CHEZ LES ANARCHISTES

LA CAUSE DE L’ATTENTAT D’APRÈS LES ANARCHISTES

LES INCIDENTS DE LA JOURNÉE

Une conversation avec les compagnons. — Les anarchistes chez eux. — D’adversaire à adversaire. — La psychologie de l’attentat. — Contre M. Bulot. — Le compagnon vengé.

Dès que l’explosion se fut produite, après les légitimes imprécations des victimes, on essaya de comprendre pourquoi la maison du 39, rue de Clichy avait eut le cruel privilège d’être choisie, et l’idée vint à tout le monde que les anarchistes avaient voulu se venger de M. le substitut Bulot qui avait été de l’affaire Cyvoct et qui, tout récemment, avait occupé le siège du ministère public dans le procès des anarchistes de Levallois. M. Bulot ne partagea pas d’abord cette manière de voir ; « Non, disait-il, ce n’est pas pour moi qu’on a apporté l’engin. Je demeure au cinquième, on l’a placé an second. Il n’y a là qu’une coïncidence : on a choisi au hasard une maison cossue. » Encore qu’il soit revenu à d’autres idées depuis qu’il a su que des lettres de menace contre lui sont parvenues à la Préfecture, ses voisins, ses amis, les autres locataires de la maison se demandent si, vraiment, on visait bien M. Bulot.

L’extrême prudence du compagnon auteur de l’attentat a permis cette équivoque. Un moyen de la dissiper, c’était d’aller chez les anarchistes. Ils sont accoutumés à se réunir par petits groupes sympathiques chez l’un des leurs, soit marchand de vins, soit crémier, soit débitant de toute autre espèce. Il n’y avait qu’à s’y rendre pour y causer un peu de ces attentats terrifiants et demander à ceux qui les font, les approuvent on les souffrent, quelle est la signification réelle du dernier.

Chez les anarchistes

Il ne serait ni crâne, ni loyal, de biaiser et de paraître intimidé par les avis téméraires et les menaces superflues que l’on reçoit dès qn’on n’est point d’humeur à parler sans colère de la dynamite appliquée à la politique. Aussi, est-ce en adversaires résolus, assumant leur volonté de répondre par des mesures implacables aux aveugles attentats, que nous nous sommes assis dans la salle publique d’un établissement, rendez-vous d’anarchistes que nous ne désignerons pas.

C’est un lieu paisible, et quand nous y entrons, désert. Un anarchiste, qui plutôt l’air d’un étudiant nihilisme — mais ne l’est point et s’en défend ; « Les nihilisme sont des républicains », dit-il — lit nonchalamment. C’est un jeune homme d’aspect parfaitement bourgeois, certainement fort instruit, et qui n’a à reprocher à la société que de ne pas lui faire la place — qu’il aura plus tard, quand, anarchiste repentant, il sera bourgeois. Énergique et sobre, s’animant seulement parfois et ne trahissant la violence de ses pensées que dans la crispation nerveuse des poings, il dit à la société son fait, appelant le règne de l’anarchie, qui sera, paraît il, tout fraternité et tout bonheur. En attendant, c’est un duel à mort… un corps à corps farouche…

Le patron survient. C’est un compagnon écouté ; il a l’autorité de l’âge, puis une certaine sagesse, au moins dans la tactique. Il est habile et plus théoricien que soldat militant. II déplore qu’on risque de tuer des femmes et des petits enfants — et vraiment, il a une façon de prononcer ces mots : « les petits enfants », qui est attendrie. « Mais, nos petits enfants, à nous, qui meurent faute de soins, que ne pleurez vous sur leur sort ? » Il serait inutile d’essayer de le convaincre que ce ne sort point les bombes qui l’amélioreront.

La conversation prend un ton aigu. Nous soutenons que celui-là fut lâche qui risqua d’atteindre des innocents; qui, dans la crainte de compromettre sa peau, abrégea sa course de trois étages. « Les temps héroïques et chevaleresques sont passés, dit le compagnon. Puis chacun tire son coup de feu à sa manière et l’essentiel est qu’il soit tiré. »

Les amis arrivent, silencieux, ils assistent à l’entretien.Un jeune et joli adolescent avec une mine fleurie de garçon de cercle sous son chapeau tyrolien, a des joies enfantines à l’exposé des sombres théories de violence et, des projets d’avenir qui présagent de nouvelles ruines. Il se frotte les mains tout joyeux. On se divertit chacun à sa manière. Nous lui paraissons très naïfs et très bourgeois. Cependant notre linge n’est pas plus irréprochable que le sien, nos habits plus somptueux, et sur lui, qui se plaint des dures conditions de la vie, nous n’avons peut-être que l’avantage de travailler un peu plus longtemps chaque jour.

