LES PROCÈS ANARCHISTES

L’année 1882 marque une évolution nouvelle de l’armée socialiste et anarchiste. Pour la première fois depuis la Commune, les révolutionnaires passent des paroles aux actes, et la « justice bourgeoise » est forcée d’intervenir.

Deux procès permettront d’étudier ce mouvement que, pour notre malheur, les années à venir verront sans doute se dessiner et se généraliser davantage l’affaire du gréviste Fournier, qui tira sur un patron à Roanne, et l’affaire des troubles de Montceau-les-Mines.

J’ai cru devoir réunir dans le même chapitre ces deux procès qu’il faut rapprocher l’un de l’autre, parce que la lueur du pétrole les éclaire tous deux.

LE GRÉVISTE FOURNIER

Montbrison, 20juin.

Aujourd’hui comparaît devant la Cour d’assises de la Loire, séant à Montbrison, Pierre Fournier, ce jeune ouvrier tisseur qui a tiré sur un patron pendant la dernière grève de Roanne.

Cet enfant perdu de la révolution sociale, qui en est déjà à l’assassinat quand les travailleurs n’en sont encore qu’à la grève, n’a pas plus de dix-neuf ans. C’est dire qu’il faut voir en lui un halluciné, un malheureux affolé par la haine que les déclamations des orateurs d’atelier ont fait naître et ont entretenue dans son esprit.

Certes, Fournier n’est pas excusable et le jury de la Loire fera son devoir en ne le renvoyant point indemne. Mais s’il était possible de faire asseoir à côté de lui tous ceux qui, par la plume ou par la parole, l’ont préparé et dressé à l’assassinat, combien les responsabilités seraient plus lourdes du côté des théoriciens de la chasse aux patrons !

Les faits de la cause sont des plus simples. II sera curieux, cependant, d’étudier d’après les réponses du jeune accusé d’aujourd’hui le trouble que peuvent jeter dans un cerveau faible, dans un esprit sans instruction et sans défense contre les idées malsaines, les excitations de chaque jour, et l’action constante de ces rancunes envieuses qui sont le fond de la démagogie, collectiviste ou autre.

Le 24 mars, non pas au moment le plus aigu de la crise, mais le lendemain du jour où une entente venait de mettre fin à la grève des ouvriers tisseurs de Roanne, qui avait duré deux mois, M. Antoine Bréchard, un des plus gros fabricants de la région, passait rue de la Sous-Préfecture, allant à son cercle, en compagnie d’un ami, quand Fournier, qui l’attendait posté au milieu de la rue, le revolver armé, le mit en joue et fit feu.

Le meurtrier avait visé à la tête, et M. Bréchard entendit la balle siffler à ses oreilles. Voyant qu’il avait manqué sa victime, Fournier essaya de tirer de nouveau, mais M. Bréchard lui abattit son revolver d’un coup de canne et, en un clin d’oeil, le jeune ouvrier fut terrassé par les passants.

La préméditation n’était pas douteuse elle ressortait du guet-apens et de ce fait que, le matin, Fournier avait volé le revolver, que son père cachait dans une armoire. Ce malheureux, ayant eu peur de manquer de volonté, s’était à demi grisé avant d’aller attendre M. Bréchard au passage. Il avait, quelques instants avant la tentative d’assassinat, montré son arme à un ami.

« J’attends comme ça onze patrons, avait-il dit, » et j’espère en saler quelques-uns ! »

L’accusation contre Fournier sera soutenue par M. le procureur de la République Pine-Desgranges. M. Sauret, conseiller à la Cour de Lyon, présidera. Le jeune accusé a choisi pour défenseur un des leaders du jeune barreau radical de Paris, Me Laguerre, dans lequel il ne me coûte point de reconnaître ici un orateur d’un grand avenir.

21 juin.

Les audiences d’assises s’ouvrent de bonne heure en province. A neuf heures le jury est tiré, la Cour est installée, et Fournier fait son entrée dans la salle, accompagné des deux gendarmes de rigueur. Le jeune meurtrier gréviste est un garçon assez insignifiant, plutôt petit, très pâle, et vêtu de drap neuf comme un simple fils de patron. La physionomie est peu intelligente, la voix faible et sourde, l’allure générale très humble. Fournier n’a décidément point en lui l’étoffe d’un révolutionnaire.

Le président. – Vous êtes né en 1862, vous demeuriez chez vos parents, rue Pantalon, à Roanne. Vous n’avez subi aucune condamnation. Votre enfance a été, du reste, assez malheureuse ?

