spécialement pour l’occasion sont placardées, des réunions publiques, organisées. L ‘affiche, imprimée au nom du « Comité de propagande socialiste-anarchiste brestois à l’imprimerie « Uzel-Caroff et fils » à Brest, s’adresse aux électeurs en ces termes :

« Compagnons,

Voici encore la foire électorale ouverte, où le peuple est cyniquement invité à se donner des maîtres.

En 1893 comme en 1889, la lutte est très vive et la victoire violemment disputée pour conserver ou conquérir le pouvoir gouvernemental, source de tous les privilèges.

Quand, du geste et de la voix, les politiciens de l’un ou l’autre parti vous invitent à voter pour celui-ci ou pour celui-là, avez-vous jamais songé à vous poser cette simple question : « Est-ce dans mon intérêt ou pour leur plus grand avantage que ces gens-ci : candidats, comités, journalistes, se démènent avec tant d’ardeur, s’attaquent avec acharnement, se couvrent de la boue les uns les autres ? ». Si vous l’avez fait, que penser de votre acte ? car votre bon sens a dû vous répondre : Non, ce n’est pas nous qui les intéressons. Cependant, entendez-les : Du premier au dernier, tous n’ont en vue que votre bien, tous vous promettent…la lune. Et plus vous les changez, plus c’est toujours la même chose.

O Bon Electeur,

Du moment que tu as dit oui avec plus ou moins de connaissance de cause, plus ou moins de liberté morale ou matérielle, n’appartiens-tu pas à ce Pouvoir qui sort de Toi et qui n’est pas Toi ?

Si l’on disait à un condamné à mort : « Le bourreau ne sera plus délégué par l’Administration, tu l’éliras toi-même, et avant de te trancher la tête, il te déclarera que c’est en vertu de ta souveraineté qu’il te coupe le cou », crois-tu que le sort du guillotiné en serait essentiellement changé ?

Eh bien ! cette théorie est celle de la souveraineté déléguée.

Tu a voté hier . Voteras-tu demain ? Voteras-tu toujours ? Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne disent rien eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins, ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, tu nommes ton boucher et tu choisis ton bourgeois. Tu as fait des révolutions pour conquérir ce droit.

On te dit : tu es le Maître, le Souverain, tu es tout le jour d’élection. Comment veux-tu que celui qui commande obéisse ? Jamais il ne sera ni la Liberté, ni l’Egalité puisqu’il est l’Autorité, par conséquent le privilège c’est à dire le contraire de la Liberté et de l’Egalité.

Souviens-toi, tu étais Souverain lorsque tes élus de février 48 envoyaient l’immonde Cavaignac te mitrailler en juin.

Tu faisais acte de Souveraineté lorsque de Bonaparte tu fis ton empereur.

C’est au nom de ta Souveraineté que Thiers faisait fusiller trente-cinq mille Parisiens en 1871.

Mais vois-tu, il n’y a pas aussi longtemps que tu as vu, à Fourmies, le lebel, engin perfectionné, perforer des adolescents, des jeunes filles, le bouquet de mai au corsage ; c’est aussi cependant au nom de ta Souveraineté.

As-tu oublié le Wilsonisme, le Panamisthme, pour que tu t’entêtes à faire durer le Parlementarisme ? Tu vois ça rime et c’est la même chose.

C’est toujours cependant au nom de ta Souveraineté Sacrée que les grands voleurs des dernières législatures ont extorqué à des malheureux les millions de Panama. Réveille-toi !

A toi la Terre, Paysan ; à toi la Mine, Mineur ; Ouvrier, à toi l’Usine !

Au diable le bulletin de vote.

Alors tu ne verras plus : de maçons sans logis, de cordonniers sans souliers, de tailleurs en haillons.

Tu ne verras plus de mères aux mamelles taries par les privations de toutes sortes, se suicider, elles et leurs enfants, pour se soustraire à la famine du taudis.

L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi, crois-moi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens.

Ecoute les anarchistes quand ils te disent qu’il n’y a de transformation sociale possible que par la Révolution Sociale nous conduisant tous à une Société Libre sans Dieu ni Maître : à l’Anarchie !

Et s’il existe en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.

Je te le dis bonhomme, rentre chez toi et fais la grève raisonnée des bulletins de vote.

Vive l’Humanité libre ! Vive la République anarchique !

Vu : le candidat abstentionniste ».

Pendant la campagne électorale, les anarchistes organisèrent plusieurs réunions en faveur de l’abstention à Brest et à Lambézellec. Ainsi le 17 août 1893, à la salle du Treillis Vert, Jean DEMEULE et Jean-Marie GUERENNEUR parlèrent de « la loi et de l’autorité ». Le même sujet fut traité par Eugène MARION quelques jours plus tard, le 19 août à la salle de Venise. Le 26 août, Jean-Marie GUERENNEUR, Jean DEMEULE et Régis MEUNIER -qui n’était pas candidat- parlèrent de « l’anarchie » à la salle de Venise et le 30 août, le même sujet fut à l’ordre du jour d’une réunion organisée à la salle du Treillis Vert. Les socialistes parlementaires, qui ne présentaient pas de candidats à ces élections, ne virent cependant pas d’un bon œil la campagne abstentionniste menée par les anarchistes. Victor CHIRON (19) refusa de prêcher l’abstention et appela à voter pour les candidats républicains.

6°) Le recensement des anarchistes à la fin de 1893

A la fin de 1893, un premier recensement des anarchistes est réalisé par les services de police. L’état nominatif des individus signalés comme anarchistes ne voyageant pas en dehors du département, donne les noms suivants (au 21 novembre 1893) :

GUERENNEUR Jean-Marie ; 31 ans ; dessinateur au port ; 2, rue Graveran à Brest. DEMEULE Jean, Henry ; 31 ans ; tonnelier au port ; 135, rue de la Vierge à Brest. MOURET Firman ; 33 ans ; dessinateur au port ; 6, rue du Moulin à Brest.

POHER Yves, Adrien ; 33 ans ; comptable au port ; 37, rue Duret à Brest. LAVAYSSIERE Emile ; 30 ans ; charpentier ; 5, rue Keruscun à Brest.

CABIOCH Antoine, Louis ; 39 ans ; dessinateur au port ; 1, venelle du Bois d’Amour à Brest.

LE BOUC Yves, Auguste ; 47 ans ; contremaître au port ; 5, rue Bugeaud à Brest. BARRE Claude, Marie ; 42 ans ; charpentier au port ; 3, venelle Colbert à Brest. BLOCH Félix, François ; 30 ans ; chandelier ; 31, rue Bruat à Brest.

BLOCH Jean ; 34 ans ; chandelier ; 38, rue Bruat à Brest.

BOUQUET Eugène ; 40 ans ; tailleur d’habits ; 54, rue de la Mairie à Brest.

GUYARD Prosper ; 29 ans ; sans profession ; sans domicile fixe.

LE GALL Jean, Pierre, Marie; 35 ans ; tonnelier au port ; 6, rue de la Touche-Fréville à Brest.

SIMONET Auguste, Emile ; 29 ans ; colporteur ; 69, rue de Paris à Brest.

DESERT Jules, François ; 24 ans ; charpentier au port ; 141, rue de Paris à Brest. HALL Valentin, Marie ; 33 ans ; charpentier au port ; 6, rue de l’Observatoire à Brest. COSLEOU Désiré ; 43 ans ; ouvrier au port ; rue Bel-Air à Brest.

La liste nominative des anarchistes habitant Lambézellec, établie le 20 novembre 1893, donne les noms suivants (l’âge n’étant pas cette fois-ci précisé) :

LE MINEZ Hervé ; journalier au port ; 15, rue de Brest à Lambézellec.

DELAUNAY François ; menuisier au port ; 132, rue de Brest à Lambézellec. MARION Eugène ; charpentier au port ; 166, rue de la Vierge à Lambézellec.

LE MOIGNE Rolland ; ouvrier de ville ; Dourjacq en Lambézellec.

BIZIEN André ; menuisier au port ; Keranfurus Izella en Lambézellec.

PETREQUIN Jean-Marie ; ouvrier au port ; Keranfurus Izella en Lambézellec. PAUBERT Pierre ; tailleur d’habits à l’hôpital maritime ; 158, rue de Brest à Lambézellec.

A ces deux premières listes, il convient d’en ajouter une troisième qui d’ailleurs ne comporte que deux noms ; il s’agit de l’état nominatif des anarchistes voyageant en dehors du département :

MEUNIER Régis ; 40 ans environ (en réalité il a 39 ans en 1893) ; cordonnier ; Keranfurus Izella à Lambézellec.

HAMELIN Emile ; 29 ans ; colporteur du « Père Peinard » ; Keranfurus Izella en Lambézellec.

On remarquera que la moyenne d’âge des anarchistes brestois se situe entre 30 et 40 ans (3 ont moins de 30 ans ; 3 ont plus de 40 ans), que presque tous sont employés à l’arsenal (au « port ») et que la plupart d’entre eux appartiennent à une certaine « aristocratie ouvrière » : il ne s’agit pas de simples ouvriers, de manoeuvres ou de journaliers (3 dessinateurs, 1 comptable, 1 contremaître, 1 tailleur, plusieurs charpentiers, tonneliers). Le seul « en-dehors » -pour utiliser une expression anarchiste de l’époque- est Prosper GUYARD, sans profession et sans domicile fixe, qui n’est pas originaire de Brest : arrivé à Brest dans les premiers mois de 1893, il en repartira en 1894.

Les anarchistes de Lambézellec, au nombre de 9, ont les mêmes caractéristiques que leurs compagnons de Brest. Cinq d’entre eux travaillent au port, un autre à l’hôpital maritime ; un seul est ouvrier de ville. Les deux compagnons signalés comme voyageant hors du département (MEUNIER et HAMELIN) ne sont pas originaires de la région. Tous deux arrivent à Brest en 1893 et quitteront Brest en 1894.

Le fait que la plupart des anarchistes de Brest et de Lambézellec soient employés à l’arsenal ou au port militaire ne laisse pas d’inquiéter les autorités. En décembre 1893, le procureur général de la Cour d’Appel de Rennes écrit à ce sujet au Garde des Sceaux :

« Vous remarquerez peut-être avec une certaine surprise, Monsieur le Garde des Sceaux, que presque tous les anarchistes sont employés à l’arsenal ou au port. Peut-être pourrait-on à cette occasion se demander si l’autorité maritime n’ouvre pas trop facilement les portes de ses établissements à des hommes qui, en dehors de leurs heures de travail, professent les théories les plus subversives ? Il me suffira d’appeler votre haute attention sur ce point, n’ayant pas compétence pour formuler un avis. »

A bien des égards, l’ouvrier de l’arsenal apparaît comme un privilégié. Son salaire est supérieur dans le Finistère aux salaires pratiqués dans l’industrie privée et surtout, ce salaire est perçu régulièrement, ce qui n’est pas mince avantage à l’époque. Ajoutez à cela que la durée quotidienne de travail à l’arsenal est inférieure à celle pratiquée en ville (ce qui laisse du temps aux ouvriers du port) et que l’arsenal étant la seule grande industrie, implantée de longue date dans la région, il s’y est développé une tradition ouvrière qui n’existe nulle part ailleurs dans le département, vous aurez ainsi les principales causes qui expliquent la présence d’anarchistes (et de socialistes) au port.

Nous avons vu que la majorité des anarchistes brestois appartenaient à une certaine aristocratie ouvrière. On signalera également que presque tous étaient nés à Brest ou à Lambézellec c’est à dire dans deux communes où la langue française était bien implantée. En effet, la propagande anarchiste était menée uniquement en français, alors que de nombreux ouvriers venus des campagnes ne parlaient que breton (à titre d’exemple, signalons qu’en 1904, lors du procès des ouvriers boulangers à la suite des émeutes, on aura recours à un interprète). De ce fait, la propagande anarchiste ne s’adressait qu’à une partie du prolétariat brestois, aux ouvriers qui parlaient suffisamment le français et qui étaient souvent les plus instruits et les plus qualifiés.

7°) La répression de l’anarchisme à Brest en 1894

A partir de janvier 1894, les anarchistes brestois sont en butte à la répression. Le 3 janvier 1894, agissant en vertu de l’article 10 du code d’instruction criminelle et de la loi du 18 décembre 1893 (l’une des « lois scélérates » votées à la hâte pour réprimer l’anarchisme), deux brigades de gendarmerie perquisitionnent chez Jean-Marie GUERENNEUR, Jean DEMEULE, Emile HAMELIN, André BIZIEN, Jean-Marie PETREQUIN, Régis MEUNIER et Yves POHER. Cette première vague de perquisitions ne donne aucun résultat : Chez Jean- Marie GUERENNEUR, les policiers saisissent deux publications anarchistes (« La Revue Anarchiste » et « Le Concours des Intelligences ») et deux brochures de KROPOTKINE (« Le salariat » et « Un siècle d’attente ») ; chez Henri DEMEULE, un numéro du « Libertaire » et des brochures ; chez Régis MEUNIER, des lettres, des notes de conférences, des brochures anarchistes et deux bouteilles de glycérine ; chez André BIZIEN , des numéros du « Père Peinard » et de « La Révolte », ainsi qu’une bouteille d’acide sulfurique. De janvier à juillet 1894, les perquisitions se multiplient. Le 3 février, la police perquisitionne chez les époux DUPUIS, sans résultats. Le 4 février, chez Prosper GUYARD et les époux LEMARCHAND : « Dans la chambre de GUYARD, on a saisi une malle remplie de journaux et de placards anarchistes tandis que chez les époux LEMARCHAND, on n’a rien découvert de compromettant ». Le 5 février, nouvelle perquisition chez les époux DUPUY : « Nous avons procédé à une nouvelle perquisition qui a eu pour résultat la découverte d’une certaine quantité de journaux et de brochures anarchistes que nous n’avions pas saisie lors de la première perquisition. (…) Dans un des placards, lequel n’était pas fermé à clef, nous y avons trouvé trois cartouches à blanc de fusil lebel que nous n’avions pas trouvées lors de notre première perquisition. Dans ce même placard que nous avons fouillé aussi minutieusement qu’il est possible de le faire, nous y avons trouvé des correspondances et des papiers… ». Le 12 mars, deux autres perquisitions, plusieurs autres au mois de mai, le 12 juillet, encore cinq perquisitions.

Le 18 juillet 1894, par un télégramme chiffré, le préfet rend compte au ministre de l’Intérieur de son action : « L’arrondissement de Brest est le seul point de mon département où il y ait des anarchistes. Je les tiens en étroite surveillance. Conformément à vos instructions du 19 février et du 8 mars derniers, 18 perquisitions isolées et individuelles ont été faites depuis six mois. Les dernières faites encore le 12 courant chez trois anarchistes à Brest et deux à Lambézellec, n’ont produit aucun résultat ».

Un télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, daté du 5 juillet 1894, précise les raisons de ces perquisitions : « J’insiste vivement sur la nécessité absolue de faire aux individus reconnus comme anarchistes un régime d’investigations soudaines et répétées, de visites fréquentes à leurs domiciles, dans leurs ateliers et lieux de réunions, en un mot un régime tel qu’ils se sentent constamment surveillés et en quelque sorte, traqués ».

Les perquisitions s’accompagnent d’autres mesures répressives. Ainsi, dans une lettre du 7 mars 1894, le sous-préfet de Brest rend compte au préfet des instructions qu’il a données au commissaire central au sujet des réunions publiques : « Déléguer le commissaire le plus énergique de Brest pour assister à toutes les réunions anarchistes. Noter très exactement les paroles prononcées au cours de ces réunions et qui pourraient donner lieu à des poursuites par application de la loi de 1881 modifiée par la loi de décembre 1893 et dans le cas où le conférencier ou des assistants formuleraient par discours, cris ou menaces des provocations au vol, meurtre, pillage ou incendie ou en feraient l’apologie, procéder immédiatement à leur arrestation au cours de la réunion même, si aucune collision n’est à craindre et si la force armée est suffisante. Dans le cas contraire, attendre la sortie de la réunion pour procéder à ces arrestations et faire perquisitionner sans délai dans les conditions légales chez les anarchistes arrêtés. Faire surveiller avec le plus grand soin leurs domiciles si les perquisitions ne peuvent être faites que le lendemain ».

Les commissaires de Brest qui, sous les ordres du préfet, sont chargés de la répression de l’anarchisme, doivent, sous peine de sanctions, faire preuve de zèle et d’audace ; c’est ce qu’un télégramme du ministre de l’Intérieur rappelle au préfet en juillet 1894 : « C’est à vous qu’il appartient de diriger les recherches et de stimuler le zèle des agents placés sous vos ordres. Vous devez me proposer non pas le déplacement mais le remplacement de ceux qui ne vous paraîtraient pas capables de remplir leurs fonctions. Veuillez notifier aux commissaires sous vos ordres que tous ceux d’entre eux reconnus inaptes au service seront rayés des cadres sans qu’ils puissent invoquer aucune considération ou aucune influence étrangère ».

Brest étant une ville portuaire, une surveillance spéciale est organisée afin de prévenir toute entrée clandestine en France d’anarchistes étrangers ou le retour d’éléments indésirables. Plusieurs télégrammes du ministère de l’Intérieur parviennent en ce sens au préfet en 1894 : « Je vous recommande de nouveau de faire exercer la surveillance la plus active sur les individus embarqués à bord des bateaux arrivant d’Angleterre. Il est d’autant plus nécessaire de redoubler de vigilance à cet égard que, d’après les renseignements fournis à M. le Ministre de l’Intérieur, il se produirait actuellement un mouvement d’anarchistes partant d’Angleterre pour se diriger sur la France. Dans les principaux ports, la surveillance peut être aisément exercée par le commissaire spécial avec le concours de la douane, mais il est essentiel d’étendre les mesures de précaution aux ports d’importance secondaire où viennent atterrir les bateaux charbonniers venant d’Angleterre, bateaux sur lesquels pourraient se faire embarquer certains anarchistes en vue d’essayer de se soustraire aux investigations de la police. Veuillez en conséquence vous entendre avec le service des douanes pour qu’une surveillance spéciale soit établie pendant un certain temps dans tous les ports du Finistère sur les bateaux venant d’Angleterre ».