Les motifs de l’attentat

Nous abordons le point précis de l’explosion de dimanche : Qui a-t-on visé ? M. Bulot a feint de croire que ce n’était pas lui ; or, c’est bien lui, et cela ressort de ce dialogue, que nous transcrivons fidèlement. Notre interlocuteur est un anarchiste connu et bon teint.

— Pourquoi, lui demandons-nous, certains anarchistes se livrent-ils à des expériences aussi dangereuses pour des innocents… ?

— Il y a deux causes à ces explosions… D’abord la vengeance appelée par le dernier procès des anarchistes de Clichy. C’est M. Benoît qui dirigea les débats, M. Bulot qui confectionna l’acte d’accusation.

Le procès montra le traitement odieux auquel furent soumis les trois accusés : Decamps, Dardare et Léveillé. Traitement horrible s’il en fut.

Quand, saignants et ligotés, les trois hommes furent enfermés dans le poste, ils ne s’y assoupirent pas longtemps ; les agents s’empressèrent de leur rendre visite et voici ce qui se passa : à coups de pieds sur l’os des jambes, à coups de poings dans les poitrines haletantes, à coups de crosses de revolvers sur les crânes endoloris, ce fut la danse des vaincus ! On les frappa, les malheureux, en un acharnement, en des raffinements ignobles ; la bande policière, avec une joie féroce, tortura, et lorsque, lasse, elle s’arrêtait c’était pour une demi-heure après recommencer la séance ; cela dura tout le jour de l’arrestation et se répéta d’autres fois encore.

Les yeux pochés, la tête enflée, méconnaissables, le corps meurtri, l’être brisé, les pauvres garçons n’avaient plus de force pour résister aux avilissantes lâchetés ; ils restaient inertes sous la gifle comme sous le fouet des insultes ; ils restaient inertes et s’envenimaient leurs blessures et, pour laver leurs plaies, on leur refusait de l’eau.

Trois semaines après le drame, on n’avait pas encore retiré de la jambe de Léveillé la balle qui pouvait lui donner la gangrène…

Plus tard, je citerai un fait monstrueux que les accusés eux-mêmes n’ont pas osé formuler devant le tribunal, tellement il est ignoble.

Pendant que devant la Cour se déroulait l’histoire de leurs tortures, Benoît et Bulot ricanaient semblant dire aux agents : vous avez bien fait.

Vous comprendrez maintenant comment il se fait qu’il y ait des anarchistes féroces. Leurs blessures, nous les avons tous senties, les insultes dont on les a abreuvés nous ont porté au cœur et l’attitude si partiale du président Benoît ainsi que la férocité de l’avocat général Bulot, demandant la tête de gens en cas de légitime défense, réclamaient vengeance.

Je ne puis vous donner mon appréciation sur les dynamiteurs, mais je crois pouvoir affirmer que leurs actes sont faits pour venger d’abord nos camarades, ensuite pour donner à réfléchir aux nouveaux Benoit et aux Bulot que votre ordre social condamne à être des pourvoyeurs de bagne et d’échafaud.

— Mais cependant vous avouerez qu’il est lâche de placer une bombe dans un escalier et de s’enfuir laissant derrière soi la dévastation accomplir son œuvre, peut-être sur des innocents.

— Nous déplorons qu’il y ait des innocents victimes de l’attentat dirigé contre un de nos ennemis, mais nous comprenons que celui qui se considère hors la loi, qu’il n’a pas faite, qui, souffrant au sein d’un organisme social corrompu où personne ne s’occupe de ses misères, nous comprenons, dis-je, qu’il se soucie peu de détruire quelques enfants de bourgeois, ses futurs maîtres, alors que des milliers et des milliers d’enfants du peuple meurent d’anémie, alors qu’ils n’ont même pas eu un lange pour les recevoir.

Quant à la question de lâcheté, il faut comprendra que nous ne sommes plus au dix-septième siècle où Jean Bart sautait avec sou vaisseau. Les Versaillais nous ont appris que l’on frappait l’ennemi vaincu et que la vie de ses femmes et de ses enfants ne devait pas peser lourd dans la lutte.