– R. Oui, mon père buvait, et, quand il avait bu, il battait ma mère,

M. le président. Et je dois constater que vous la défendiez avec beaucoup de courage et d’affection.

Vous avez été employé chez plusieurs fabricants de cotonnade, et votre conduite n’avait donné lieu à aucune plainte jusqu’au 7 février dernier, époque à laquelle a éclaté la grève des ouvriers tisseurs, à laquelle vous avez pris part. Cette grève dura trente-sept jours. Quand l’accord avec les patrons se fut rétabli, vous êtes rentré à la maison comme les autres. Votre patron était M. Deschavannes qui n’a pas pu, cette fois, vous conserver. Au bout de quatre jours, vous avez été congédié pour négligence dans votre ouvrage.

Dès lors, vous vous êtes mêlé assez activement à l’agitation qui continuait malgré la reprise presque générale du travail.

R. J’avais été désigné pour surveiller un groupe d’ouvriers grévistes et empêcher le désordre.

D. N’était-ce pas plutôt pour empêcher la rentrée aux ateliers ?

R. Non, monsieur, je n’ai aucune haine contre les patrons.

D. Aucune ?

R. Non, ni même aucune irritation à l’heure qu’il est.

Cette attitude calme et presque repentante, paraît déconcerter un peu les travailleurs qui sont venus suivre le procès du jeune héros de la révolution :

M. le président. N’avez-vous pas assisté, le 23 mars, à une réunion des Vengeurs de la grève ?

R. C’est vrai, mais cette réunion n’avait d’autre objet que de délibérer sur la question de rentrée dans l’usine Bréchard, qui était restée seule en interdit. Les ouvriers étaient à bout et avaient reconnu l’impossibilité de tenir plus longtemps.

Mais je ne dis pas que nous n’ayons pas été un peu excités il y avait là des victimes comme moi.

D. Qu’entendez-vous par ce mot?

R. Je veux dire des ouvriers renvoyés de différentes usines sans motif.

D. N’a-t-on pas décidé à ce moment qu’on tuerait M. Bréchard ? (Sensation.)

L’accusé (vivement). Je jure que non !

D. Et n’avez-vous pas été désigné par le sort pour exécuter cet acte de vengeance ?

R. Je nie absolument. Tout ça c’est des inventions !

Fournier affirme de nouveau qu’aucun complot n’avait été tramé :

Si j’ai perdu la tête au point de vouloir commettre un crime, poursuit-il, c’est que j’avais vainement cherché du travail depuis mon renvoi. J’avais été refusé partout. La crainte de la misère pour ma mère et pour moi m’a poussé à bout.

M. le président. Quel a été l’emploi de votre temps pendant la journée du crime ?

R. Je me suis levé à cinq heures, et, après avoir bu la goutte, j’ai parcouru les ateliers, demandant de l’ouvrage sans pouvoir réussir nulle part,

J’étais désespéré, je suis rentré à la maison, j’ai pris un revolver que mon père cachait dans son armoire, sous une pile de linge, j’ai encore bu une goutte ou deux, et je me suis mis à errer dans la ville.

J’étais rue de la Sous-Préfecture vers une heure, quand M. Bréchard est venu à passer. J’ai eu comme un mouvement dont je n’étais pas maître et j’ai fait feu sur lui.

D. Vous l’avez manqué, et vous avez voulu tirer de nouveau

R. Non, monsieur. A peine le premier coup était-il parti que M. Bréchard m’a abattu mon revolver d’un coup de canne, et puis des passants sont tombés sur moi à coups de pied et à coups de poing et m’ont terrassé.

En terminant, Fournier proteste pour la seconde fois qu’il n’a jamais eu l’intention de tirer de nouveau sur M. Bréchard après l’avoir manqué.

Les témoins sont entendus.

M. Vermorel, pédicure à Roanne, dépose qu’il connaissait les projets de Fournier, et qu’il lui a fait des remontrances bien senties.

Le témoin prévint M. Bréchard lui-même et l’engagea à se mettre en garde.

M. Vermorel a vu Fournier en observation pendant plus d’une heure, rue de la Sous-Préfecture, attendant M. Bréchard, qui était à son cercle.

Fournier (d’un ton larmoyant) Vous auriez bien dû aller avertir mon oncle, qui demeurait à dix pas; il serait venu me désarmer.

M. Vergiat, employé de la Société générale, a prévenu également M. Bréchard, qui s’est décidé, vers midi, à se rendre au bureau de police.

Quand on prononça le nom de Fournier, un des agents dit « Je le connais bien, » mais aucun ne se dérangea pour aller mettre la main au collet du jeune homme.