A partir d’août 1894, une surveillance est donc établie, avec le concours du service des douanes de Brest, dans tous les ports du Finistère. Les bateaux en provenance d’Angleterre sont les plus surveillés. Nombreux sont à cette époque en effet, les anarchistes réfugiés à Londres et pendant quelques années, la capitale du royaume britannique sera également celle de l’Anarchie. Les théoriciens et les propagandistes les plus connus y ont trouvé refuge ; citons entre autres MALATESTA, MALATO, KROPOTKINE, LOUISE MICHEL…Après l’interdiction des journaux anarchistes an France en 1894, c’est à Londres que ces journaux reparaissent. La capitale britannique constitue une plaque tournante pour le mouvement anarchiste international : brochures, manifestes, livres, affiches y sont imprimés puis introduits clandestinement en Europe, en Russie ou en Amérique. En août 1895, un télégramme chiffré du ministère de l’Intérieur (Sûreté Générale) attire l’attention des préfets du littoral sur ces entrées clandestines de matériel de propagande anarchiste : « Je suis informé que les anarchistes de Londres auraient l’intention d’introduire en France des manifestes révolutionnaires en prenant toutes les précautions nécessaires pour tromper la surveillance de la douane. Je vous recommande à cette occasion de redoubler de surveillance et de prescrire toutes les mesures nécessaires sans cependant donner l’éveil afin de saisir les manifestes dont il s’agit et que mon administration à intérêt à connaître ».

La répression de l’anarchisme à Brest redevient moins sévère après 1894. La surveillance des anarchistes n’en reste pas moins étroite et continue comme le prouve cette lettre du sous- préfet de Brest au préfet, qui résume les mesures prises à l’encontre des compagnons :

« A Brest, indépendamment de la police et de la gendarmerie, un agent de la Sûreté est spécialement affecté à ce service. Il a pour mission de se renseigner adroitement sur les relations que peuvent avoir les anarchistes entre eux et d’exercer une surveillance des plus étroites sur ceux qui notamment, sont sujets à des déplacements. Un agent qui les connaît à peu près tous et qui possède leurs notices et leurs signalements est spécialement préposé à la surveillance de la gare, au départ et à l’arrivée des trains. Afin de rendre cette surveillance plus efficace encore, j’ai remis au commissaire central et au capitaine de gendarmerie la liste complète des anarchistes de Brest et de Lambézellec.

A Lambézellec, un garde champêtre exerce une surveillance des plus étroites sur la maison SEVRE, située au lieu-dit Keranfurus , qui est habitée par quatre anarchistes, dont le sieur MEUNIER et qui pourrait à un moment donné, servir de refuge à d’autres individus suspects. De leur côté, le commissaire de police et la gendarmerie portent leur surveillance dans les divers quartiers où résident les autres anarchistes de Lambézellec.

Enfin, je me suis assuré le concours de M. le receveur des Postes de Brest et de Madame la Receveuse des Postes à Lambézellec dans le but de savoir si les anarchistes de Brest correspondant avec l’étranger ou avec d’autres départements de l’intérieur. Je vous tiendrai d’ailleurs au courant de tous les renseignements qui me parviendront et qui seront de nature à intéresser la sécurité publique ou à faire opérer des recherches ».

8°) Le second recensement des anarchistes (fin 1894)

A la fin de l’année 1894, un second recensement des anarchistes est effectué. L’état récapitulatif des anarchistes à résidence fixe, au 31 décembre 1894, donne les noms et les appréciations suivants :

BARRE Claude, Marie ; Brest ; « N’est pas bien dangereux ».

BIZIEN André ; Lambézellec ; « Dangereux ».

BLOCH Jean ; Brest ; « Exalté, peu équilibré ».

BLOCH Félix, François ; Brest ; « Exalté, peu équilibré ».

BLOCH Anne, Victorine ; Brest ; « Exaltée, n’est pas dangereuse ».

BOUQUET Eugène ; Brest ; « N’est pas dangereux ».

CABIOCH Antoine, Louis ; Brest ; « N’est pas dangereux ».

COSLEOU Désiré, Alfred ; Brest ; « Dangereux ».

DEMEULE Jean, Henry ; Brest ; « Très exalté. A surveiller de très près ».

DELAUNAY François ; Lambézellec ; « Parfois exalté, mais n’est pas dangereux ». DESERT Jules, François ; Brest ; « N’est pas dangereux »

GAUTRON Marc, Joseph ; Brest ; « N’est pas dangereux ».

GUERENNEUR Jean-Marie ; Brest ; « Dangereux. A surveiller de très près ». GUELARD Théophile, Jean ; Brest ; « N’est pas dangereux ».

HALL Valentin, Marie ; Brest ; « Assez dangereux ».

LE GALL Jean-Pierre ; Brest ; « N’est pas trop dangereux ».

LE MINEZ Hervé ; Lambézellec ; « Alcoolique ».

LE MOIGNE Rolland, Alexis ; Lambézellec ; « Alcoolique ».

LUCAS Eugène, Gabriel ; Brest ; « N’est pas dangereux »

LE BOUC Yves, Auguste ; Brest ; « exalté, mais n’est pas dangereux ».

MARION Eugène ; Lambézellec ; « Dangereux ».

PAUBERT Pierre ; Brest ; « N’est pas dangereux. Sans instruction ».

PETREQUIN Jean-Marie ; Lambézellec ; « Dangereux ».

RAYMOND Auguste, Marie ; Brest ; « N’est pas dangereux ».

RAYMOND Philippe, Antoine ; Brest ; « N’est pas dangereux ».

SIMONET Auguste, Emile ; Brest ; « Paraît être dangereux ».

L’état des anarchistes qui ont des habitudes de déplacement, établi en octobre 1894, donne, de plus, les noms suivants :

DUPUIS Victor Xavier ; Brest.

GUYARD Prosper ; Brest ; « Dangereux ».

HAMELIN Emile ; Lambézellec ; « Dangereux ».

MEUNIER Régis, Auguste ; Lambézellec ; « Dangereux ».

PAUL Jeanne, Louise ; Brest ; « Très exaltée ». (mention manuscrite : décédée le 19/9/1894)

GOURAND Saturnin ; « sans domicile fixe ».

LE GIVRE Jules, Albert ; Brest.

LENOIR Louis, Victor ; « Sans domicile fixe ».

Trois noms figurent sur deux listes (résidence fixe / habitudes de déplacement). Ce sont :

LE MINEZ François ; Lambézellec.

SIMONET Auguste, Emile ; Brest.

GAUTRON Marc, Joseph ; Brest.

En 1894, il n’y a pas d’anarchistes étrangers en résidence dans le Finistère.

Aux noms mentionnés ci-dessus, il convient d’ajouter en 1894 les noms de quelques personnes soupçonnées d’anarchisme parce qu’abonnées au journal « La Révolte » :

CORRE A. (Docteur) 42, rue de la Mairie à Brest.

HERVE demeurant à Lesneven. MORVAN J. 14, rue Petite Eglise (Recouvrance) à Brest.

Il faut également ajouter le nom de : Antoine GOUZIEN 83, rue de Brest à Lambézellec, « extrait d’une liste d’abonnés, de correspondants et d’amis fournie par Charles MALATO aux fondateurs du journal « L’Insurgé », organe des Egaux du Xie arrondissement ».

On ajoutera enfin le nom de : Louis TREGUIER à Pontanézen « par Lambézellec », « extrait d’une liste de noms saisis au cours d’une perquisition opérée à Paris chez l’anarchiste MASINI ».

On arrive ainsi au total de 42 personnes, anarchistes ou soupçonnées d’anarchisme en 1894 dans la région brestoise. On remarquera une fois de plus, qu’à une exception près (HERVE à Lesneven), tous ces individus résident à Brest ou à Lambézellec. La grande majorité est d’ailleurs employée à l’arsenal. Le nombre des anarchistes restera stable (environ une quarantaine) jusqu’en 1900. Puis le syndicalisme révolutionnaire se développant, il augmentera jusqu’à la veille de la première guerre mondiale.

9°) La reprise de la propagande anarchiste

La répression déclenchée contre les anarchistes en 1894 eut pour effet immédiat l’arrêt quasi total de la propagande libertaire à Brest durant deux ans et demi, de 1894 à 1896. En février 1894, les anarchistes de Brest firent venir de Toulon un conférencier, Auguste MARCELLIN, afin d’organiser des réunions publiques à Brest et dans les environs, mais il fut arrêté quelques jours après son arrivée sous l’inculpation de vagabondage avant même d’avoir pu donner la moindre conférence. Cette vague de répression provoqua également le départ de Brest d’un certain nombre d’anarchistes qui étaient venus s’y installer en 1893. Ainsi, les perquisitions répétées, les tracasseries policières, les arrestations et les procès eurent-ils raison des compagnons qui cessèrent toute activité jusqu’en 1896.

En juillet 1896, l’anarchisme fit sa réapparition à Brest avec un nouvel orateur, BROUSSOULOUX (20) qui donna des conférences les 25,26,27,28 et 29 juillet 1896. De ces cinq conférences, auxquelles, outre la police, plusieurs centaines de personnes assistèrent, nous en retiendrons plus particulièrement une, celle du 29 juillet, qui les résume toutes. Le sujet en était : « La crise économique et les moyens d’en finir. Le militarisme et le parlementarisme » :

« Le conférencier BROUSSOULOUX, cherchant des poses et des gestes à la MIRABEAU, un grand besoin de discourir et une grande volubilité de paroles, s’exprime à peu près en ces termes :

Le militarisme : Plus d’armée, plus de frontières, ne sommes-nous pas tous frères ? Tenez, vous les ouvriers du port, vous forgez des canons, des fusils…et pourquoi ? Pour tuer des hommes comme vous… Vous dépensez vingt milliards pour cette armée permanente qui profiteraient aux déshérités… Le patriotisme des exploiteurs capitalistes ne va que jusqu’au coffre-fort … La paix est au prix de la fin du monde bourgeois.

Le parlementarisme : Les députés sont tous des coquins. Qu’est-ce qu’ils ont fait depuis 25 ans que nous sommes en république ? Rien. Si ! Ils ont discuté la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; moi, je ne veux pas d’Etat, je suis anarchiste –mais non par le fait- et quant à l’Eglise, je suis pour la suppression des églises, des curés et la reprise de tous leurs biens…Avons- nous besoin des lois ? Non car les seules que nous ayons à connaître sont celles de la nature. La crise économique et les moyens d’en finir : L’union des travailleurs est nécessaire à l’humanité. Je ne suis pas de l’avis de ceux qui disent que les machines portent tort à l’ouvrier. Le danger économique c’est que ces machines soient en possession de capitalistes bourgeois qui en font un instrument d’exploitation à nos dépens. Aux mines d’Anzin, l’ouvrier gagne 2,33 francs par jour. Le régime capitaliste n’est plus susceptible d’être modifié, il doit être remplacé par la révolution économique fatale…Nous sommes révolutionnaires parce que nous savons que la révolution se produira…Est-ce qu’ORSINI lorsqu’il a jeté la bombe contre l’empereur n’était pas un révolutionnaire ? Les RAVACHOL, Les Emile HENRY, les VAILLANT, les CASIERO, que je n’approuve pas dans leurs actes car je ne suis pas un partisan de la propagande par le fait, ont cru être utiles à l’humanité. On a fait cette loi inique contre les anarchistes que les collectivistes qui ont soutenu le ministère bourgeois n’ont pas abrogée. Depuis, j’ai cessé d’être collectiviste… » (Rapport du commissaire de police sur la conférence du 29 juillet 1896).

Ces conférences organisées par Jean DEMEULE et André BIZIEN, méritent notre plus grande attention. En effet, tout ce qui, quelques années plus tard, constituera les grandes lignes du syndicalisme révolutionnaire à Brest s’y trouve résumé : antimilitarisme, antipatriotisme, anticléricalisme, antiparlementarisme. Et les déclarations de BROUSSOULOUX lors de ces conférences laissent clairement présager l’entrée prochaine des anarchistes dans les syndicats brestois récemment formés. Ainsi, le 27 juillet, BROUSSOULOUX s’écrie : « Camarades, il faut nous préparer à cette révolution économique inévitable et pour cela, il faut former dès ce jour des syndicats corporatifs c’est à dire les maçons entre eux, les tailleurs entre eux etc…Il faut démolir les syndicats qui existent et qui sous prétexte de s’occuper du travailleur forment des politiciens. Ce sont de véritables foyers politiques (21) » et il ajoute « Les questions politiques ne peuvent amener que des conflits, le bonheur du peuple ne repose que sur les questions économiques » (Extrait du rapport du commissaire de police sur la conférence du 27 juillet 1896). Mais qu’en est-il du syndicalisme à Brest en cette année 1896 ?

Depuis 1891, année de la création du syndicat du livre, plusieurs syndicats se sont formés : syndicats des ouvriers sur métaux, syndicat des menuisiers en charpente, syndicat des maçons, syndicat de l’ameublement. En avril 1894, ces syndicats se sont regroupés pour constituer l’Union Syndicale des Travailleurs de Brest. Comme on peut le constater, ce n’est que tardivement que les travailleurs brestois commencent à se grouper en syndicats et, de toute évidence, les anarchistes n’ont rien à voir avec l’apparition de ces premiers syndicats comme le prouve une lettre du préfet, datée de décembre 1893, adressée au ministre de l’Intérieur, en réponse à une circulaire ministérielle qui demandait aux préfets de bien vouloir préciser le degré d’implantation révolutionnaire dans les syndicats de leur département :

« En réponse à votre circulaire confidentielle du 22 de ce mois, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’aucun des syndicats de mon département ne poursuit, sous les dehors d’association professionnelle, un but politique et révolutionnaire. Ils se consacrent tous à la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux ou agricoles ».

En fait c’est surtout avec la création du syndicat de l’arsenal en 1900 que les idées libertaires vont influencer le syndicalisme brestois. En 1896, les conférences de BROUSSOULOUX annoncent l’anarcho-syndicalisme de 1904/1905 et l’entrée en scène de Victor PENGAM, Jules LE GALL (22), Jules ROULLIER (23) pour ne citer que les plus connus. D’ailleurs la plupart des futurs animateurs du syndicalisme révolutionnaire assistent aux conférences de BROUSSOULOUX. Les organisateurs même de ces conférences seront bientôt à la tête des syndicats révolutionnaires brestois (Jean DEMEULE, André BIZIEN). Mais en 1896, le syndicalisme à Brest est encore paternaliste et réformiste. Il entretient de bons rapports avec la municipalité et les milieux catholiques. Il n’inquiète pas comme le montre une lettre du sous- préfet en réponse à un télégramme ministériel qui demandait à nouveau aux préfets d’enquêter sur l’influence des anarchistes dans les syndicats : « En réponse à votre lettre du 3 septembre 1896, relative aux Bourses du travail, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’il n’en existe pas dans mon département. A Brest, neuf syndicats se sont constitués ; cinq ont formé l’Union Syndicale des Travailleurs de Brest qui a pour président le sieur AUBERT (24) et pour secrétaire le sieur CHIRON ; ce dernier qui dirige la politique des syndicats a des idées très avancées mais ne saurait toutefois être considéré comme anarchiste ».

10°) Le troisième recensement des anarchistes (fin 1896)

A la fin de l’année 1896, un nouvel état numérique des anarchistes est établi à Brest. Comme nous l’avons déjà noté, le nombre des anarchistes restera stable jusqu’au développement de l’anarcho-syndicalisme –une quarantaine environ. Il est intéressant de constater que, malgré la répression, ce nombre ne baisse pas. En 1896, de nouvelles recrues viennent compenser les départs et les décès. Il s’agit de :

BUATOIS Claude, Marie, Prosper, né le 22 avril 1874 en Saône-et-Loire. « Anarchiste militant. S’occupe de contrebande d’alcool. Des journaux libertaires ont été trouvés à son domicile lors d’une perquisition faite par le service des contributions indirectes ».

BOUQUET, Eugène, né le 2 juin 1853 à Brest ; tailleur d’habits. « A été patron et c’est par suite d’inconduite qu’il est devenu simple ouvrier. C’est un déclassé qui ne fréquente plus que les réunions anarchistes. A surveiller de très près. »

GIRBAL Benoît, né en 1868 ; marchand forain ; « sans domicile fixe » (quitte Brest en 1897).

KERRIEN Théophile, né en 1872 à Tréguier ; menuisier au port ; 35, Grand’Rue à Brest.

MODEST Louis, Pierre ; né le 6 mars 1875 à Brest ; mécanicien au port ; 6, rue de Turenne à Brest.

MEUNIER Noël, Marie ; né le 8 octobre 1869 à Huelgoat ; charpentier au port ; 46, rue Keravel à Brest.

En 1896, si la répression de l’anarchisme est moins vigoureuse que deux ans auparavant, les perquisitions n’en continuent pas moins à faire partie de la vie quotidienne des compagnons anarchistes. Ces perquisitions d’ailleurs ne donnent plus guère de résultats puisque d’une part, elles ne fournissent rien qui puisse entraîner des condamnations et que d’autre part, les anarchistes s’y étant habitués, elles n’entravent plus leur action. Elles permettent cependant à la police de saisir quelques lettres ou quelques papiers confidentiels comme par exemple cette copie d’une lettre de Benoît GIRBAL à Sébastien FAURE, envoyée quelque temps auparavant alors que GIRBAL se trouvait à Lorient :

« Mon cher coreligionnaire politique,

Il y a quelques temps, j’ai eu l’honneur et l’avantage de solliciter de votre bienveillant concours pour ouvrir une souscription en faveur des infortunés espagnols persécutés en haine de nos opinions. Je manquerais donc à un devoir de solidarité si, étant un des promoteurs de l’idée mise à exécution par notre puissant auxiliaire ROCHEFORT, je ne venais vous faire parvenir ma modeste obole en faveur de ceux qui ont souffert pour nos nobles pensées.

Je suis loin d’être rupin. Je suis camelot et les pourris sont sceptiques ; les affaires difficiles, dures, néanmoins je vous adresse un bon de poste de 3 Fr. 25 dont 1 Fr. 50 à distribuer aux réfugiés espagnols, 1 Fr. 50 pour la Ligue d’Enseignement Libertaire, 0 Fr. 25 pour que vous me fassiez parvenir, poste restante à Lorient aux initiales de G.B., les deux derniers exemplaires parus du Libertaire.

Confiant sur votre bienveillance pour l’exécution de ces trois choses, je suis et je reste un contempteur de toute autorité, de tous les préjugés et une victime de la société de ceux qui se sont investis du droit de légiférer ou d’appliquer ce que l’on est, dans l’état social actuel, convenu d’appeler la justice et que je puis qualifier d’oppression de la volonté, de la force contre le droit.

