Dans un article dénonçant les agents diffamateurs de la Révolution sociale, Jacqueline* sous le pseudonyme de Cassius tire le portrait de l’infiltré dans les rangs de la rédaction du journal mais sans donner de nom. Or si le début de la description peut faire penser à Gustave Puissant, le rôle qu’il lui fait jouer de vouloir impulser une orientation et d’être un autoritaire, ne cadre pas avec le portrait de Puissant qui est un simple indicateur de la police et qui ne tient surtout pas à se faire remarquer.

Par contre Émile Gautier a fait scission du journal, emmenant avec lui d’autres collègues, pour un motif assez futile mais qui recouvrait peut-être une question de leadership de la publication ? Cette hypothèse ne parait pas absurde après lecture du rapport de l’indicateur Zacharie : « Jacqueline qui signe Cassius dans la Révolution sociale échange des propos très secs avec Émile Gautier. »

Alors qui était l’agent diffamateur de la Révolution sociale et partant de Serraux lui-même ?

Serraux avait fait du journal sa chose et ne rendait visiblement de comptes à personne à la rédaction, à tel point que lorsqu’il disparut, le journal sombra avec lui, malgré la volonté de la rédaction de poursuivre la publication. Serraux n’était donc pas prêt à remettre les clés du journal à Gautier, le conflit était inévitable. Tout cela se produisit dans un contexte détestable au sein du milieu anarchiste, après le Congrès de Londres. Les accusations fusèrent, tout le monde devenait un agent de la Préfecture de police, voire pour Serraux, de « la police internationale », concept fantasmé mais très en vogue dans le milieu anarchiste de l’époque, au point que Ricois finit lui-même par y croire, bien qu’il soutenait que Spilleux n’était pas un agent de la Préfecture.

Le préfet Andrieux qui avait utilisé les fonds secrets contre les radicaux, lors des élections municipales avait un champ tout trouvé pour créer, avec talent, sa belle fable et son écran de fumée. La plupart des éléments de l’affaire étaient déjà publics, il lui avait suffit d’enrober la belle histoire du traître, qui en plus n’était plus là (sa destination n’est pas certaine) pour répondre.

Et le roman d’Andrieux a pris comme vérité, alors qu’en général, les témoignages policiers sont examinés avec des pincettes. Mais Andrieux paraissait si sincère et même drôle que cela ne pouvait être que vrai.

Voici l’article de Cassius :

Les agents diffamateurs

…L’harmonie n’aurait jamais cessé d’habiter parmi nous si, dès les premiers temps, il ne s’était faufilé dans nos rangs un homme à la langue dorée dont le contact a été pernicieux à tous ceux qui ont eu le malheur de faire sa connaissance.

Il ne fut pas accueilli sans protestations en raison de ses métamorphoses proudhonniennes et radicales, et surtout à cause de son intimité avec un transfuge socialiste, qui passait pour avoir été l’hôte du Palais-Royal, et qui s’était signalé, en tout cas, en apposant sa signature au bas d’un manifeste bonapartiste.

Mais les vrais révolutionnaires poussent la confiance jusqu’à la bêtise.

N’est-ce pas ainsi que le brave et loyal Germain avait introduit l’infâme Grisel parmi les égaux ?

Nous avions fait entrer le loup dans la bergerie.

A peine assis à nos côtés, le néopphyte, qui s’était subitement, comme Saul sur le chemin de Damas, converti à nos idées ; et après un simulacre de résistance, avait renoncé à toute candidature pour entrer dans la voie abstentionniste, se révéla comme un autoritaire de première force, et voulut nous dicter des conditions.

Il s’adressait mal, parlant à des anarchistes.

Aussi lorsqu’il se fut bien assuré que nous étions résolus à ne pas lui servir de marche-pied ; après avoir sucé l’orange, il jeta l’écorce et n’eut plus qu’une pensée : tuer le journal qui lui avait donné asile et vilipender ses rédacteurs.

Dans ce but, il groupa autour de lui des gens peu scrupuleux, dont l’intelligence était à la hauteur de cette besogne et se donna carrière.

Il faudrait un volume pour raconter les manœuvres infâmes auxquelles, à dater de ce moment, nous fument en butte les uns et les autres.

Les femmes elles-mêmes ne furent pas épargnées.

Rien ne fut négligé pour nous isoler, pour nous mettre en défiance réciproque.

Nous fûmes circonvenus par des amis, des indifférents, des inconnus.

Le mot d’ordre était : « Il faut faire disparaître la Révolution sociale ! »

Rappelons, à ce sujet, que l’année dernière, la même série de bruits et de démarches avait eu son cours contre l’auteur du Socialisme scientifique. On le disait vendu à la police ; les preuves existaient ; on allait les fournir ; il ne manquait plus, pour faire un éclat, que certaines pièces que l’on devait se procurer dans les environs de Paris où des excursions sous ce prétexte furent organisées par son rival accompagné de ses séides.

Inutile de dire que tout ce bruit s’évanouit en fumée, et que les preuves ne furent jamais données.

Mais l’effet était produit : c’était tout ce qu’on voulait.

Il est bon que le citoyen, victime de ces atroces machinations, sache que s’il nous est arrivé de combattre son évolution politique, nous avons repoussé, avec l’indignation la plus vive, toute solidarité dans les agissements que nous signalons ici au mépris de tous les bons citoyens.

Or la Révolution sociale ayant survécu à toutes les entreprises ténébreuses tentées jusqu’ici contre elle, ceux qui ont juré sa perte essaient de reprendre, à son intention, la série des trames ourdies sans succès, l’an passé, contre celui des collectivistes dont le talent leur portait le plus d’ombrage.

Espérons que ces petits Borgias en seront pour leurs frais et que les anarchistes convaincus, qui ont la Révolution à faire, n’épouseront pas les rancunes inavouables d’orgueilleux déconfits et ne transformeront pas leurs réunions en boite à cancans.

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que le seul auteur ou instigateur de tant de scélératesses, pareil au pompier qui met le feu pour avoir le mérite de l’éteindre ; ce perpétuel artisan de discorde, qui semble avoir emprunté ses armes à l’arsenal de la rue des Postes, se tient prudemment dans la coulisse, abrité par les comparses qu’il a eu l’adresse de mettre en avant, feignant de déplorer une scission qu’il a tout fait pour amener, et réclamant hypocritement des explications franches et loyales.

CASSIUS

La Révolution sociale 11 septembre 1881

*Charles Gustave Jacqueline voir lettre IISH Amsterdam Brocher Papers 11

Lire le dossier : Contre enquête sur le cas de Serraux-Spilleux accusé d’être un agent du préfet de police Louis Andrieux