M. Guéry, fabricant de cotonnades, confirme la déposition précédente.

M. Antoine Bréchard est ensuite appelé, et son entrée dans la salle produit une certaine sensation. C’est un homme de quarante-cinq ans, blond, avec une forte moustache, l’air énergique; M. Bréchard dépose sans aucune animosité :

Quand je fus ajusté par Fournier, dit-il, j’eus un moment de stupéfaction. Après avoir essuyé son premier coup de feu, je me jetai sur lui et je lui fis tomber son revolver d’un coup de canne sur la main. Fournier essaya de ramasser l’arme, mais il fut terrassé par plusieurs personnes qui étaient accourues au bruit de la détonation.

D. A quelle distancer de vous a passé la balle ? Oh j’ai été brûlé à la joue; deux lignes d’écart et j’étais tué sans doute. Pendant deux ou trois jours, j’ai senti une cuisson légère à l’endroit où la balle m’avait effleuré. (Mouvement.)

Albert Henry, négociant, qui accompagnait M. Bréchard et qui s’est jeté sur Fournier, reçoit les félicitations de M. le président.

La déposition du commissaire de police, qui ferme la marche des témoins, est à méditer.

Les grévistes, dit le commissaire, avaient été d’abord tout à fait calmes.

Mais bientôt sont venus des orateurs socialistes de Paris qui ont organisé des réunions et qui ont surexcité les esprits. Les journaux révolutionnaires ont affolé beaucoup de cerveaux faibles.

M. le procureur de la république Pine-Desgranges soutient l’accusation. Réquisitoire terne, mais fort sensé et bien ordonné.

L’organe du ministère public commence par rappeler que la grève de Roanne n’a donné lieu à aucun mouvement dans la rue, malgré les excitations haineuses d’une certaine presse.

Malheureusement, au lendemain même du jour où la grève avait pris fin, un jeune ouvrier, jusque-là laborieux et honnête, Fournier, dont l’esprit avait été perverti par les discours incendiaires qu’il avait entendus, se livra au guet-apens et à la tentative de meurtre sur lesquels le jury va statuer. Ce fut, dit M. le procureur de la Républiqne, le triste épilogue d’une discussion jusque-là pacifique sur la question si grave des salaires.

L’organe du ministère public rappelle au jury l’attitude cynique de Fournier après l’attentat. Comme on l’amenait à la prison de Roanne, il harangua la foule

« J’ai manqué mon coup, s’écriait-il, je voulais venger mes frères, je regrette de n’avoir pas réussi. Vengez-moi à votre tour, travailleurs de la France prolétaire ! » (Sensation.)

Le procureur de la République croit que Fournier est revenu aujourd’hui à des sentiments meilleurs. Il regrette toutefois que le jeune accusé n’ait pas désavoué hautement la souscription qui a été ouverte dans plusieurs journaux socialistes pour lui offrir un revolver d’honneur.

Messieurs les jurés, dit en terminant l’orateur, vous ferez votre devoir; une répression énergique est indispensable. Il faut jeter un peu d’eau froide sur la classe ouvrière en ébullition. Quelques jours après la tentative dont il fut si près d’être victime, M. Bréchard reçut une lettre anonyme contenant des menaces de mort. Cette lettre était signée « Un ouvrier Fournier numéro 2, mais plus adroit que lui ! » Il ne faut pas qu’il se trouve de « Fournier n°2 ».

M. le procureur de la République s’assied sans avoir parlé des circonstances atténuantes.

Me Laguerre, du barreau de Paris, présente en termes fort élevés la défense de Fournier. Il fait également le procès et aux énergumènes qui ont surexcité l’esprit de son client, et à la police de Roanne, qui, prévenue des intentions de Fournier, n’a pas fait la moindre démarche pour empêcher la tentative criminelle, laissant au contraire le jeune homme attendre M. Bréchard pendant une heure, le revolver au poing. (Mouvement.)

Me Laguerre parle en termes émus et qui ont produit une grande impression de la mère de son client, qui est à l’audience, et qui soudain se lève tout en larmes comme pour se jeter aux pieds des jurés. Des amis emmènent cette pauvre femme.

Après une assez longue délibération, le jury revient avec un verdict affirmatif mitigé par l’admission des circonstances atténuantes.

Fournier est condamné à huit ans de travaux forcés.

Source : Causes criminelles et mondaines de … / Albert Bataille 1882

Lire le dossier : Pierre Fournier de Roanne, premier propagandiste par le fait. 24 mars 1882