En attendant l’ère du triomphe de nos idées, je vous prie d’agréer l’expression de mon admiration pour le courage héroïque et l’abnégation profonde avec lesquels vous luttez dans l’intérêt de notre noble et sublime pensée.

Je fais des vœux ardents pour la destruction des contempteurs de tous les droits de l’humanité, des tyrans et des despotes qui dans leur intérêt personnel nous persécutent avec violence et fureur, et je termine en vous disant salut, fraternité et courage en un avenir meilleur.

Un anarchiste conscient, G.B. »

11°) L’enracinement de l’anarchisme à Brest (1897-1903)

A partir de 1897, la présence anarchiste s’affirme et se renforce à Brest. Les réunions, les conférences, les manifestations de rue aussi, se multiplient. Désormais, la propagande libertaire se développe suivant deux axes bien définis : L’anticléricalisme.

Le syndicalisme.

L’antimilitarisme, plutôt que de faire l’objet d’une campagne particulière, est désormais intégré à l’action syndicale des anarchistes. D’ailleurs, l’antimilitarisme, partie intégrante du syndicalisme révolutionnaire, posera à partir de 1900, un problème grave aux autorités de l’arsenal.

Le 10 février 1897, une affiche du « Libertaire » contre la religion est placardée dans les rues de Brest. Par quelques phrases brèves, elle appelle à l’action contre le cléricalisme :

« Contre le cléricalisme,

Camarades de tous les pays,

En France, la religion est moins une croyance qu’une force au service des dirigeants et des patrons. Aussi le cléricalisme s’adaptant aux nécessités du milieu a-t-il modernisé ses procédés inquisitoriaux :

Par l’éducation, il cherche à s’emparer de l’enfance.

Par le confessionnal, il s’introduit dans la famille.

Par l’œuvre des patronages, il pèse sur l’adolescent.

Par les cercles catholiques et les groupes chrétiens, il s’efforce de conserver sur l âge mûr l’influence acquise sur la jeunesse.

Par les syndicats mixtes, il maintient l’ouvrier, même hors de l’atelier, sous la surveillance du patron.

Agissons donc !

Que les conférences se multiplient,

Que les conférences se succèdent,

Défendons-nous !

Le Libertaire »

Dès lors, la propagande anticléricale, menée essentiellement par les anarchistes, connaît à Brest, un développement spectaculaire. A partir de 1899, des conférenciers renommés tel Sébastien FAURE, Louise MICHEL ou Séraphine PAJAUD viennent à Brest. Des centaines, parfois des milliers de personnes viennent les écouter. Ainsi le 21 décembre 1899, quand Sébastien FAURE vient à Brest parler de « L’absurdité des religions », 2000 personnes sont dans la salle pour l’écouter. Nul doute que l’anticléricalisme, l’anticléricalisme ouvrier, fut à Brest l’un des moteurs du développement de l’anarchisme. Les conférences anticléricales connaissaient à Brest un succès sans égal en Bretagne. Sébastien FAURE revint d’ailleurs à Brest plusieurs fois pour tonner contre la « calotte ». Les 14 et 16 janvier 1901, il donna encore deux conférences à la salle de Venise, conférences organisées cette fois-ci par la « Libre Pensée Bretonne » (25). En juin 1901, une ex-religieuse trappiste, Marie MURJAS (26), vint à Brest donner deux conférences, toujours sous les auspices de la « Libre Pensée Bretonne ». La première eut lieu le 5 juin à la salle de Venise. La conférencière parla des couvents et de la question religieuse et termina en prêchant la révolution sociale. Six à sept cents personnes assistaient à cette conférence mais selon la police, « le succès de cette réunion est dû en partie à ce que c’était jour de paye et parmi les assistants beaucoup étaient déjà pris de boisson ». Le 8 juin, autre conférence de Marie MURJAS, le jour de paye est passé, il y a pourtant toujours beaucoup de monde : cinq à six cents personnes selon la police. Cette nouvelle conférence fut en réalité un long affrontement oratoire entre la conférencière et les socialistes présents dans la salle : Marie MURJAS, s’étant dès le début déclarée libertaire, se livra ensuite à une vigoureuse attaque contre les socialistes, déclarant notamment qu’avec eux, il y aurait toujours des gendarmes, des soldats, des juges. Les socialistes répliquèrent et la conférence dévia de son sujet anticlérical.

De nombreuses autres conférences et réunions anticléricales furent organisées. Notons une conférence de Régis MEUNIER, enfin libéré du bagne, qui parla des religieuses le 5 juillet 1902. Notons également les conférences de Séraphine PAJAUD (27) en février 1902 et novembre 1904 et la venue à Brest de Louise MICHEL qui donna une conférence le 2 octobre 1903 avec pour sujet « Pourquoi des églises ? Pourquoi des châteaux ? ». Ces conférences anticléricales rencontrèrent un vif succès parmi la population ouvrière brestoise, d’autant plus que la propagande anticléricale fut relayée à partir de 1900 par le syndicalisme révolutionnaire. Ainsi le 18 février 1903, les ouvriers manifestent devant la préfecture maritime aux cris de « Vive la Sociale ! Vive l’Anarchie ! A bas la calotte ! » après l’arrestation d’un frère des écoles chrétiennes accusé d’attentat aux mœurs sur la personne d’un de ses élèves. Le 7 avril 1903, on manifeste à nouveau pour protester contre l’acquittement de ce religieux.

Le syndicalisme –second axe du développement de l’anarchisme à Brest à partir de 1897- a déjà fait l’objet de plusieurs études (28). Nous avons vu que lors de ses conférences en 1896, BROUSSOULOUX avait préconisé l’entrée des anarchistes dans les syndicats. L’idée fit lentement son chemin. En mai 1897, BROUSSOULOUX revint à Brest parler des « moyens de faire la Révolution Sociale avec certitude ». Plus d’un millier de personnes vinrent l’écouter.

Il semble que dans un premier temps, la tactique des anarchistes fut de provoquer l’affrontement avec les socialistes qui étaient à la tête des syndicats brestois et de dénoncer le socialisme parlementaire à chaque fois que l’occasion s’en présentait. BROUSSOULOUX n’avait-il pas déclaré lors d’une de ses conférences en juillet 1896 : « Il faut démolir les syndicats existants qui sous prétexte de s’occuper des travailleurs, forment des politiciens ». C’était là une attaque directe contre Victor CHIRON et Victor AUBERT, chefs des socialistes brestois et en même temps, dirigeants de l’Union Syndicale des Travailleurs de Brest. Pour démolir les syndicats existants, il fallait d’abord réduire l’influence que les socialistes parlementaires conservaient sur la classe ouvrière brestoise. Les anarchistes le comprirent fort bien et s’employèrent dès lors à multiplier avec eux les heurts et les tensions. Le 7 mai 1897, au cours de sa conférence sur « les moyens de faire la Révolution Sociale avec certitude », BROUSSOULOUX déclara encore que « pas plus que les radicaux, que les opportunistes, les socialistes ne sont les hommes des anarchistes », précision supplémentaire, peut-être pas inutile pour des ouvriers qui ne faisaient guère de différences entre les diverses écoles du socialisme.

Cependant les anarchistes n’eurent pas besoin de « démolir » les syndicats déjà existants pour radicaliser le syndicalisme à Brest ; en effet, c’est surtout par le biais de la création du syndicat de l’arsenal que l’anarchisme va influencer considérablement le syndicalisme brestois et l’amener à une théorie et une pratique révolutionnaire.

Le syndicat de l’arsenal est de création tardive. La constitution des syndicats dans les arsenaux débute à Toulon en 1898, puis à Lorient en 1899. A Brest, les ouvriers étaient groupés dans un « Comité ouvrier du port de Brest », organisation paternaliste animée par le député radical ISNARD. C’est en avril 1900 que ce comité se transforma en syndicat sous l’impulsion d’un ouvrier mouleur Jean VIBERT (29). Très rapidement, le syndicat regroupa près de 3000 ouvriers. Dans les années suivantes, le syndicat de l’arsenal devint l’étalon du syndicalisme dans la région, instaurant un climat revendicatif permanent à Brest et se donnant en modèle à l’ensemble des travailleurs brestois. De part leur nombre à l’arsenal, les anarchistes se trouvaient en position de force au sein du nouveau syndicat, leur habileté fit le reste…

Si l’anticléricalisme et le syndicalisme sont désormais les deux chevaux de bataille des anarchistes brestois, l’affaire DREYFUS va également leur donner l’occasion de mener campagne contre la réaction. En juin 1899, les compagnons placardèrent en ville des affiches en faveur de DREYFUS :

« Appel aux hommes de vérité, de lumière et de justice

Travailleurs brestois,

DREYFUS, la victime des empanachés de l’état-major, débarquera à Brest, en toute probabilité, le 23 courant (30).

Citoyens, dans les milieux pourris de la réaction, on conspire, on veut apeurer les pouvoirs publics et terroriser les défenseurs de la lumière et de la vérité.

Tous les ennemis de la république, le déchet du boulangisme, le résidu du trône et de l’autel ; tous les partisans des ténèbres du passé, unis avec la tourbe nobiliaire qui rêve au bon vieux temps de droit de jambage, déportation et mesures inquisitoriales ; tous ces ennemis du peuple se lèveront pour braver la lumière et la justice représentées en la personne du capitaine DREYFUS.

Citoyens ! Les laisserons-nous faire ? Les laisserons-nous triompher ? Ne leur barrerons-nous pas la route ?

Travailleurs brestois,

Nos frères de Paris, révolutionnaires affranchis ont fait leur devoir, à nous de faire le nôtre en acclamant la liberté et la lumière.

N’oublions pas qu’en ce moment le monde entier a les yeux fixé sur Brest.

La réaction profitera de cette attention pour manifester en bloc contre DREYFUS et contre la Liberté.

Hommes de lumière, nous ne permettrons pas à ceux qui rêvent d’étrangler la République de s’emparer de la rue ; nous saurons y tenir notre place et si les circonstances l’exigent, nous devrons les expulser. C’est à nous de répondre aux appels d’insurrection par l’insurrection elle-même.

Citoyen brestois,

Levez-vous pour venir défendre les principes que vous a légués la Révolution.

Le groupe de coalition révolutionnaire de Brest »

Le 26 juin, les anarchistes tentèrent d’organiser une grande réunion publique sur l ‘affaire DREYFUS avec BROUSSOULOUX, rédacteur au Journal du Peuple (31) pour l’occasion, et apposèrent des affiches en ville annonçant la réunion en ces termes : « Salle du Treillis Vert

Aujourd’hui 26 juin 1899 à 8 heures ½ du soir

Grande manifestation populaire

Organisée par le citoyen Broussouloux, rédacteur au Journal du Peuple

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sujets traités :

Sabre et goupillon ! De la boue et du sang ! Sus à la réaction !

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Peuple de Brest , debout !

Laisserez-vous les calotins et les soudards imposer à l’humanité cette suprême honte : la condamnation d’un innocent ?

Laisserez-vous le cléricalisme et le militarisme supprimer les quelques libertés acquises au prix de quatre révolutions ?

Laisserez-vous préparer le coup d’état permettant d’opérer une saignée populaire ?

Non ! n’est-ce pas ?

Alors en avant ! Sus à la réaction !

A bas les jésuites ! Vive la liberté !

Entrée : 0,10 Fr. pour les frais. »

Mais la réunion annoncée n’eut pas lieu. Le propriétaire de la Salle du Treillis Vert refusa au dernier moment. BROUSSOULOUX voulut alors tenir la réunion prévue sur la place même mais la police l’en empêcha. Suivi de 1200 personnes, il tenta d’organiser une manifestation en ville : à 21 heures, malgré l’intervention de la police, une partie des manifestants réussit à défiler dans la rue de Siam. Trois arrestations furent opérées pour tapage nocturne. Finalement, après une dernière tentative de rassemblement Place du Champ de Bataille, les choses en restèrent là. Les archives ne semblent pas avoir gardé la trace d’autres actions menées à Brest par les anarchistes en faveur de DREYFUS. Notons cependant que l’agitation anarchiste menée au plan national à l’occasion de l’Affaire DREYFUS permit de faire libérer un certain nombre d’anarchistes envoyés au bagne, parmi ceux-ci Régis MEUNIER qui, libéré en 1902, revint s’installer à Brest la même année.

12°) Epilogue

A partir de 1903, les réunions et conférences spécifiquement anarchistes sont moins nombreuses. Les principaux militants délaissent la propagande et l’action anarchistes pour le syndicalisme révolutionnaire (32) qui va désormais connaître à Brest un développement important. DEMEULE et BIZIEN sont alors parmi les dirigeants du syndicat du port. Dans le même temps, une nouvelle génération de jeunes militants apparaît nourris au lait des conférences de BROUSSOULOUX ou Sébastien FAURE. Parmi ces jeunes anarchistes, deux se font plus particulièrement remarquer en créant en 1903 le premier groupe de la « Jeunesse Syndicaliste de France », groupe que la police tiendra pour responsable de la vague de grèves violentes de 1904 qui vaudra à Brest son surnom de « Brest La Rouge » : il s’agit de Victor PENGAM et de Jules LE GALL. Tous deux animeront le mouvement libertaire et syndicaliste jusqu’à la première guerre mondiale et même après (33).

En 1904, profitant de l’essor du syndicalisme révolutionnaire, les socialistes parviennent à conquérir la mairie…

Notes :

Les notes biographiques ont été établies à partir du remarquable « Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français » publié sous la direction de Jean MAITRON, édité par Les Editions Ouvrières, sauf la note concernant Jules LE GALL ; en effet, la notice sur Jules LE GALL dans le dictionnaire susnommé, est incomplète et contient des erreurs dues à une évidente confusion entre Jules LE GALL et Jean LE GALL, militant et élu socialiste brestois du début du XXe siècle.

1 Constant LE DORE (1840-1881) comptable au port de Brest. Fondateur de la section brestoise de l’Internationale.

2 « Histoire de Brest » sous la direction de Yves LE GALLO. Privat éditeur, 1976, page 280.

3 Joseph TORTELIER (1854-1925) ouvrier menuisier, orateur anarchiste, propagandiste de la grève générale. « Du compagnon TORTELIER, nous ne savons que peu de chose. Populaire orateur de réunions publiques, il n’a laissé aucun écrit, ni brochure, ni correspondance. Cet oublié est pourtant un militant de premier plan qui a sa place à côté des PELLOUTIER, POUGET, DELESALLE, MONATTE, venus de l’anarchisme et bâtisseurs de la CGT » (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, tome 15, page 240).

4 Nous n’avons pas retrouvé le rapport détaillé du commissaire de police concernant les conférences de Joseph TORTELIER. Qui organisait ces conférences ?

5 Les titres de plusieurs journaux anarchistes de l’époque sont cités dans cette étude. Trois titres reviennent à plusieurs reprises. Il s’agit des journaux suivants : * Le Père Peinard journal d’Emile POUGET * Le Libertaire journal de Sébastien FAURE * La Révolte journal de Jean GRAVE (deviendra Le Révolté par la suite).

6 Paul MARTINET (1857- ?) bonnetier puis photographe, militant anarchiste.

7 Jacques GOUZIEN (1853-1892) ouvrier dessinateur à l’arsenal, militant socialiste, élu conseiller municipal de Brest en 1884, candidat aux élections législatives en 1889.

8 En 1892, une note du ministère de l’Intérieur nous apprend qu’un certain nombre d’ouvriers brestois sont abonnés au journal anarchiste de Cherbourg « Le falot ». Il s’agit de : Jean DEMEULE, André BIZIEN, Adolphe SEVRE, Emile LAVAYSSIERE, Jean LE GALL, Désiré COSLEOU.

9 « Excitation au meurtre et au pillage » : il s’agit là d’un chef d’inculpation couramment utilisé contre les anarchistes à l’époque. En 1907, Jules LE GALL est ainsi poursuivi à ce titre, condamné à trois mois de prison fermes et congédié de l’arsenal pour un discours jugé subversif prononcé le 1er mai 1907. D’autres chefs d’inculpation étaient également utilisés pour permettre des poursuites contre les anarchistes : outrages à magistrats, incitation de militaires à la désobéissance, tapage nocturne et même vagabondage…

10 On pourra compléter cette biographie de Régis MEUNIER par celle du Dictionnaire de Jean MAITRON, tome 14 , page 78.

11 On pourra compléter cette biographie d’Emile HAMELIN par celle du Dictionnaire de Jean MAITRON, tome 13, page 27.

12 « Le mouvement anarchiste en France des origines à 1914 » Jean MAITRON, Maspéro éditeur, Paris, 1975, page 121.

13 Ibid. page 121

14 Ibid. page 122.

15 Ibid. page 123.

16 Par la suite la police parviendra à pénétrer les groupes anarchistes aussi bien que les syndicats (et tous les partis politiques de gauche !) et les archives ne manquent pas de comptes-rendus de « réunions secrètes » ou simplement de réunions internes des différents groupes anarchistes brestois jusqu’en 1935. Je me souviens avoir eu l’occasion de montrer de tels comptes-rendus détaillés de réunions de groupe -où figurait la liste des participants- à René LOCHU qui, cinquante ans après, était fort étonné de s’apercevoir qu’il y avait un mouchard de la police parmi eux.

17 Un tel groupe exista à Brest dès 1907 avec le groupe « La Guerre Sociale » et surtout à partir de 1911 avec la création du groupe libertaire « Les Temps Nouveaux » dont le trésorier était Victor PENGAM et le secrétaire, Jules LE GALL. Ce groupe sera fédéré à la Fédération Anarchiste-Communiste, créée au plan national en 1911.

18 Victor PENGAM (1883-1920) ouvrier chaudronnier à l’arsenal, militant anarchiste et syndicaliste, Victor PENGAM fut secrétaire de la Bourse du travail de Brest à partir de 1910 et secrétaire de l’union Départementale CGT de 1911 à la guerre. Il fut également le trésorier du groupe libertaire « Les Temps Nouveaux » à partir de 1911. En 1914, il se rallia à l’Union Sacrée et fut blessé à deux reprises pendant la guerre. Il revint malade du front et mourut en 1920.