Vous-même vous féliciteriez le soldat qui, au Tonkin, ferait sauter une pagode abritant des Pavillons-Noirs avec leurs femmes et leurs enfants, et loin de l’appeler lâche vous le traiteriez de héros.

— Mais aussi ce qui dépare l’acte, c’est l’anonymat que garde son auteur.

— Oui l’anonymat vous ennuie, mais ce n’est là qu’échange de bons procédés, car est-ce que le capital n’est pas l’anonymat dans l’exploitation de l’homme par l’homme ?

Il est probable que dans l’esprit des dynamiteurs il entre pour une grande part, en dehors de la vengeance l’espoir de réveiller les masses populaires et de faire discuter l’Anarchie que la presse traite de folie et d’utopie, alors que nous savons qu’elle sera la véritable rénovatrice sociale qui supprimant les maîtres fera de tous, bourgeois et ouvriers des hommes libres trouvant dans le bonheur de tous leur bonheur propre.

Un autre compagnon

Les compagnons approuvaient. L’un d’eux glisse sous nos yeux les derniers vers de Louise Michel, datés de Londres, le 10 mars 1892.

Oh ! qu’elle vienne l’Anarchie !

Qu’elle vienne, la Liberté !

Ayez l’audace et le génie,

Enfants, et que rien ne vous lie,

Au vieux monde d’iniquité !

En même temps que l’heure des revendications, sonne celle de l’apéritif. La société se multiplie. Le dernier venu est un compagnon nerveux qu’on ne bouscule pas impunément. Sa personnalité facilement agressive ne tolère point qu’un malhabile vienne se jeter entre ses jambes. Il a eu cette malchance et l’on a vu le moment où l’étourdi allait avoir à payer cette bénigne audace. On nous le nomme.

Il n’est pas un inconnu; il a sa page dans l’histoire de l’anarchie.

Il laisse à de moins dédaigneux le soin d’expliquer la genèse des attentats et leur psychologie. Son œil, qu’une aube de fraternité — même au temps de l’anarchie radieuse — n’éclairera jamais, nous fixe, surpris de ces visiteurs qui soutiennent, en une telle assemblée, que le meurtre des innocents leur est odieux partout, et que les dynamiteurs sont tout simplement en train de se mettre hors la loi.

Est-ce sa présence ? Est-il la galerie devant laquelle ou pose ? Soudain la discussion devient plus violente, les théories plus barbares, et l’un de ces doux illuminés de tout à l’heure s’enflamme, et d’un coup de poing, martelant la table, il répond à une interruption.

— Et quand on l’aurait tué, cet enfant du pharmacien ? Où aurait été le mal ? C’était de la graine de bourgeois et ça aurait fait un bourgeois plus tard !

A la bonne heure ; qu’on parle sans feinte ; qu’on n’affecte pas une sensiblerie qu’on n’a point ; qu’on laisse déborder sa haine. Alors les aveux se pressent, tragiques, et, de part et d’autre, entre ces compagnons qui disent : « Nous frapperons la propriété et ceux qui la défendent sans nulle considération, car c’est la guerre sans pitié ni merci » — et nous qui ripostons : « Vous tuez le sens de la liberté, vous fortifiez l’idée d’autorité et nous n’avons que colère et souhaits de châtiment pour des attentats horribles qui ne témoignent pas assez, chez ceux qui s’y livrent, de ces qualités de bravoure et de témérité folle, de courage personnel qui ont souvent absous même du sang versé. »

On s’est querellé avec violence. Ou se tait à présent, on s’observe, inquiet, gêné. Décidément, nous sommes trop loin les uns des autres, la dynamite entre nous a creusé un fosse trop profond, vidons nos verres et quittons-nous là…

L’Éclair 30 mars 1892

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Paris, le 30 mars 1892

Extrait d’un rapport de l’indicateur Zéro :

Il y a beaucoup d’anarchistes qu’il est difficile de rencontrer, nombre d’entre eux ayant déménagé par crainte de mesures préventives.

Ceux qui ont de l’argent quittent Paris. Ainsi, le jeune homme auquel l’Eclair d’hier faisait allusion, Fortuné, a quitté la capitale hier soir pour se rendre en province chez un parent. Pouget l’a accompagné à la gare.

Archives de la Préfecture de police Ba 77

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Au sujet du départ de Fortuné, on pourra lire : Fortuné pousse une pointe dans les Ardennes

Lire le dossier : Les attentats anarchistes