19 Victor CHIRON (1853- ?) horloger, socialiste, élu conseiller municipal de Brest en 1884. Il est à partir de 1894, secrétaire de l’Union Syndicale des Travailleurs de Brest créée sous son impulsion. Il quitte Brest en 1900 pour se retirer dans les Deux-Sèvres d’où il était originaire.

20 BROUSSOULOUX (1863- ?) conférencier anarchiste. « D’une intelligence au-dessus de la moyenne » d’après la police, ce qui n’est pas un mince compliment !

21 Rappelons rapidement afin de préciser et d’éclairer les propos de BROUSSOULOUX que les anarchistes entendent par « politique » la démarche qui vise à conquérir le pouvoir d’Etat puis à l’exercer au moyen du gouvernement. En ce sens, les anarchistes ne font pas de politique puisqu’ils se fixent comme but la destruction de l’Etat à travers une révolution sociale (et non une révolution politique). C’est cela que veut dire BROUSSOULOUX lorsqu’il déclare que les syndicats existants sont « de véritables foyers politiques », c’est à dire qu’ils sont au service des ambitions politiques d’un parti (socialiste en l’occurrence).

22 Jules LE GALL (1881-1944) Ouvrier chaudronnier à l’arsenal puis commerçant, Jules LE GALL sera l’un des principaux animateurs du mouvement ouvrier brestois jusqu’en 1939. Un rapport de police de 1920 le décrit ainsi : « Educateur de la jeunesse syndicaliste, anarchiste, orateur violent ». Arrêté en 1941, il sera déporté à Buchenwald où il mourra le 14 juin 1944.

23 Jules ROULLIER (1874- ?) ouvrier électricien, militant syndicaliste révolutionnaire, membre de la Commission Exécutive des Syndicats de la Seine, il s’installe à Brest en 1905 et est élu secrétaire général de la Bourse du travail.

24 Victor AUBERT (1847-1922) ouvrier horloger, socialiste, trésorier de l’Union Syndicale des Travailleurs de Brest. Il devint en 1904 le premier maire socialiste de Brest.

25 Nous n’avons pas retrouvé les comptes rendus détaillés du commissaire de police concernant les conférences de Sébastien FAURE et Louise MICHEL. Il est probable que compte tenu de l’importance de ces deux personnages les comptes-rendus aient été envoyés directement au ministère de l’Intérieur, ce qui était une pratique fréquente à l’époque.

26 Marie MURJAS ex-religieuse, elle fonda en 1886 avec Joseph TORTELIER, la « Ligue des Anti-Patriotes».

27 PAJAUD Julie alias Séraphine (1859- ?) propagandiste anarchiste, elle sera condamnée en 1902 pour « excitation au meurtre et au pillage » par un tribunal du Pas de Calais.

28 On se reportera notamment aux travaux suivants :

*J.P. GRALL « Les débuts du socialisme et du syndicalisme à Brest (1870-1905) » 2 volumes. Brest, 1967.

*Gérard BAAL « La Bourse du travail de Brest (1904-1914) » Paris, 1971.

*Sylvie ROCHER « Le mouvement ouvrier à Brest (1914-1923) » Brest, 1982.

29 Jean VIBERT (1867- ?) ouvrier mouleur, militant syndicaliste et socialiste. Elu adjoint au maire de Brest en 1904.

30 En réalité, DREYFUS devait arriver en France le 30 juin 1899 et débarquer dans la nuit à Port-Haliguen, près de Quiberon dans le Morbihan. La manifestation appelée par cette affiche n’eût pas lieu.

31 Le Journal du Peuple : Quotidien anarchisant fondé par Sébastien FAURE pour défendre DREYFUS.

32 En 1912, Jules LE GALL, secrétaire du groupe libertaire « Les Temps Nouveaux » déclarera que « les camarades ont eu tort depuis quelques années d’abandonner les doctrines anarchistes pour s’occuper des questions syndicales » (Rapport de police de 1911).

33 Victor PENGAM mourra en 1920. Jules LE GALL dirigera la Maison du Peuple de Brest jusqu’en 1939. .

Publié par Groupe La Sociale de la Fédération Anarchiste à dimanche, juin 26, 2022

On pourra lire aussi le dossier Les anarchistes à Angers : premières victimes des lois scélérates qui recoupe en partie cette étude.

A la recherche de l’historiographie anarchiste en Belgique

28 jeudi Avr 2022

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Hem Day (au centre de la photo avec le chapeau) avec d’autres anarchistes à Barcelone (novembre 1936). Document estelnegre.org

En novembre dernier, nous vous proposions de partir à la découverte du Mundaneum de Mons, et en particulier de son fonds documentaire anarchiste, en compagnie de Jacques Gillen. Historien, collaborateur du Centre d’histoire et de sociologie des gauches, il a travaillé sur l’histoire de l’anarchisme belge, en particulier sur la colonie L’Expérience, fondée par Émile Chapelier et Eugène-Gaspard Marin en 1905. Ce dernier avait tenu une sorte de journal de bord que Jacques Gillen a pu consulter pour réaliser son mémoire. Il a également eu l’opportunité de questionner la seconde compagne d’Eugène-Gaspard Marin, âgée de plus de 90 ans à l’époque. Nous avons souhaité aborder avec lui la question de l’historiographie anarchiste en Belgique.

Jacques Gillen, en tant qu’historien, vous êtes l’auteur de « Les anarchistes en Belgique »1. Est-ce une impression ou les mouvements anarchistes belges n’ont pas fait l’objet de nombreuses recherches du point de vue de l’histoire et de l’histoire politique ?

JG : Beaucoup de choses ont été dites au sujet du mouvement anarchiste en Belgique, jusqu’en 1914. Je fais bien entendu allusion à l’ouvrage de Jan Moulaert, qui demeure une référence en la matière. Il a réalisé un travail très précieux. Par contre, pour la suite, c’est beaucoup plus fragmenté… à part un ou deux mémoires de fin d’étude (master) : celui de Didier Karolinsky2 axé sur l’entre-deux guerres, et celui de Nicolas Inghels3 [accessoirement, un fidèle compagnon du groupe Ici & Maintenant ! NDLA] qui couvre la période de 1945 à 1970. Ces deux mémoires ne s’intéressent pas à tout le mouvement anarchiste, ils ne sont pas publiés et mériteraient d’être complétés. Bien que de qualité, ces travaux restent parcellaires et, en outre, ils commencent à dater. En-dehors de cela, il existe quelques articles épars, mais c’est tout…

C’est finalement un volet de l’histoire politique et sociale belge assez peu traité, dirait-on…

Il convient d’emblée de faire trois remarques. La première, c’est la question des sources. Jusqu’en 1914, on est relativement bien documenté, parce qu’il y a pas mal de journaux anarchistes en Belgique, il y a les fameux dossiers de la police, à Bruxelles et à Liège en particulier, les dossiers des étrangers… Bref, il y a quand-même matière à étudier le mouvement anarchiste belge, notamment aussi grâce aux quelques fonds documentaires dont nous disposons (comme ici, au Mundaneum). Par contre, à partir de l’entre-deux guerres et encore plus à partir de 1945, en termes de sources archivistiques, ça se réduit à peau de chagrin !… D’abord parce qu’il y a beaucoup moins de publications. En forçant le trait, disons qu’en-dehors de Pensée et action et d’Alternative libertaire, il y a tout au plus quelques rares publications sporadiques. Bien-sûr, nous disposons des archives de Hem Day, mais ce n’est pas suffisant pour dresser un tableau complet de l’anarchisme en Belgique. En Flandre, à ma connaissance, ce n’est pas très différent.

La deuxième remarque est liée à une tendance qui voit le jour à l’issue de la Première Guerre mondiale : lorsque le conflit éclate, le mouvement anarchiste se divise. Il y a celles et ceux qui vont refuser la guerre, quel que soit le prétexte, et d’autre part, il y a celles et ceux qui vont prendre parti pour la guerre, afin de lutter contre un impérialisme qui représente un danger bien pire que la pseudo-démocratie parlementaire. Au sortir de la guerre, le mouvement anarchiste est éclaté et il a bien du mal à renaître de ses cendres. Il y a bien quelques tentatives de regroupements qui ont lieu mais ces tentatives ne sont jamais durables. Bref, il n’y a plus de mouvement anarchiste organisé, fort, actif, comme il avait pu l’être à certains moments avant 1914. Par ailleurs, peu avant la fin de la Première Guerre, la Révolution russe éclate et dans son sillage va naître le Parti Communiste. Le Parti Communiste va désormais rallier beaucoup d’anarchistes. L’effectif même des anarchistes diminue donc considérablement durant l’entre-deux guerres. Resterait la difficulté d’identifier les anarchistes infiltrés, actifs au sein du mouvement syndical : leur nombre est probablement impossible à chiffrer… Difficile également de faire la part de ceux qui avaient un penchant révolutionnaire et ceux qui étaient anarchistes conscients.

Après 1945, dans les années 60 et 70, il y a une résurgence des idées libertaires, notamment avec mai 68 et ses conséquences, l’influence du mouvement Provo (venu des Pays-Bas)… Quelle est la part d’anarchisme dans l’un et l’autre cas, on pourrait en discuter… En tout cas, ces phénomènes sont plutôt limités dans le temps et seul le journal Alternative Libertaire aura une activité vraiment pérenne, durant 30 ans, de 1975 à 2005.

Il y a d’ailleurs eu un groupe de la FA qui a porté ce nom, en marge du journal, de 2000 à 2007 environs. On pourrait presque dire qu’il y a une « génération Alternative Libertaire » en Belgique, qui a eu connaissance de l’anarchisme par les publications et les affiches de ce journal.

Sans doute, oui ! En tout cas, c’est une des seules sources un peu durables dont nous disposons après la Seconde Guerre mondiale.

On pourrait presque dire, en forçant le trait, qu’en Belgique, il y a des anarchistes mais pas de mouvement anarchiste…

Oui, et c’est assez vrai même avant la Première Guerre, période durant laquelle le mouvement anarchiste belge est le plus fort (toute proportion gardée), et même si le mouvement anarchiste était bien présent jusqu’en 1914 et conservait une certaine influence dans le milieu ouvrier. Cet ancrage ouvrier, on continue de le trouver dans l’entre-deux guerres au sein du syndicalisme révolutionnaire. On peut supposer qu’au sein des différentes tendances du Parti Communiste, les anarchistes ont dans certains cas réussi à infléchir la tendance plus révolutionnaire !… Mais après la Première Guerre mondiale, on ne retrouvera plus cette capacité à rassembler des centaines de personnes au cours de meetings anarchistes. Il y en a eu beaucoup avant 1914, à Bruxelles, à Liège, à Verviers. Les anarchistes avaient une certaine popularité, à n’en pas douter !

Les anarchistes belges semblent avoir eu du mal à s’organiser à grande échelle après la Première Guerre…

Il y a bien eu quelques tentatives entre les deux guerres mais rien n’a abouti. Au demeurant, ce fut aussi le cas durant cet « âge d’or » d’avant 1914 !… Les tentatives pour s’organiser selon une structure fédérale n’ont tenu que quelques années, au mieux. Très vite, des conflits d’intérêt ou des divergences de point de vue ont ruiné les efforts des groupes anarchistes de se rassembler en fédération. Dans le cas de Georges Thonar, par exemple, il y a aussi une dimension de conflits interpersonnels qui vient s’ajouter. Sa volonté tenace de fonder une organisation anarchiste a éveillé la méfiance, pour ne pas dire davantage, de nombre de compagnons anarchistes. Beaucoup de ces figures demeurent assez méconnues, même si Thonar, Émile Chapelier (l’un des fondateurs de la colonie L’Expérience) et surtout Hem Day, sont assez emblématiques.

Jacques Gillen, vous évoquiez au début de l’interview trois remarques à faire expliquant le faible traitement du mouvement anarchiste en Belgique… Nous en avons évoqué deux. Quelle est la troisième ?

Eh bien c’est tout simplement le manque d’intérêt des historiens ou des facultés pour ce type de sujet. Il y a eu une période où l’histoire des gauches était en vogue mais cela tend à disparaître. Encore que ce ne soit pas aussi global : les universités de Liège et de Gand restent très actives sur ce sujet. L’ULB, en revanche, est beaucoup moins active qu’auparavant sur ce terrain de recherche. Et toujours est-il que ce sont les facultés d’Histoire qui suscitent les sujets sur lesquels on travaille.

On pourrait également se questionner sur un éventuel intérêt du public pour ce sujet. Ce n’est pas évident à cerner même si, en réalité, je pense qu’une histoire de l’anarchisme en Belgique pourrait rencontrer un certain succès. On peut observer un retour de certaines idées « anarchistes » (avec de gros guillemets !…) : des initiatives à caractère collectif, égalitaire, coopératif… Sans être proprement anarchistes, elles manifestent tout de même une proximité avec les idées libertaires, la plupart du temps sans le savoir. En tout cas, il y aurait un gros travail à faire pour démonter les stéréotypes, qui ont la peau dure, de l’anarchiste violent et opposé à toute forme d’organisation. Pour ce qui est de favoriser l’accès du public à ce type d’information, le Maitron en ligne est accessible intégralement et gratuitement. Je collabore d’ailleurs à la partie traitant plus spécifiquement de l’anarchisme en Belgique, le DBMOB (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique).

Propos Recueillis par Christophe, du groupe Ici & Maintenant

1Jacques Gillen, « Les anarchistes en Belgique », in Anne Morelli, José Gotovitch, Contester dans un pays prospère: l’extrême gauche en Belgique et au Canada, Peter Lang, Collection Études Canadiennes, Canadian Studies, volume 6, 2007, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2007

2Didier Karolinski, Le mouvement anarchiste en Wallonie et à Bruxelles, mémoire de licence, Université de Liège, 1983

3Nicolas Inghels, Le mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945 à 1970, Mémoire de licence en Histoire contemporaine, sous la direction de José Gotovitch, Université libre de Bruxelles, 2002

Article paru dans le Monde libertaire n°1834 de décembre 2021

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Cinquième et dernière partie : Reclus et l’Université Nouvelle

16 vendredi Avr 2021

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Élisée Reclus par Nadar (1889). Document Wikipédia.

En 1894, le géographe, communard et anarchiste, Élisée Reclus s’installe en Belgique, à Ixelles, dans la banlieue de Bruxelles. Après quelques péripéties narrées dans les précédents épisodes (ML n° 1822, 1823, 1824 et 1825), Élisée Reclus devient partie prenante d’une aventure inédite, la fondation de l’Université Nouvelle, institution académique dissidente qui rompt avec l’Université Libre de Bruxelles. Dans un premier temps, les cours sont organisés vaille que vaille dans les locaux mis à disposition par une loge maçonnique, celle des Amis Philanthropes. Vu le succès des premiers cours, le comité envisage rapidement la création de deux facultés, la Philosophie et le Droit (il en faut quatre pour constituer une université complète).

Le 2 mars 1894 doit avoir lieu le premier cours d’Élisée reclus. Pourtant, au jour dit, le savant se sent patraque et puise dans ses forces pour se lever et rencontrer son auditoire. En un mot comme en cent : notre géographe a la crève… « J’ai passé toute la journée du 2 mars au lit, grelottant la fièvre. Ma femme, le médecin doutaient que je pusse me lever. » L’on n’en était plus à un ajournement près… C’eût été sans compter sur la détermination du géographe quand il s’agit de transmettre la flamme : « Mais « il fallait », poursuit-il dans une lettre à Joukovsky (4 mars 1894), et cela m’a guéri. » Pour ce premier soir, on refuse du monde car on est accouru en masse pour assister à la conférence du professeur Reclus : « Je me suis levé à sept heures et, à huit heures, je me faisais écraser à la porte de la salle. Tout de même, je n’ai pas été complètement aplati et il est resté un petit morceau de moi pour parler au nom de tout ce que je sentais être notre cause, quoique je n’eusse à parler que de « géographie », mais tout est dans tout à qui y met son âme. »

Université Nouvelle, auditoire.

Par la correspondance de Reclus, on sait que le salaire des enseignants fut une chose erratique et que certains tirèrent une partie de leur subsistance de ce qu’il nomme « une certaine rémunération des élèves ». Cela ne l’empêche pas d’inciter Henri Roorda van Eysinga à le rejoindre pour enseigner également, même si, en juillet 1894, l’École ou Université Nouvelle n’a pas encore été inaugurée officiellement : « Que vous dirai-je sur notre École Libre, qui n’existe pas encore ? Vous savez d’avance que tous les éléments qui s’y trouveront sont loin d’être excellents. Où l’intrigue et l’ambition et la vanité ne vont-elles pas se fourrer ? Là aussi il y aura des avocats et des poseurs et des sots, et des gens qui savent par méthode et non par ardeur enthousiaste. Mais il y aura aussi d’excellents éléments, et ceux-ci vous les fortifierez de votre présence. » En octobre, on sait, toujours par la correspondance de Reclus, que l’Université Nouvelle compte pas moins d’« une soixantaine de professeurs dont la plupart donnent gratuitement leur collaboration. »

Parmi les enseignants qui grossiront l’effectif du corps enseignant de l’Université Nouvelle, figure en outre Élie Reclus, qui rejoint son cadet à Bruxelles. Le fratrissime occupera la chaire de mythologie comparée, jusqu’à sa mort, en 1904.

Il s’agit désormais, pour la nouvelle école de trouver des fonds et un lieu où s’établir. Le comité chargé de fonder l’Université Nouvelle s’avère être plutôt populaire et l’appui du public, sous forme de donations, permet de prendre en location un bâtiment, et non des moindres… ! Car l’ironie du sort veut que ce soit ni plus ni moins que l’ancienne maison de Théodore Verhaegen, au 13 rue des Minimes que l’université dissidente établisse ses quartiers. Verhaegen, pour rappel, n’est autre que le fondateur de l’Université Libre de Bruxelles, celle-là même que les dissidents ont décidé de quitter avec fracas pour fonder une Université rivale, fidèle à l’esprit du fondateur de l’établissement dont ils se séparent…

Université Nouvelle, salle de géographie

Il faut encore attendre le 25 octobre 1894 pour que l’Université Nouvelle — officiellement intitulée École Libre d’Enseignement Supérieur et Institut des Hautes Études de Bruxelles – ouvre ses portes et soit officiellement inaugurée. Lors des discours, le but avoué de l’université dissidente n’est pas voilé : « Forcer l’établissement fondé par Verhaegen et exproprié des mains de ses véritables maîtres par une poignée de vieillards dévoués aux intérêts d’un parti politique réactionnaire, à prendre la place qu’il a pour devoir d’occuper, y rétablir la vérité scientifique, comme ailleurs la vérité sociale, par l’expropriation des expropriateurs. »

Enfin, en 1895, deux facultés supplémentaires voient le jour, Sciences et Médecine. Faute de moyens, leur existence n’excédera pas l’année 1899. L’Université Nouvelle, cependant, tint bon jusqu’au terme du premier conflit mondial. Elle ne ferma d’ailleurs pas ses portes entre 1914 et 1918, là où toutes les autres universités belges demeurèrent closes. Finalement, en 1919, l’Université Nouvelle rejoint le giron de l’alma mater, l’Université Libre de Bruxelles. Tant la scission que la fusion des deux établissements contribuèrent à renforcer désormais le caractère démocratique de l’université bruxelloise.

L’épilogue des aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles se déroule au terme d’ultimes péripéties, assez documentées par les biographes, pour ne pas y revenir abondamment : l’ultime idylle du géographe avec Florence de Brouckère, les séjours fréquents dans la propriété de Torhout (où s’éteint Élisée), la perte financière dans l’affaire des cartes globulaires, le passage de flambeau au neveu Paul… L’ultime discours d’Élisée à l’annonce d’un début de révolution en Russie.

On pourrait s’étonner qu’Élisée Reclus ait fait le choix de demeurer jusqu’au terme de ses jours en terre de Belgique, ce pays si profondément bourgeois et libéral, propice au développement d’un capitalisme industriel et financier, tandis que les contacts avec les groupes de base du mouvement anarchiste demeureront inexistants. Ni Élisée, ni Élie au demeurant, n’impulseront une dynamique plus intellectuelle au courant anarchiste belge. On peut le déplorer. Il n’y eut pas d’animosité respective, pour autant. Simplement une connexion qui ne put s’établir. Pour autant, Élisée ne mit pas en suspens toute activisme libertaire loin de là. C’est depuis sa base arrière belge qu’il fut le maître d’œuvre d’une collection intitulée la Bibliothèque des Temps Nouveaux. Une manière sans doute réductrice de mettre en exergue la distance qui sépare le mouvement anarchiste prolétaire de l’anarchisme reclusien, se trouve ramassée dans cette observation du journal anarchiste verviétois Le Plébéien, à propos de la brochure de Charles Albert, Aux anarchistes qui s’ignorent : « Cette brochure s’adresse surtout aux intellects… tout en applaudissant à l’initiative de la Bibliothèque des temps nouveaux, nous nous demandons si une telle propagande ne ne s’emploierait pas mieux si elle s’adressait aux malheureux qui ne savent plus penser. »

On pourrait peut-être enfin voir une différence de sensibilité sur la manière dont le chemin vers l’anarchie peut s’effectuer. Les groupes anarchistes belges entretiennent depuis leur création une sorte de mystique révolutionnaire, fondée sur l’idée de la nécessité historique et économique d’une tension interne au capitalisme, censée déboucher spontanément sur une Révolution sociale. Le rôle des anarchistes consiste à cet égard, avant tout, à diffuser l’idéal libertaire, égalitaire, dans les rangs ouvriers, afin que ladite Révolution sociale débouche sur l’expropriation et l’autogestion. C’est pourquoi jusqu’au début du 20ème siècle, les appels à la grève générale, étincelle destinée à mettre le feu aux poudres révolutionnaires, constitueront l’essentiel du discours de la presse anarchiste belge. On ne peut soupçonner Élisée Reclus de ne pas aspirer à une grande Révolution sociale. Mais le ton et la méthode diffèrent profondément. C’est une éthique personnelle, pour ainsi dire, qui doit d’abord servir de guide à l’anarchiste conscient, ainsi qu’une méditation intellectuelle permanente. C’est ce que traduit bien ces quelques lignes que le géographe vieillissant adresse en 1895 à l’une de ses jeunes correspondantes et élèves, Clara Kötlitz : « Ce qui importe, c’est d’apprendre à fond, de fortifier ses convictions par de fortes études, de se créer un idéal bien complet, embrassant
l’ensemble de la vie et de vivre conformément à cet idéal dans toute la mesure de ses forces adaptées aux possibilités ambiantes. »

On ne peut que déplorer, toutefois, que le passage de Reclus et l’aventure de l’Université Nouvelle n’aient pas d’avantage inspiré de moments de ruptures institutionnelles en Belgique. Indiscutablement, la pays oscille depuis toujours entre une tendance à l’irrévérence joyeuse, mais aussi à un conformisme social qui se dissimule sous le masque de l’autodérision. Le dialogue social demeure codifié, balisé, articulé autour d’une série de corps intermédiaires subsidiés par l’État. Les épisodes à caractère insurrectionnels sont rares. Il s’avère plus rassurant de demeurer dans le giron de la légalité et de la gestion bureaucratique des conflits de classe.

Par un petit matin brumeux… On se croirait presque dans une chanson de Brel. Pas d’enterrement, pas de cérémonie. Élisée Reclus a réclamé pour lui la simplicité absolue. Pas de cortège. Juste le neveu, Paul, seul derrière le corbillard. C’était le 6 juillet 1905. Paul écrit à Pierre Kropotkine le jour même : « Et voilà comment ce matin, à 8 heures, j’ai assisté, absolument seul, à l’inhumation de notre ami. Il y avait peu de curieux ; il était de trop bonne heure, et le désir d’Élisée a pu être observé à la lettre et son esprit. »

Christophe De Mos
Groupe Ici & Maintenant

Bibliographie

L’affaire Reclus et l’anarchisme

  • Élisée Reclus, Les grands textes, présentés par Christophe Brun, Flammarion, coll. Champs, 2014
  • Élisée Reclus, Correspondance, T. 3, éd. Alfred Costes, 1915
  • Jean-Didier Vincent, Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste, Flammarion, coll. Champs, 2014
  • Jan Moulaert, Le mouvement anarchiste en Belgique (1870-1914), éd. Quorum, 1996
  • Wim Van Rooy, « L’agitation étudiante et la fondation de l’Université Nouvelle en 1894 », in Belgisch tijdschrift voor nieuwste geschiedenis, VII, 1976
  • Digithèque des bibliothèques de l’ULB, Histoire de l’ULB, « Le Libre examen et Université Nouvelle : la première crise », Université Libre de Bruxelles – Département des bibliothèques et de l’information scientifique, dernière mise à jour : 10 novembre 2009 – https://digitheque.ulb.ac.be/fr/digitheque-histoire-de-lulb/historique/le-libre-examen-et-universite-nouvelle-la-premiere-crise/index.html
  • Jean de Meur, L’anarchisme en Belgique. La contestation permanente, Bruxelles, éd. Pierre de Méyère, 1970
  • Rapport fait a l’Assemblée plénière du 28 mai 1894 par le comité chargé de l’organisation de l’école libre d’enseignement supérieur et de l’institut des hautes études
  • Journal des étudiants de l’Université de Bruxelles, n° 43, 4 novembre 1892
  • Journal des étudiants de l’Université de Bruxelles  , n° 61, 19 janvier 1894

Les révoltes ouvrières en Wallonie en 1886

  • Frans van Kalken, Commotions populaires en Belgique (1834-1902), Bruxelles, Office de publicité, 1936
  • Jonathan Lefèvre, « 1886, première grande révolte ouvrière en Belgique », Solidaire, Parti du travail de Belgique,‎ 17 mars 2016
  • Daniel Pector et al., 1886, la révolte des damnés de la terre ! : Le soulèvement ouvrier de mars 1886 dans les pays de Liège et Charleroi, Charleroi, Le Progès, 1886
  • « Liège 1886 : Aux Origines Ni reddition, Ni retraite », s.n. in Les cahiers rouges, mars 2008
  • Jacques Gillen, « Les anarchistes en Belgique », in Anne Morelli, José Gotovitch, Contester dans un pays prospère : l’extrême gauche en Belgique, Peter Lang, Collection Études Canadiennes, volume 6, 2007

Archives et historiographie anarchistes belges

  • Jacques Gillen, « Le Mundaneum a fait peau neuve », Contemporanea, Tome XXXVIII — Année 2016 — Numéro 3
    en ligne : https://www.contemporanea.be/fr/article/2016-3-archieven-lang-mundaneum

Presse

  • L’action anarchiste, 1913 (n°1 du 23 mars), Rétinnes-Micheroux, Jean Kroonen
    (fusionne L’émancipateur, de Micheroux et Le Révolté, de Bruxelles)
    ARC-MUND 1, 2, 7 et 8 (1913)
  • L’émancipateur. Organe communiste – anarchiste – révolutionnaire, Flémalle-grande, Camille Mattart, n°1, 4 et 5 de 1921
  • Le combat. Organe anarchiste, 1926 (n°3 de mars), Hem Day (Bruxelles) et Camille Mattart (Flémalle-grande)
    ARC-MUND 1 du 1 février 1926 (Publié de 1926 à 1928, successeur de l’Émancipateur (Flémalle Grande, 1921-1925), ce journal a connu 33 numéros. Il se voulait le rassembleur de tous les anarchistes de Belgique « face au fascisme noir et rouge ». Le premier numéro contient un article virulent contre les coloniaux belges au Congo.
  • L’émancipateur. Organe anarchiste, Flémalle-grande, Camille Mattart
    n°1, 05/1928, n°33, 03/1931, n°34, 04/1931-05/1931

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Première partie : L’annonce faite à Élisée

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Deuxième partie : Où ça barde entre les étudiants et les vieux barbons

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Troisième partie : Le mouvement anarchiste au temps de l’affaire Reclus

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Quatrième partie : Reclus et les anarchistes belges

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Quatrième partie : Reclus et les anarchistes belges

15 jeudi Avr 2021

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Élisée Reclus par Nadar (1889). Document Wikipédia.

Élisée Reclus, géographe reconnu unanimement dans le monde scientifique, revendique sans aucune ambiguïté son adhésion aux idées anarchistes. Vers la fin de l’année 1893, il est en train de mettre la dernière main à son immense Nouvelle Géographie Universelle, un ouvrage en 19 volumes parus chez l’éditeur Hachette, dont la rédaction aura occupé le principal de son activité durant 20 ans. Pour Élisée, c’est sans doute un terme, mais c’est loin d’être le bout de la route. Il a déjà l’idée de son prochain ouvrage, une synthèse de géographie humaniste, ou plutôt, comme ce fut le titre initialement envisagé de « géographie sociale », L’Homme et la Terre. Même si sa qualité de savant lui vaut encore respect et considération, le climat a changé assez radicalement depuis le début de la décennie 1890. La caution scientifique du géographe ne suffit plus à lui garantir la certitude de demeurer libre dans les mois qui suivent.

Élisée n’a jamais enseigné dans un environnement académique. Or en 1892 l’Université Libre de Bruxelles lui propose d’occuper une chaire de géographie comparée. En un sens, cela signifie une nouvelle expatriation pour Élisée et sa famille. En un autre, c’est une opportunité à saisir : enseigner, pour le géographe, ne représente pas une consécration professionnelle petite-bourgeoise, mais beaucoup plutôt la perspective de pouvoir transmettre la flamme d’une forme de connaissance à finalités sociales, pour ainsi dire, à des jeunes générations. Finalement, c’est une université sécessionniste, l’Université Nouvelle, qui ouvre ses portes à Élisée Reclus, dont les cours ont été annulés par le conseil d’administration de l’Université Libre de Bruxelles à la fin de l’année 1893.

Au risque de mettre en évidence une fracture de classes dans les rangs même de l’anarchisme, le fait est que les intérêts qui s’opposent et ont mené à la fondation de l’Université Nouvelle n’ont pas grand-chose à faire avec les luttes menées par la frange ouvrière, prolétarienne, du mouvement anarchiste belge. C’est une affaire d’intellectuels. Ce qui ne signifie pas que le monde ouvrier se détourne résolument de la problématique sociale dont toute forme d’enseignement est porteuse, et encore moins que les anarchistes prolétariens soient dénués de toute fibre intellectuelle !… Mais les luttes pour obtenir l’amélioration des conditions de vie du monde ouvrier, et de travail dans les usines ou dans les puits de mine, recoupent assez peu les conflits opposant progressistes et doctrinaires au sein d’un établissement académique.

Qu’on le veuille ou non, l’université et la mine, ce n’est pas le même monde, on n’y tient ni le même langage ni les mêmes postures. Il y a peut-être un brin d’anti-intellectualisme côté prolétaire, à quoi correspond un rien de condescendance dans les milieux intellectuels. Pourtant, il ne saurait être question de durcir les traits d’un clivage autour de cette tendance. En effet, des rapprochements ont eu lieu. En 1885, le journal Ni dieu ni maître annonce à Bruxelles la création d’un cercle d’étudiants anarchistes : « Ces fils de la bourgeoisie, écœurés de l’état social actuel, sont venus, tendant la main à leurs frères du peuple, nous offrir le concours de leur intelligence et de leurs connaissances. » (Ni dieu ni maître, Bruxelles, 21-12-1885) Rien n’indique que ce cercle existe encore en 1894, lors de l’affaire Reclus, mais rien n’indique le contraire non plus. Il existe une jeunesse belge, mi dorée mi bohème, qui se rapproche des idéaux anarchistes. Ce sont des étudiants, et souvent de futurs professeurs. C’est avec eux qu’Élisée Reclus entretient des liens assidus d’amitié : Jean et Charles Hautsont, Georges et Jacques Dwelshauvers (ce dernier connu sous le nom de plume de Jacques Mesnil), Clara Köttlitz, Paul Gille (un des fondateurs de l’Union des groupes anarchistes de Bruxelles en 1885 et qui sera professeur de philosophie à l’Université Nouvelle), pour ne citer que ceux-ci. C’est donc d’avantage avec la frange intellectuelle de l’anarchisme que Reclus demeure en contact, avant et après son arrivée sur le sol belge. Cette frange intellectuelle se rapproche également de milieux artistiques qui, comme en France à la même époque au demeurant, se laissent séduire par l’anticonformisme qui caractérise à leurs yeux, à tort ou à raison, le courant anarchiste.

Dans la presse anarchiste prolétarienne, lorsque, dès 1892, on apprend la venue prochaine d’Élisée Reclus au sein de l’Université Libre de Bruxelles, la tentation est grande de tourner en ridicule les travers petits-bourgeois, supposés ou avérés, du petit monde académique. Les rédacteurs du périodique anarchiste bruxellois La Misère s’en donnent à cœur joie : « Décidément, l’hydre anarchiste pénètre partout », ironisent-ils. Et d’enchaîner : « Songez-y donc ! Un communard, un individu aspirant à détruire la société entière et à faire sauter… le reste à la dynamite, venant s’asseoir au milieu de ces braves petits anges ! Ah ! Les malheureux ! Si nous étions à leur place, nous donnerions notre démission. » (La Misère, Bruxelles, 30-7-1892) Ne nous y trompons pas. Reclus n’est pas un inconnu, comme auteur, comme penseur de l’anarchisme dans les cercles prolétaires. Il suffit pour s’en convaincre de noter les nombreux textes d’Élisée consacrés à l’anarchisme que publient et republient, régulièrement, la presse libertaire, tant au sud qu’au nord du pays (le journal des anarchistes gantois De Fakkel donne une traduction néerlandaise de Pourquoi sommes-nous anarchistes en février 1894). Mais lors du mois de janvier 1894, lors de l’affrontement entre les étudiants, une partie des enseignants et le conseil d’administration, la mobilisation n’aura pas lieu, pas d’union sacrée entre étudiants et ouvriers. Les quelques commentaires désabusés qui paraissent dans la presse libertaire dénotent certes un intérêt pour l’affaire, et une conscience des enjeux qui s’y jouent. Mais les anarchistes prolétariens ne sont pas dupes et considèrent finalement avec peu d’indulgence la rétractation quasi unanime des étudiants révoltés. Ces étudiants « sympathiques aux idées libertaires et anarchistes se sont heurtés à deux difficultés. La première, c’est que fils de repus, les étudiants ont agi comme des bourgeois… Ces petits messieurs ses ont dérobés lorsqu’il s’est agi de prendre une attitude réellement virile vis-à-vis de la crapule qui siège au Conseil d’administration de l’Université !… » (Le Libertaire, Bruxelles, 28-1-1894) « De plus, ajoute-t-on, la crise était destinée à avorter du jour où les étudiants, cessant d’agir et de parler par eux-mêmes, se sont mis sous le patronage de politiciens véreux comme Janson ou Vandervelde ! » (ibidem) La conclusion amère tirée par les anarchistes prolétariens, quitte à glisser dans une sombre mauvaise foi, s’apparente à la désillusion de ne trouver nul soutien parmi ces classes privilégiées, qui pourtant sont capables de se mobiliser pour défendre l’un des leurs : « Car l’expérience nous a appris que pour flanquer la sainte frousse au… « blason » des bourgeois, il y a encore d’autres moyens que des… leçons universitaires données devant trois pelés et deux tondus. » (ibidem) Mauvaise foi, eh bien oui, il faut l’admettre, vu que les cours d’Élisée Reclus à l’Université Nouvelle feront d’emblée salle comble.

« D’autres moyens » pour « flanquer la sainte frousse » aux bourgeois… On ne peut voir là qu’une évocation de l’appel à la grève générale, ou encore à l’action directe.Mais ce n’est peut-être pas tout… Les anarchistes belges, de tendance prolétarienne, vont essentiellement s’exprimer à travers des journaux et des prises de parole dans des meetings, comme il a été dit. Mais la propagande par le fait va également faire parler d’elle, en Belgique, de manière plutôt limitée, il est vrai. Une vague d’attentats, qu’on pourrait aimablement qualifier d’approximatifs, sévit à Liège en mai 1892. On ne déplore aucune victime, juste de nombreux dégâts matériels. La répression va pourtant être sévère. Toujours cette hantise d’un vaste complot anarchiste visant la sûreté de l’Etat !… Une quinzaine d’anarchistes sont arrêtés et condamnés à des peines de travaux forcés. Vingt cinq ans pour le supposé meneur, Jules Moineau.

Élisée Reclus n’entretient donc pas de liens directs avec les anarchistes prolétariens, certes, mais il n’ignore pas que ce qui l’unit à eux, c’est le combat pour une société fraternelle d’égales et d’égaux. Les moyens diffèrent mais les buts se rejoignent. Par ailleurs, le géographe n’est pas dupe et ne perd pas de vue le milieu dans lequel il met les pieds et le public auquel il s’adresse. Dans une lettre à Jean Grave, du 6 octobre 1894, Élisée Reclus revient sur les conditions dans lesquelles l’Université Nouvelle a été créée. L’établissement se veut libre d’attache à l’égard de l’État et des partis politiques. Les facultés de droit et de philosophie sont prêtes, en attendant de pouvoir accueillir celles de Science et de Médecine. Les professeurs ne touchent pas de salaire… Pour autant, le géographe demeure lucide car, dit-il « on ne peut modifier le programme des examens, le système des diplômes, et le personnel des étudiants se composera toujours de jeunes gens qui se savent privilégiés et auxquels leurs examens donneront d’injustes avantages dans la bataille de la vie. » Malgré ses louables intentions, l’Université Nouvelle « elle aussi contribuera dans une certaine mesure à faire des exploiteurs. » C’est pourquoi Reclus mise beaucoup sur l’Institut des Hautes Études et par les cours de l’Extension Universitaire « qui s’adresseront au grand public et dont l’auditoire ne fera ni bacheliers ni docteurs. Peut-être là, le frémissement de la pensée ira-t-il de l’âme à l’âme et, vous le savez, nous n’avons d’autre souci que d’être bons et d’aider nos frères à le devenir. »

Suite et fin au prochain numéro

Christophe De Mos
Groupe Ici & Maintenant

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Première partie : L’annonce faite à Élisée

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Deuxième partie : Où ça barde entre les étudiants et les vieux barbons

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Troisième partie : Le mouvement anarchiste au temps de l’affaire Reclus

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Troisième partie : Le mouvement anarchiste au temps de l’affaire Reclus

14 mercredi Avr 2021

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Élisée Reclus par Nadar (1889). Document Wikipédia.

Résumé des épisodes précédents. – Élisée Reclus, la soixantaine bien sonnée, est devenu une sommité dans les milieux savants, où son travail de géographe est reconnu quasi unanimement. Pour autant, à aucun moment Élisée n’a passé sous silence son passé de Communard, ni son adhésion aux idées anarchistes, notamment au travers de publications qui le rendent suspect aux yeux des divers avatars du pouvoir. L’Université Libre de Bruxelles lui ouvre ses portes et le savant géographe y voit une bonne opportunité de changer d’air, vu l’atmosphère peu propice aux anarchistes, en France, depuis les attentats de Ravachol. Mais le conseil d’administration de l’université bruxelloise se dégonfle au dernier moment et annule les cours d’Élisée. Cette décision provoque la colère de certains enseignants et d’une partie des étudiants, qui vont engager un bras de fer avec les vieilles barbes du conseil d’administration, durant le mois de janvier 1894. Le conflit débouche sur le projet de création d’un établissement académique dissident, l’Université Nouvelle. Et les anarchistes belges, dans toute cette histoire, où se situent-ils ?

A ce stade, on peut assez difficilement affirmer que la création de l’Université Nouvelle soit une affaire anarchiste. Certes, c’est l’anarchisme de Reclus qui, en l’apparentant à Ravachol, Vaillant et autres fauteurs d’attentats, lui vaut d’être rejeté par l’université bruxelloise. Mais ce n’est pas une solidarité de classe, ou d’idée, qui va mobiliser les forces en sa faveur. Le grand mobile invoqué par les étudiants, c’est la défense de la libre pensée. Quant aux autres soutiens académiques et extra-académiques du géographe quoique anarchiste, ou de l’anarchiste quoique géographe, ils appartiennent à la tendance la plus progressiste du réformisme parlementaire, mais ce ne sont pas des anarchistes. Pour la plupart, l’adhésion à la Première Internationale a été une étape vers une évolution politique non dénuée d’ambiguïté, teintée de proudhonisme, de marxisme et de stratégie parlementaire. Toujours est-il que, désormais, au sein de cette faction, la grande affaire, c’est devenu, depuis la création du Parti Ouvrier belge (P.O.B.) en 1885, et avant toute chose, la lutte en faveur du suffrage universel. « Clé de toutes les réformes, il est la clé du paradis socialiste », écrit Jan Moulaert, historien du mouvement anarchiste en Belgique. Enfin… on dit « universel » mais… c’te blague ! Universel au masculin et rien qu’au masculin. Le suffrage, c’est bidon, on sait. On est anar, oui ou zut ? N’empêche… Il faudra attendre 1948 pour que les femmes belges accèdent à leur tour au droit de pouvoir voter pour l’imposteur de leur choix.

On s’égare. En résumé, depuis la création de l’Internationale antiautoritaire, il existe un mouvement anarchiste actif en Belgique, même si, comme on l’a dit dans une autre partie de ce récit, le jeune royaume semble méfiant envers les discours prônant l’insurrection ou la révolution, et qui risquent de mettre en danger une identité nationale et des institutions bâties sur le terreau de l’indépendance. Un petit brin de nationalisme patriotard au revers du veston pour brocher sur le tout : paraît, à l’époque, que ça fait chic ! Surtout que la Belgique, c’est le genre pays de cocagne, en ce temps-là, le fleuron du capitalisme industriel. En deux mots : la bourgeoisie et l’aristocratie d’affaire ont connu une ascension fulgurante. Deuxième économie mondiale, derrière l’Angleterre, les Belges peuvent un peu se la péter. L’a pas loupé le train de la révolution industrielle, le petit royaume… Tu pourrais te dire que le ruissellement fait son œuvre, alors, et que les ouvriers belges vivent comme des petits pachas, bénéficiant des retombées économiques de la plus value qui déborde du vase de l’actionnariat. Peau de balle et balai de crin. La tendance globale du monde politique, c’est l’administration des classes laborieuses selon les critères d’un libéralisme bourgeois, paternaliste, mais singulièrement coupé des réalités du monde prolétaire. Sorti des cercles nantis, c’est la misère, le travail harassant pour les uns, le chômage persistant pour les autres. Le travail des enfants. Quelques ébauches de protection sociale ont vu le jour, fruit des revendications et de l’organisation de la contestation au sein du monde ouvrier. L’exploitation reste la norme. Le droit de grève n’existe pas, chaque grève est donc illégale et entraîne des sanctions sévères. Le suffrage – on parlait du droit de vote, plus bas – est censitaire et réservé à ceux qui ont les moyens. Il devient plural après la grève de 1893. Les salaires baissent quand les exploiteurs craignent de voir diminuer leurs bénéfices, en cas de crise ou de surproduction.

En somme, voilà un terreau bien fertile pour générer de l’agitation prolétaire ! Pour autant, l’ambition du P.O.B. se résume à une équation bien simple, pour résumer : obtention du suffrage « universel », élections, participation de ses élus au gouvernement (par la grâce d’une coalition avec les libéraux, histoire de remballer les catholiques conservateurs dans l’opposition) et réformes en vue d’améliorer le sort des ouvriers et ouvrières. Socialiste, parlementariste, le parti recrute ses cadres parmi les milieux petit-bourgeois et intellectuels progressistes. Rapidement, sa grande capacité d’organisation va drainer massivement la masse des ouvriers, au détriment des autres formes de socialisme, en particulier révolutionnaire, comme le blanquisme, ou l’anarchisme, ou encore l’éphémère parti socialiste républicain. Rude concurrence, sur ce terrain, pour le mouvement anarchiste qui, entre la fondation de l’Internationale antiautoritaire et la fin du 19ème siècle, peine à s’implanter en Belgique ! Pour tout dire, quand on dit qu’il peine, il faut comprendre cela en termes quantitatifs, mais aussi, sans doute, organisationnels. Les libertaires déclarés et conscients se comptent en petit nombre, dans les rangs prolétaires. Cela ne signifie pas que les idées anarchistes n’aient pas circulé parmi les rangs du monde ouvrier et ne l’ait pas tenté, à certains moments. La Belgique de ce temps, de par son fort taux d’industrialisation, compte une population ouvrière nombreuse et diverse, en particulier dans le Borinage, la région du Centre et le bassin liégeois, où ont éclos les secteurs miniers, sidérurgiques et verriers. C’est donc sans surprise que nous détectons les foyers les plus animés de l’anarchisme belge wallon à Charleroi et à Liège. Bruxelles, en tant que capitale et que carrefour cosmopolite des révolutionnaires de tous horizons, fait figure également de lieu phare de l’anarchisme. Mais le foyer le plus actif et le plus constant s’avère sans conteste être Verviers, la cité lainière, qui fonde la prospérité de ses nantis et l’exploitation de ses classes laborieuses sur le filage et le cardage de la laine. Tels sont les principaux pôles où se concentrent les « groupes anarchistes de la partie de l’humanité parquée sur la portion de territoire appelée Belgique par ceux qui nous exploitent » (La Liberté, Verviers, 23-10-1886).

Le parti ouvrier belge (P.O.B.), depuis sa création, a établi sa stratégie sur deux ressorts tactiques principaux : l’encadrement des « masses » indisciplinées, d’une part, et la décrédibilisation systématique du mouvement anarchiste, d’autre part. Il s’agit ni plus ni moins de se démarquer résolument du spontanéisme des foules laborieuses en colère et de donner des gages de respectabilité parlementaire. L’année 1886 a constitué un tournant, le « plus jamais ça » du socialisme réformiste. C’est que les célébrations du quinzième anniversaire de la Commune de Paris avaient bien failli tourner à la révolution sociale, à Liège d’abord, puis dans la région carolorégienne. Au final, l’épisode a montré ses limites, en particulier l’absence de capacité – ou de volonté ? – du mouvement anarchiste belge à transformer l’émeute en insurrection. Les formes favorites de l’expression des anarchistes, issus de la classe ouvrière, ce sont les meetings et les journaux (la « Papier- und Tribünenpropaganda » relève l’anarchiste allemand Johann Neve qui a fréquenté les milieux anarchistes verviétois). Lorsque le défilé du 18 mars 1886 tourne à l’émeute, à Liège, les anarchistes sont débordés et ne profitent pas de leur avantage. La Belgique, en revanche, a retenu la leçon et les actions de police vont avoir raison de la vitalité du mouvement anarchiste : contrôles, confiscation du matériel d’imprimerie, peines de prison, expulsions… Certains historiens relèvent que le mouvement anarchiste belge en ce temps-là manque d’un grand personnage charismatique. Autant dire un meneur, une figure de proue, une tête de gondole. Et qu’Élisée aurait pu être la vedette qui aurait donné plus d’envergure à l’anarchisme en terre wallonne, l’équivalent de Domela Nieuwenhuis, un Néerlandais qui fut en partie l’inspirateur des anarchistes flamands au nord du pays. Il s’agit évidemment d’une vision romantique de l’histoire et cette absence de Grand Timonier de service, fût-il libertaire, constitue plutôt un signal positif en faveur de l’anarchisme belge wallon. Toujours est-il que celui-ci, issu principalement du milieu prolétarien, révolutionnaire, n’a pas grand-chose à voir ni à partager avec le monde académique. L’affaire Reclus, en trois mots comme en cent, ce n’est pas vraiment leur affaire. Il y aura peu de commentaires, finalement, de la part des journaux anarchistes belges et, en retour, rien ne laisse penser que Reclus ait eu le moindre contact avec les groupes anarchistes disséminés en Wallonie et à Bruxelles.

Christophe

Groupe Ici & Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Première partie : L’annonce faite à Élisée

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Deuxième partie : Où ça barde entre les étudiants et les vieux barbons

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Deuxième partie : Où ça barde entre les étudiants et les vieux barbons

13 mardi Avr 2021

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Élisée Reclus par Nadar (1889). Document Wikipédia.

Dans le premier épisode, nous avons raconté comment Élisée Reclus avait été invité à occuper la chaire de Géographie comparée à l’Université Libre de Bruxelles, à l’invitation du recteur, un autre géographe, Hector Denis. Nous avons vu comment le conseil d’administration de l’université s’était dégonflée devant la perspective d’accueillir un anarchiste dans ses rangs, suite à l’attentat parisien d’Auguste Vaillant, le 9 décembre 1893. Du coup, le cours d’Élisée Reclus, qui devait commencer au début de l’année 1894 est ajourné sine die…

Avec une élégance consommée, les concernés n’ont pas jugé utile d’avertir personnellement le principal intéressé. Ce dernier apprend donc l’ajournement de son cours par les journaux. Dans un courrier du 5 janvier 1894, Élisée Reclus interpelle l’administrateur-inspecteur Charles Graux. Il s’étonne de ne pas avoir reçu un avis officiel et déplore l’absence d’explication : « Vous jugerez certainement qu’il m’importe de savoir si le retard de mes conférences a été décidé pour des motifs qui indiquent un blâme contre moi ou pour. des raisons absolument étrangères à ma personne. »1 Piteusement, la réponse de Graux s’apparente à un déballonnement de bon bourgeois craignant des troubles à l’ordre public dans une institution plaçant désormais l’audace et le liberté bien au-dessous de la respectabilité et du conformisme : « Les cours consacrés à l’enseignement des sciences sociales sont maintenant ouverts au public. On exige de ceux qui y assistent ni inscription ni carte d’entrée. Le vôtre réunirait assurément des auditeurs en très grand nombre et, dans les circonstances actuelles, il pourrait se mêler à la foule attirée par votre science et votre renommée, des groupes qui se livreraient à des manifestations sympathiques ou hostiles inspirées par des mobiles étrangers à vos leçons. Pour éviter des faits de ce genre, qui porteraient atteinte à la fois à la dignité de votre enseignement et à l’ordre d’une institution exclusivement consacrée à la science, le Conseil d’Administration a pris la décision que j’ai l’honneur de vous faire connaître. »

Parmi les membres du corps enseignant et dans les rangs des étudiants, il se trouve peu d’anarchistes, à proprement parler. Mais on voit se lever, parmi les libéraux progressistes et les socialistes (ces derniers en pleine ascension politique depuis la création du Parti Ouvrier Belge en 1884), toute une faction pour qui il n’est pire injure à la libre-pensée que d’interdire à quelqu’un d’enseigner en raison de ses convictions. Et ce tant parmi les étudiants que parmi les enseignants. Anarchiste, Reclus ? Soit, mais c’est le géographe qui a été invité à occuper la chaire de géographie comparée. Lui refuser d’entrer en fonction, c’est la pire atteinte qui puisse être faite à la liberté de penser qui est censée être le fleuron de l’université “libre” de Bruxelles. C’est, au fond, ne pas faire mieux que les cathos, les parangons du dogmatisme contre lesquels toute la faction laïque du jeune royaume a prétendu fonder son existence… Paradoxalement, les plus ardents avocats de la cause d’Élisée Reclus ne sont donc pas des anarchistes, mais des socialistes, comme Edmond Picard et Emile Vandervelde, et des libéraux, comme Paul Janson. Quant à Élisée Reclus lui-même, son sentiment demeure partagé en ce début d’année 1894. Il a « pris le parti, écrit-il dans une lettre à Perron du 6 janvier 1894, de trouver cela très drôle »2. Par ailleurs, les cercles estudiantins, très actifs en ces années-là sur le campus bruxellois, votent deux motions de défense du libre-examen, portées par le Cercle Universitaires et le Cercle Polytechnique. Ainsi les signataires de la motion du 13 janvier affirment-ils ne reconnaître à « aucune autorité le droit de leur défendre de penser ce qui leur plaît et de déclarer ce qu’ils pensent et passent outre aux menaces de l’administrateur-inspecteur ». L’autre motion, un « Appel aux étudiants » paru le 15 janvier et où figurent les signatures de trois enseignants de l’université, se conclut quant à lui sur ces mots : « Il importe de démontrer à ce corps qui se recrute lui-même qu’il n’est plus en accord avec le large esprit qui doit inspirer une Université qui se dit libre. Ne comptez ni avec les menaces par lesquelles on essaye de vous intimider, ni avec les périls scolaires qu’on vous fait entrevoir. […] Ne faiblissez pas ! On parle de vous contraindre à la soumission. C’est vous qui avez le droit de crier à la pédagogie arrogante et oppressive : se soumettre ou se démettre ! » Entre-temps, le président du Cercle Universitaire a d’ores et déjà invité Élisée Reclus à venir malgré tout à Bruxelles, pour donner des conférences, sous forme de cours libres, en-dehors de l’établissement qui l’a désavoué. Pour le géographe, c’est une opportunité qui s’avère intéressante, surtout s’il a l’occasion de s’adresser à ces étudiants qui, sans le connaître personnellement, lui ont assuré un soutien dévoué : « Je pense qu’il est toujours bon de dire simplement ce qu’on croit être la vérité et je serais doublement heureux de faire ce cours si parmi les auditeurs je comptais ces jeunes dont je me sentais déjà l’ami. »3 Pour autant, les fossiles et vieux barbons qui composent le conseil d’administration de l’Université Libre de Bruxelles ne sont pas décidés à laisser quelques éléments perturbateurs venir leur tenir la dragée haute. Les motions et blâmes adressés au conseil d’administration, pour « atteinte portée à l’encontre du libre examen », sont jugés offensants par ce dernier. Les sanctions disciplinaires sont à l’ordre du jour. Le bon vieux paternalisme libéral, toujours d’actualité dans les milieux prétendument progressistes, a recours à une astuce bien reniflée, supposez un peu : on va enjoindre aux pères des étudiants d’intervenir, de ramener les galopins à la raison et ce sous la menace d’une exclusion. On n’a pas de doute là-dessus, faut croire : au papa de montrer qu’il est seigneur et maître sous son toit !

Le résultat escompté réserve pour le moins un effet de pétard mouillé !… Pire : c’est même tout l’inverse qui se produit ! La ferveur estudiantine se trouve raffermie par les soutiens affluant de toute part, notamment d’autres cercles d’étudiants, d’autres universités. Le corps enseignant compte également quelques réfractaires dans ses rangs, comme on a dit plus haut, parmi lesquels figurent Guillaume de Greef, Émile Vandervelde, Edmond Picard, le recteur Hector Denis, Paul Janson. Ce dernier est à l’initiative de la création d’un comité de protestation, bientôt surnommé le « comité Janson », qui assure de son appui les étudiants exprimant leur mécontentement suite à l’ajournement du cours du célèbre géographe. Ce comité, composé de dix-huit signataires, anciens élèves de l’ULB, députés, avocats, journalistes, et trois enseignants de l’université, incite résolument les étudiants à tenir tête au conseil d’administration. Le comité organise le 20 janvier 1894 un grand meeting à l’Alcazar, au cours duquel ses membres s’engagent, dans l’éventualité où le conseil d’administration exclurait effectivement des étudiants, à organiser des cours de remplacement en-dehors de l’université afin de les préparer aux examens.

Dans le chef des membres du comité Janson, stimulés sans doute par les éléments les plus radicaux des Cercles universitaires, un projet vient de germer. Si l’Université Libre de Bruxelles trahit son mot d’ordre, sa raison d’être, à savoir la liberté de parole, de pensée et d’enseignement, laissons-la aux fossiles et aux vieux barbons ! L’idée de la fondation d’une nouvelle université, vraiment libre, commence à voir le jour. Dans la foulée, la loge maçonnique des Amis Philanthropes (celle à laquelle appartenaient la plupart des fondateurs de l’Université Libre de Bruxelles !) fait savoir qu’elle met à disposition ses locaux pour la tenue d’éventuels cours de rechange. Dans une réponse d’Élisée Reclus à un courrier de Paul Janson, le géographe ne fait pas mystère de l’enthousiasme qui l’anime : « Je suis tout à la science, tout à mes compagnons d’étude, tout à la mission d’enseignement qui me sera confiée par vous. » Toutefois, nous verrons plus loin qu’il convient de nuancer ce propos si l’on ne veut pas trahir la lucidité dont faisait preuve le géographe anarchiste pour jauger la situation.

Désormais, le conflit devient irréversible, de part et d’autre. Le « vénérable » des Amis Philanthropes, Goblet d’Alviella, qui tenait Reclus pour un individu « connu pour ses opinions exaltées », se démet de ses fonctions au sein de la loge. De son côté, le recteur Hector Denis remet sa démission au conseil d’administration de l’université le 25 janvier. Les cours de Guillaume de Greef, seul enseignant signataire de l’appel aux étudiants à ne pas s’être rétracté, sont suspendus. Enfin, les derniers étudiants à refuser de revenir sur leur décision défilent un à un devant le pro-recteur Léon Vanderkindere, en une sorte de petit tribunal d’exception. L’exclusion est prononcée contre une poignée d’étudiants parmi les plus résolus.

Dans les couloirs de l’Alma Mater, Vanderkindere est hué, chahuté. Les étudiants manifestent à plusieurs reprises en faveur de Denis et de de Greef. La situation devient tendue à l’extrême, au point d’amener le conseil d’administration, le 30 janvier, à fermer l’université durant une durée indéterminée. Le 1er février, les étudiants en viennent encore aux mains avec les forces de police, rue des Sols. L’édition du 2 février du journal L’Indépendance se fait l’écho de la situation : « On ne parle toujours que de cela et pour cause, car l’agitation continue de plus belle. A preuve les manifestations estudiantines de mercredi… Rien n’est plus triste comme l’aspect des grands bâtiments dépeuplés. » Et tandis que le conseil d’administration s’obstine dans ses visées disciplinaires, les premières leçons de la future « université nouvelle » se déroulent dans les locaux des Amis Philanthropes. Cette fois, la sécession est consommée, surtout qu’une trentaine de professeurs étrangers ont fait savoir qu’ils étaient prêts à venir y enseigner.

Le début des cours d’Élisée Reclus est annoncé pour le 2 mars.

La suite au prochain épisode…

Christophe

Groupe Ici & Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste

1Correspondance. Tome 3 / Élisée Reclus, Reclus, Élisée (1830-1905), p.153

2Correspondance. Tome 3 / Elisée Reclus, Reclus, Élisée (1830-1905), p.154

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Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Première partie : L’annonce faite à Élisée

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Première partie : L’annonce faite à Élisée

12 lundi Avr 2021

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Élisée Reclus par Nadar (1889). Document Wikipédia.

Le 25 octobre 1894, à Bruxelles, une école d’inspiration universitaire, l’Université Nouvelle (de son vrai nom l’École Libre d’Enseignement Supérieur), était inaugurée. Elle accueillait parmi les rangs de ses enseignants les plus en vue une sorte de célébrité dans le monde savant : un certain Élisée Reclus, géographe de renommée internationale et… anarchiste déclaré. Sa carrière académique sur le territoire belge avait connu des débuts quelque peu agités. C’est en effet l’invitation qui lui avait été faite de venir enseigner au sein de l’Université Libre de Bruxelles qui allait être à l’origine d’un fameux bousin ! On va faire un tour par là-bas, histoire de se faire une idée ? Revenons un peu en arrière, en 1892, au moment de l’annonce faite à Élisée par le recteur de l’Université Libre de Bruxelles de venir occuper la chaire de Géographie comparée. 

L’Université Libre de Bruxelles, fondée en 1834, c’est un produit assez emblématique de la complexité de la Belgique du 19ème siècle. Peu avant l’indépendance du pays (1830), une union des contraires avait conduit le courant progressiste libéral – athée et libre-penseur – à conclure un pacte avec la mouvance catholique, particulièrement influente à cette époque. De cette union, était née une constitution (1831), et un petit pays, devenu royaume. Ladite constitution serait socialement et politiquement plutôt moderne, tandis que l’enseignement demeurerait majoritairement aux mains des congrégations religieuses. La rivalité se fit bientôt jour à travers l’opposition politique entre les libéraux, rejoints plus tard par les socialistes, d’une part, et un parti catholique très conservateur et encore largement majoritaire, d’autre part. Par ailleurs, la mouvance progressiste allait tenter de développer une filière scolaire laïque, capable de damer le pion à l’hégémonie catholique sur le monde de l’enseignement. C’est de ces efforts, portés notamment par une coterie maçonnique assez résolue, représentée principalement par la loge du Grand Orient de Belgique Les Amis philanthropes, que l’Université Libre de Bruxelles allait tirer sa naissance. Un mot d’ordre détermine sa raison d’être et lui tient lieu de parrain de baptême : le libre-examen. Autrement dit : rien ni personne ne peut forcer quiconque à penser autrement que ce que sa raison lui dicte. L’interdit et la censure, en matière de recherche scientifique, sont particulièrement mal considérés, comme on s’en doute. Pour autant, il s’agit d’une institution qui demeure profondément imprégnée d’un esprit progressiste et radical, certes, mais aussi, et de préférence, réformiste et petit-bourgeois. On retrouve dans ses rangs les partisans farouches de la libre-pensée et de l’anticléricalisme, des libéraux progressistes et, plus tard, des socialistes, faisant cause commune contre les “calotins”, les cathos, les culs-bénis. En somme, la fondation de l’Université Libre de Bruxelles constitue la réplique laïque et libérale, dans un rapport de symétrie inversée, à la fondation de l’Université catholique de Malines, la même année, à l’initiative des évêques de Belgique. Contre le dogmatisme et le cléricalisme, l’Université Libre de Bruxelles se veut le refuge de la libre-pensée, tant au point de vue social que scientifique.

Élisée Reclus, en 1892, a définitivement installé sa réputation de géographe. Il a gagné l’estime des milieux savants, en dépit, osera-t-on dire, de son idéal anarchiste dont il ne fait nullement mystère. La publication de sa Nouvelle Géographie Universelle assure sa renommée autour du monde. Il reçoit deux distinctions en France : la grande médaille d’honneur annuelle de la Société de topographie de France et la grande médaille d’or de la Société de géographie de Paris. Pourtant, son adhésion à l’idéal anarchiste, qu’il a hissé au rang d’une éthique, lui vaut les suspicions du pouvoir en place. Après les attentats de Ravachol, il ne fait pas bon être anar sur le territoire français ! En plus, l’histoire en rajoute une couche : Auguste Vaillant a suivi l’exemple de Ravachol et balancé une bombe à la chambre des députés le 9 décembre 1893. Le neveu d’Élisée, Paul, a été en lien avec Vaillant peu avant l’attentat. Il est en fuite. Pour les autorités judiciaires françaises, ça la fiche mal. Le rapport de force a déjà commencé, qui sera consacré, au grand déshonneur de l’état français, par l’adoption des Lois scélérates de 1893-1894. C’est alors qu’une invitation à enseigner en Belgique, à l’université de Bruxelles, décide Élisée à prendre une nouvelle fois le chemin de l’exil. Le géographe est attendu afin d’occuper la chaire de Géographie Comparée et ses cours doivent commencer en mars 1894. Il s’agit d’une invitation personnelle, adressée à Élisée Reclus par Hector Denis, professeur de géographie et d’économie politique à la Faculté des Sciences de l’Université Libre de Bruxelles. Depuis 1892, il en est devenu le recteur, premier enseignant étiqueté socialiste à accéder à cette fonction. La réponse de Reclus est positive. Auparavant, il souhaite achever un ouvrage qu’il a sur le gaz et qui sera le support de ses prochaines leçons. Il s’engage donc à commencer ses cours pour le début de l’année 1894.

Au bout d’un peu plus d’un demi-siècle d’existence, l’Université Libre de Bruxelles s’est tout doucement engoncée dans sa respectabilité. Pas de vagues, pense-t-on sans doute très fort, parmi les rangs du conseil d’administration !… D’autant que le mouvement anarchiste, en Belgique, même s’il ne représente pas une menace inquiétante au point de vue quantitatif, on connaît et on s’en méfie ! Dans les rangs de la bourgeoisie, grande et petite, mais peut-être encore plus chez les socialistes, fondateurs du Parti Ouvrier de Belgique (POB), réformistes qui ambitionnent de transformer la condition des ouvriers par la voie parlementaire. En 1886, des émeutes et des grèves menées – on n’ose pas dire organisées, vu leur caractère imprévu – par les anarchistes avaient sérieusement inquiété les autorités du pays devant le risque de débordements insurrectionnels. Autant dire que le conseil d’administration de l’université bruxelloise commence à déchanter à l’idée de recruter un bonhomme défendant avec intelligence et résolution l’idéal anarchiste. Suite à l’attentat de Vaillant, la famille Reclus a reçu la visite peu courtoise de la maréchaussée, effectuant saisies et perquisitions. Les forces de police ont fait chou blanc, les Reclus sont hors de soupçon. Seulement voilà, le fait d’avoir fait l’objet d’enquêtes policières, c’est un peu comme la calomnie : il en reste toujours quelque chose… D’autant plus qu’on a commencé à diffuser sur le campus de Bruxelles un opuscule de Reclus, “Pourquoi sommes-nous anarchistes ?” qui… eh bien, pour le dire franco, qui taille plus qu’un costard à toutes les incarnations du pouvoir et de l’autorité… Il les lamine en faisant ni plus ni moins de la destruction de l’état et de toutes les formes de domination (bourgeoisie, armée, police, magistrature, clergé) la condition de la réalisation d’une société d’humains libres et égaux. La Belgique est un jeune état, en pleine expansion économique (en phase d’enrichissement par la grâce, entre autres, du pillage systématique du Congo, organisé par le monarque mégalomane de l’époque, Léopold II), fier de son indépendance et de la stabilité de ses institutions. Un anarchiste donnant des leçons à l’Université ? Pas bon, ça ! Cela risque de provoquer des troubles à l’ordre public, des manifestations, cela va nuire à la réputation d’un établissement académique désormais honorable… « Les instances dirigeantes de l’université prirent peur. Le cours était accessible au public. Les responsables imaginèrent l’auditoire transformé en champ clos où allaient s’affronter, non pas des intellectuels, mais, d’une part, une pègre révoltée et, d’autre part, des réactionnaires fanatiques. »1 Le conseil d’administration de l’Université Libre de Bruxelles glisse sur la peau de banane d’un conservatisme à la papa : Élisée Reclus est prié d’ajourner son cours. Celui-ci apprend la nouvelle par les journaux avant d’en être informé par les voies académiques officielles. C’est encore une autre annonce faite à Élisée. Et celle-ci va provoquer une sérieuse foire d’empoigne.

Comment Hector Denis va-t-il réagir face à cette décision ?

Les étudiants vont-ils se mobiliser en faveur du savant géographe ?

Les anarchistes belges vont-ils apporter leur soutien à ce compagnon désavoué par une institution officielle ?

Elisée Reclus viendra-t-il enseigner à Bruxelles ?

Vous le saurez en lisant la suite des aventures d’Élisée Reclus en Belgique, dans le prochain numéro du Monde Libertaire !

Christophe

Groupe Ici & maintenant de la Fédération anarchiste, Belgique

1Jean De Meur, L’anarchisme en Belgique, éd. Pierre de Méyère, Bruxelles, 1970, p.36.

Quelques remarques sur l’historiographie du mouvement anarchiste en Belgique

22 lundi Mar 2021

Posted by fortunehenry2 in Analyse

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Tout commence par un constat et une comparaison. L’histoire des mouvements anarchistes en France, en Allemagne, en Espagne ou aux États-Unis, est abondamment documentée. C’est même assez peu de le dire. Chacun, chacune est en mesure de citer le nom d’un ou d’une anarchiste française, Louise Michel ou Sébastien Faure. N’énumérons pas, et laissons à chaque lecteur et lectrice le soin de faire l’exercice par devers soi pour chacun des pays évoqués, et pour d’autres. Par contre, citer le nom d’un ou d’une anarchiste belge avant 1918 appartient déjà au rayon des spécialistes, archivistes ou historiens, historiennes de métier. Victor Dave, peut-être, dans la mesure où Emma Goldman parle de lui – en bien ! – dans son autobiographie. Et peut-être une mention spéciale pour Jean de Boë et Raymond « la science » Callemin, qui ont tous deux actifs à divers titres dans la bande à Bonnot. En Belgique même, faut pas croire, l’histoire de l’anarchisme est largement oubliée, la présence et l’influence du mouvement amplement minimisées. Il faut attendre l’entre-deux guerres pour que des noms émergent, figures emblématiques de l’anarchisme : Ernestan (Ernest Tanrez), Hem Day (Marcel Dieu), Léo Campion (qui n’est belge qu’à moitié)…

Il faut alors se tourner vers les bibliothèques. C’est un autre constat qui s’impose alors : depuis 1970, seulement deux livres ont été consacré à l’histoire du mouvement anarchiste. Le premier, signé Jean de Meur et intitulé « L’anarchisme en Belgique – la contestation permanente », s’en tient à des généralités. Il s’agit d’un livre un peu hétéroclite, évoquant aussi bien l’existence de quelques figures marquantes que la présence d’anarchistes étrangers ayant séjourné en Belgique. La méthode historique est lacunaire, on se demande même à quelle méthodologie le livre a recours. On peut y glaner toutefois quelques témoignages de première main, introuvables ailleurs, de personnes interviewées de leur vivant par l’auteur. L’autre ouvrage, de 1996, fait basculer la balance du côté inverse. « Le mouvement anarchiste en Belgique (1870-1914) », de Jan Moulaert (traduit du néerlandais) est une somme considérable où la rigueur de l’historien fait peu de place au lyrisme militant. C’est le but, direz-vous, à juste titre, puisque il s’agit d’une thèse de doctorat et que l’auteur ne prétend pas faire œuvre de militant. On pourrait presque dire que Moulaert, au regard de l’aspect pointu de ses recherches, a « tué » le sujet. Le chercheur a probablement dépouillé et relevé toutes les sources disponibles, avec une exhaustivité redoutable.

Deux livres, et c’est marre ! On retrouve bien des mémoires de master, quelques articles, ou conférences, un chapitre écrit par Jacques Gillen, « Les anarchistes en Belgique », dans un excellent ouvrage (Anne Morelli, José Gotovitch, Contester dans un pays prospère : l’extrême gauche en Belgique, Peter Lang, Collection Études Canadiennes, volume 6, 2007). En ligne, on trouve également une synthèse du mémoire de master de notre compagnon Nicolas Inghels (Ici & Maintenant, groupe belge de la FA), « Histoire du mouvement anarchiste en Belgique francophone de 1945 à nos jours ».
Bien-sûr, on n’omettra pas les ouvrages de référence que sont, notamment, l’Histoire de l’anarchie de Max Nettlau, et toute la bibliographie de l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique. Concernant le premier, la focale n’est pas spécifiquement ajustée sur la « cas Belgique » et, concernant la seconde, elle fait la part belle, pour ne pas dire exclusive, au rôle du POB, parti socialiste réformiste, ancêtre du Parti Socialiste. Tout ceci, même lu en creux, nous fournit quelques enseignements utiles.

Une spécificité ?

Pour mettre les choses au clair, quelle serait l’importance à accorder, au sein d’un mouvement internationaliste, à une éventuelle spécificité belge ? Si c’était pour s’en arranger au profit d’un chauvinisme cocardier, tout le monde s’accorderait pour dire : plutôt crever. Mais à y regarder de plus près, cette spécificité existe pour ainsi dire malgré nous, toutes et tous, militants anarchistes. Chaque nation a tracé, au seul gré de puissances réactionnaires, des frontières et des identités qui ont fini par déterminer des contextes sociaux, culturels et politiques fondamentalement différents, selon qu’on se trouve au-delà du Rhin, des Pyrénées, de l’autre côté de l’Atlantique ou de la Méditerranée, ou encore outre-Quiévrain. Et pour chaque pays, on pourrait encore ajouter les nuances régionalistes qui ont la peau dure, pour le meilleur comme pour le pire. Certaines identités régionales ont pu constituer des bastions de résistances à des états centralisateurs autoritaires, tout comme elles peuvent former le terreau de séparatismes teintés de nationalisme xénophobe.

Toujours est-il que ces conditions, même avec la plus noble et résolue des volontés de s’en affranchir, déterminent nos manières de militer, de lutter, de résister et de s’opposer, selon le lieux où les hasards de la vie ont conduit à faire naître chacun, chacune d’entre nous. Ce qui peut fonctionner dans un pays ne conduit pas au même succès dans un autre, et vice versa. Dans la lutte positive, orientée vers l’objectif commun qui nous porte, et dans une dimension internationaliste, ces spécificités tendent à s’estomper. Sans doute pas entièrement, en tout cas insuffisamment. En tout cas, le mouvement anarchiste belge s’est particulièrement nourri de l’anarchisme étranger (relire ce qui vient d’être dit pour comprendre en quel sens le mot est ici employé) – France, Allemagne, Italie, plus particulièrement – car la Belgique s’est trouvé être dès le milieu du 19e siècle un carrefour cosmopolite et point de ralliement de nombreuses factions révolutionnaires des quatre coins de l’Europe.

Une vision d’ensemble

L’histoire des luttes ouvrières en Belgique fait l’objet d’une historiographie abondante, qui permet d’en établir une vue d’ensemble. Pour le mouvement anarchiste, on l’a dit plus haut, rien de tel. L’ouvrage de Jan Moulaert couvre la période qui commence avec la pénétration de la première internationale en Belgique et s’achève à l’aube de la première guerre mondiale. Le mémoire de master de Nicolas Inghels s’intéresse à la période qui suit la seconde guerre mondiale. Entre les deux, nada, Nichts, nitchevo. Aucun ouvrage ne brosse un tableau global, une sorte de « Ni dieu ni maître » à la belge, pour faire écho au documentaire de Tancrède Ramonet.

Nous avons voulu évoquer l’ouvrage de Jan Moulaert comme une sorte d’incontournable, tant par la méthodologie historique que par le travail phénoménal de recherche, parfois d’exhumation, des sources. Certes, et l’on n’y reviendra pas. Mais pour autant, cet ouvrage n’est pas dénué de défaut, voire de travers. Dans l’ensemble, le rôle des anarchistes dans les luttes sociales est assez systématiquement minimisé. Si c’est l’histoire qui l’établit, qu’y faire, dirons-nous ? Pas de révisionnisme possible, fût-ce pour donner la part belle aux anars belges fin de siècle et d’avant la Der des der. Oui mais nul ne peut prétendre à l’objectivité historique absolue et Jan Moulaert n’échappe pas aux interprétations des sources, voire à certains partis-pris. Peut-être même a-t-il contribué à les rendre définitifs. D’abord en pointant deux défauts majeurs dans l’anarchisme belge, tant au nord qu’au sud du pays et dans la capitale : le manque d’organisation (qui est avant tout une méfiance envers toute forme d’organisation centralisatrice, débouchant régulièrement sur l’échec de toute tentative de fédéralisation) et l’absence de figure d’envergure. Pas de Proudhon, pas de Sébastien Faure, pas de Reclus, pas d’Erich Müsham belge. Il manque peut-être une plume de renom à la Belgique, un grand penseur, un intellectuel figure de proue. Peut-être. Mais c’est aussi renvoyer assez injustement au rôle de petits tâcherons les infatigables faiseurs de journaux, les conférenciers, les mobilisateurs de manifestation et les fauteurs de grève qui ont hautement contribué à mener les luttes ouvrières dans l’arène politique et économique.

Le second parti-pris, en non des moindres, c’est d’avoir concentré son récit autour d’un axe dominant, à savoir le rapport d’exclusion mutuelle qui anime les anarchistes et les socialistes réformistes. Grande est et demeure la tendance à ramener l’essentiel du travail de propagande des anarchistes à se définir négativement et systématiquement contre les positions théoriques et la stratégie réformiste et parlementaire du Parti Ouvrier Belge. C’est une part de la vérité mais pas en son entier.

Ce qui est et demeure vrai, et le constat ne prête à nulle interprétation, c’est que le succès du POB auprès des classes laborieuses ont significativement fait de l’ombre et, pour ainsi dire, volé la vedette aux anarchistes belges. La raison de ce succès s’explique diversement, probablement en grande partie en raison de la force d’organisation de la structure de parti, des figures de proue bien connues du mouvement et peut-être aussi (mais on s’en tiendra alors à lancer cela à titre d’hypothèse car il s’agit de psychologie des masses), parce que la stratégie et l’encadrement mis en place par le POB correspondaient mieux aux aspirations et aux modes d’action du monde ouvrier belge. Il y aura un prix à payer : en entrant dans la sphère de la respectabilité parlementaire, les représentants du monde ouvrier allait rendre celui-ci favorable à l’idée d’une défense militaire du pays et en faire la chair à canon des va-t-en guerre toutes obédiences politiques confondues, lors de la boucherie de 14-18. Pourtant, la Belgique était neutre, mais… ceci est une autre histoire !…

Et à propos d’histoire, quand nous parlions de voler la vedette, il reste indiscutable également que l’histoire des luttes ouvrières en Belgique a été assez exclusivement éclairée à la lumière de l’histoire du socialisme parlementaire, au point de phagocyter sans vergogne l’influence des anarchistes dans lesdites luttes. Nous, anarchistes, en avons l’habitude, tant il nous revient de rappeler à chaque premier mai que cette date constitue un moment appartenant en propre à l’histoire anarchiste et, quand les imposteurs socialistes entonnent l’Internationale, que ce chant évoque sans équivoque l’insurrection communarde.

Des sources abondantes et accessibles

Au point de vue de la méthode, commençons par nous dire que le travail de Moulaert, pour précurseur qu’il ait été, mériterait une refonte ou, à tout le moins, de s’atteler à faire l’histoire du mouvement anarchiste belge des origines à nos jours. Désormais, les sources, qui sont abondantes, sont également devenues nettement plus accessibles. Le Mundaneum de Mons détient une collection considérable liée à l’anarchisme (journaux, tracts, etc.), numérisés et accessibles sur simple demande par mail. Un site permet aussi la consultation de nombreuses archives d’époque, françaises et belges, celui des Archives anarchistes. Dominique, gestionnaire du site, nous a par ailleurs spontanément ouvert les portes virtuelles de son fonds documentaire.

Des figures peu connues mais actives

Les têtes pensantes et chevilles ouvrières du mouvement anarchiste belges sont peu connues et peu représentées, dans le Maitron par exemple. Pourtant, Egide Govaerts, Edouard Wagener, les frères Davister pour ne citer que ceux-ci, ont exercé une activité considérable, critiquable à bien des égards, souvent insuffisantes, mais n’est-ce pas en grande partie le propre de cette « mémoire des vaincus » qui compose le récit anarchiste ?

Où sont les femmes ?

Enfin, un travail considérable nous attend si l’on s’en tient aux travaux de recherche de Jan Moulaert. Car s’il est bien une frange de la population belge qui s’avère être singulièrement absente de son histoire du mouvement anarchiste, ce sont bien les femmes. Pas de Louise Michel, pas d’Emma Goldman, pas de Nathalie Lemel belge. Bien-sûr, il faut se garder de toute forme de révisionnisme, fût-il positif. Les conditions culturelles et sociales ont plus que probablement tenu les femmes éloignées pour ne pas dire exclues des groupes et des actions militantes. Mais le bon sens indique aussi qu’elles ne peuvent pas ne pas y avoir pris une part, d’une façon ou d’une autre. Il est à craindre malgré tout qu’en fouillant les archives avec méthode, on ne trouve guère de trace de la présence féminine dans les luttes ouvrières. Comme souvent, ce n’est pas qu’elles en aient été absentes mais sans doute que le rôle qu’elles y ont tenu a été considéré comme négligeable, et donc qu’il n’a pas été jugé utile, y compris par des compagnons de l’époque, d’en conserver la trace.

Pas de lectorat pour une histoire de l’anarchisme belge

La bonne volonté, la curiosité, le souci d’une historiographie renouvelée sont une chose. Pour autant, y a-t-il un lectorat qui puisse trouver digne d’intérêt ces vieilleries ? L’important n’est-il pas d’avantage de se concentrer sur les luttes d’aujourd’hui, ici et maintenant ? Certes, il convient de ne pas se cantonner dans les cartons poussiéreux des archives. Pourtant, à lire les textes de la presse anarchiste belge d’époque, on ne peut qu’être frappé par le ton actuel de ses analyses et de ses revendications. Au fond, les injustices n’ont pas tellement changé et les luttes d’antan font volcan nos mémoires. Rien de tel pour raviver la flamme des luttes d’aujourd’hui et annoncer encore et toujours une société d’égales et d’égaux, sans classe, sans état, affranchie de l’esclavage du salariat.

Enfin, une histoire du mouvement anarchiste devrait tendre à chercher comment il a peiné à s’implanter en Belgique. L’une des hypothèses à retenir renvoie au phénomène de pilarisation de la société belge. Pour faire bref, l’organisation en piliers – linguistiques, philosophico-religieux, politiques et socio-économiques : en établissant toute une série de corps intermédiaires, associations, syndicats, mutuelles, etc., la Belgique a pour ainsi dire codifié le dialogue social au point de laisser assez peu de place aux épisodes à caractère insurrectionnel, ou aux groupes politiques n’appartenant à aucun pilier, hors réseau en quelque sorte. Par ailleurs, l’appartenance à ces piliers autorise l’attribution de subsides et financements publics. On ne peut exclure que cette situation conditionne une certaine forme de loyauté envers le pouvoir subsidiant, autrement dit l’État.

Dans ce contexte, nous, anarchistes, ne pouvons que renoncer à obtenir une place « respectable » qui nous assurerait une reconnaissance officielle – dont nous ne voulons pas – pour devenir des acteurs et actrices du dialogue social. Peut-être parce que nous demeurons fidèle au principe selon lequel la liberté ne se demande pas, elle se prend. Pour autant, depuis toujours, malgré cette pilarisation, des collectifs et groupes non pilarisés ont existé, existent et continueront d’exister. Il apparaît donc essentiel pour nous anarchistes d’occuper une place, dans la contestation, la solidarité avec les luttes ouvrières, prolétaires, féministes, aux côtés des migrants et des victimes du capitalisme, contre le fascisme et l’extrême-droite, les dérives sécuritaires et policières, le pouvoir et la volonté de contrôle de l’État, pour la juste répartition des richesses confisquées par les dominants et les nantis. En attendant la révolution sociale.

Christophe De Mos

L’attentat contre la statue de Thiers : manipulations sans preuves

09 mardi Oct 2018

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Un livre d’auto-promotion en vue des élections de 1885

Cet attentat qui survint juste avant le Congrès de Londres qui vit la propagande par le fait adoptée officiellement par le mouvement anarchiste, fut un échec puisque la statue ne subit pratiquement aucun dégât. L’amateurisme des apprentis propagandistes y fut pour beaucoup selon le rapport du Laboratoire de chimie de la préfecture de police du 22 juin 1881 : « l’opérateur a fait preuve de manque de connaissances pratiques dans cet essai, aussi a-t-il obtenu un résultat contraire à celui qu’il attendait, car le coton poudre mal préparé, mal lavé brûle plus lentement que du coton ordinaire n’ayant subi aucune préparation » (1) ».

Mais cette explosion ratée eut de nombreuses répercussions par la suite et fit l’objet de plusieurs récupérations politiques de la part du Préfet de police et des socialistes.

Dans ses mémoires (2) Louis Andrieux prétendit qu’il savait tout de l’attentat et qu’il laissa faire. C’était se donner le beau rôle sur un événement auquel, en fait, il ne sût rien, comme le prouve le dossier concernant l’attentat, conservé sous la cote Ba 138 des Archives de la préfecture de police. Ce dossier ne comprend aucun rapport d’indicateur, laissant supposer que le préfet de police connaissait le complot, qu’il savait l’heure du départ pour Saint-Germain et connaissais aussi l’heure du crime projeté. Rien de tel dans les documents conservés à la préfecture de police mais une enquête banale montrant plutôt une police dans le brouillard, interrogeant les quelques témoins qui n’avaient pas vu grand chose et soupçonnant les membres de la loge maçonnique dissidente du Pecq situé à proximité de St Germain, dite loge des Amis du peuple dont le maire et plusieurs conseillers municipaux faisaient partie. Piste bien vite abandonnée, mais aucune autre ne fut envisagée, pourtant si cet attentat avait échoué, il pouvait être le premier d’une série d’autres.

Mais le préfet de police ne fit rien, sinon surveiller les anarchistes lyonnais où se trouvait sa circonscription électorale (3)

En cette année 1881, ce préfet de police prétendant, tout en fanfaronnade, que : « Je connaissais les noms des conspirateurs; j’avais voyagé avec eux, du moins par procuration j’avais tout vu, tout entendu, et l’occasion me paraissait bonne pour mettre la main sur ce nid de dynamiteurs ». En fait il ne fit rien du tout. C’est qu’à l’époque la préfecture de police distinguait encore mal les anarchistes des socialistes : les rapports des deux courants étaient mélangés dans le même dossier « Socialisme en France » (Ba 199). Mais ce dossier ne contient aucune note sur l’attentat de St-Germain. On se demande bien comment Andrieux pouvait tout connaître des conspirateurs ?

Ses Souvenirs parurent en 1885, peu avant le scrutin des législatives où Andrieux était candidat. Il faut se rappeler que ce préfet de police, était en même temps un député et que ce livre tombait donc à pic pour justifier son action passée en vue de se faire réélire. La vérité n’était donc pas la vertu première de cet ouvrage qui tenait plus de la belle histoire pour cacher certaines lacunes.

Quand à Joffrin, membre du conseil municipal de Paris, mis en cause par un groupe anarchiste lors du congrès de la Fédération du Centre en 1883, il n’hésita pas, pour se défendre à calomnier les anarchistes. Il prétendit que les 24 assistants à la réunion de Levallois-Perret du samedi 25 juin 1881, qui adressaient « leurs félicitations aux amis inconnus » qui venaient de tenter de faire sauter la statue de Thiers, avaient publiquement revendiqué la responsabilité de la tentative de dégradation de monument public. Mais, saluer les amis inconnus et revendiquer l’attentat, ce n’est pas la même chose. Joffrin se trompa au passage sur le nombre de signataires qu’il réduisit à 13.

Mais Joffrin ne s’arrêta pas là et donna des noms : il cita trois, Serraux dit Spilleux, Gérard et Planson, qui auraient émargé à la préfecture de police.

Malheureusement pour lui, Serraux n’était pas signataire de l’appel émanant de la réunion de Levallois-Perret, quant à Gérard et Planson, il ne fournit aucune preuve, pour étayer ses affirmations.

Ses accusations peu précises et sans réelles preuves relèvent donc plus d’une rhétorique habituelle à l’époque : qualifier de mouchards ses ennemis politiques afin de les discréditer.

Cet attentat raté allait être le premier de toute une série d’autres à Montceaux-les-Mines et Lyon mais Andrieux, malgré sa soi-disant habileté, passa complètement à côté de cette menace pour le système en place.

Qui étaient les auteurs de l’attentat contre la statue de Thiers ? Aucun document n’apporte de réponse à cette question. Jean Grave (4) prétendit, pour sa part, que l’action avait été commise par « deux ou trois Méridionaux, fraîchement venus de Marseille » mais sans donner plus de précisions sur l’origine de son information qui reste donc, elle aussi, à prendre avec précaution.

Jean Maitron (5) reprit les affirmations d’Andrieux, sans distance critique par rapport à un ouvrage sujet à caution et en l’absence de tout autre document : « C’est ainsi qu’il (Andrieux) laisse se monter – s’il ne l’organise lui-même grâce à son agent Serreaux (6), directeur du journal – un attentat contre la statue de Thiers récemment inaugurée à Saint-Germain ».

Une historiographie jamais remise en cause.

  1. Arch. Préf. de pol. Ba 138
  2. Souvenirs d’un préfet de police. Jules Rouff et Cie, éditeurs. 1885
  3. Voir à ce sujet le dossier Ba 394 « Menées des socialistes et anarchistes révolutionnaires lyonnais » ouvert en juillet 1881.
  4. Quarante ans de propagande anarchiste par Jean Grave. L’histoire/Flammarion. 1973 p. 403
  5. Le Mouvement anarchiste en France. Tome I par jean Maitron. FM/ Fondations 1982, p. 141
  6. Il s’agit de Serraux

Lire le dossier complet : L’attentat contre la statue de Thiers à Saint-Germain le 16 juin 1881

Qui dénonça Ravachol à la police ?

26 mercredi Sep 2018

Posted by fortunehenry2 in Analyse

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Document Wikipédia

Pour Jean Maitron dans son livre Le mouvement anarchiste en France (1), ce n’est pas Chaumartin qui joue le rôle de délateur, c’est une femme qui signe ses rapports X2, qu’il nomme S. d’A… sans donner son patronyme complet.

Mais pour arriver à cette conclusion, il doit tordre quelque peu un document. En effet X2 dans son rapport à la Préfecture de police daté du 16 mars 1892 indique : « Soyez patient et surtout pas d’imprudence ; je suis seul* à connaître le fait que je vous signale et si j’étais soupçonné*, en même temps que les représailles seraient terribles, vous perdriez un* auxiliaire précieux ».
Or Maitron ajoute un « e » à « seul » pour transformer l’indicateur en indicatrice, oubliant au passage de féminiser les autres mots.
Mais les documents contenus dans le dossier Ravachol de la Préfecture de police montrent que la réalité est plus complexe et que le pseudo X.2 recouvre en réalité deux personnes : Léonie Darmilly et son fils. L’officier de paix l’indique dans son rapport du 1er avril 1892 : « J’ai en X. 2 et pour le même prix, deux correspondants, lui et sa mère ».
Dans les faits, c’est le fils qui dénonça Ravachol, tous les rapports signés X. 2 sont au masculin, Léonie Darmilly semble n’avoir joué qu’un rôle secondaire : deux rapports vont dans ce sens.
Dans sa note à la Préfecture de police du 18 mars 1892 X. 2 indique : « Demain, 18 courant, je vois la femme Chaumartin qui m’offre à déjeuner et me fera des confidences, à moins que Mathieu et Biscuit ne restent présents ; mais dans ce cas, samedi, je l’emmènerai chez ma mère* où je lui donnerai à déjeuner à mon tour ». La mère de X. 2 ne fait donc partie que d’un scénario de repli dans l’hypothèse d’une présence de Mathieu et Biscuit chez Chaumartin.
Un autre rapport de Fédée montre que Léonie Darmilly à joué un rôle plus primordial mais dans l’affaire du vol de dynamite de Soisy-sous-Étiolles auquel participa Ravachol et qui lui permit de se procurer les explosifs pour ses attentats : « A déduire 200 francs me restant en trop sur une précédente avance de 1.000 francs qui m’avait été faite pour récompenser Léonie D’Armilly de ses services dans l’affaire des explosifs (X. 2) ».

Le reçu signé le 31 mars 1892 pour la somme de sept cent cinquante francs et signé X.2 Darmilly, pourrait laisser penser que que l’indicateur, comme sa mère se nomme Darmilly.

Aucun autre  document du dossier Ravachol de la Préfecture de police ne donne le nom du fils de Léonie Darmilly, la police cherchant toujours à protéger ses informateurs, c’est sans doute parce que la mère joua un rôle secondaire dans cette affaire que son nom est cité.

*mis en gras par mes soins

(1) Tome 1. Des origines à 1914. FM Fondations, p. 459. Edition de Décembre 1982

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