Le fonds des reptiles. — L’anarchie subventionnée. — Les collaborateurs inconscients du préfet de police.

Le sujet choisi pour le précédent chapitre répondait à une intention lénitive. Après les orages qu’avaient soulevés les récits d’intervention en des matières délicates, il était bon de calmer les esprits par le spectacle d’une œuvre de charité.

Je crains d’aborder de nouveau un sujet irritant.

Je m’y décide parce que je crois faire une œuvre utile en contribuant à répandre la méfiance entre les divers adhérents des groupes révolutionnaires.

« Soupçonnons-nous les uns les autres, » telle est leur maxime; elle est juste et salutaire : Elle est juste, car dans leurs rangs la police recrute facilement des agents; tous ne valent pas la peine d’être achetés, mais beaucoup sont à vendre.

Elle est salutaire, car la méfiance qu’ils ont les uns vis-à-vis des autres contribue à leur impuissance beaucoup plus qu’à leur sûreté.

Citoyens, il y aura toujours des traîtres parmi vous.

Les socialistes révolutionnaires ne se bornaient plus à des déclamations dans les réunions publiques ou privées. La dynamite des nihilistes les empêchait de dormir et, pour stimuler le zèle des compagnons, ils se proposaient, eux aussi de faire entendre la grande voix des explosions : ultima ratio populorum.

Il était question de faire sauter le Palais-Bourbon; M. Gambetta en avait été avisé, et quelques précautions avaient été prises.

Mais, en même temps qu’ils songeaient à étonner le monde par la destruction de mon honorable ami M. Truelle, les compagnons voulaient avoir un journal pour propager leurs doctrines.

Si j’ai combattu leurs projets de propagande par le fait, j’ai du moins favorisé la divulgation de leurs doctrines par la voie de la presse et je n’ai pas de raisons pour me soustraire plus longtemps à leur reconnaissance.

Les compagnons cherchaient un bailleur de fonds; mais l’infâme capital ne mettait aucun empressement à répondre à leur appel.

Je poussai par les épaules l’infâme capital, et je parvins à lui persuader qu’il était de son intérêt de favoriser la publication d’un journal anarchiste.

On ne supprime pas les doctrines en les empêchant de se produire, et celles dont il s’agit ne gagnent pas à être connues.

Donner un journal aux anarchistes, c’était d’ailleurs placer un téléphone entre la salle des conspirations et le cabinet du préfet de police.

On n’a pas de secrets pour un bailleur de fonds et j’allais connaître, jour par jour, les plus mystérieux desseins. Le Palais-Bourbon allait être sauvé; les représentants du peuple pouvaient délibérer en paix.

Ne croyez pas, d’ailleurs, que j’offris brutalement aux anarchistes les encouragements du préfet de police.

J’envoyai un bourgeois, bien vêtu, trouver un des plus actifs et des plus intelligents d’entre eux. Il expliqua qu’ayant acquis quelque fortune dans le commerce de la droguerie, il désirait consacrer une partie de ses revenus à favoriser la propagande socialiste.

Ce bourgeois qui voulait être mangé n’inspirait aucune suspicion aux compagnons. Par ses mains, je déposai un cautionnement dans les caisses l’État, et le journal la Révolution sociale fit son apparition.

C’était un journal hebdomadaire, ma générosité de droguiste n’allant pas jusqu’à faire les frais d’un journal quotidien.

Mlle Louise Michel était l’étoile de ma rédaction. Je n’ai pas besoin de dire que « la grande citoyenne » était inconsciente du rôle qu’on lui faisait jouer, et je n’avoue pas sans quelque confusion le piège que nous avions tendu à l’innocence de quelques compagnons des deux sexes. .

Tous les jours, autour d’une table de rédaction, se réunissaient les représentants les plus autorisés du parti de l’action : on dépouillait en commun la correspondance internationale, on délibérait sur les mesures à prendre pour en finir avec «l’exploitation de Thomme par l’homme », on se communiquait les recettes que la science met au service de la révolution.

J’étais toujours représenté dans les conseils et je donnais au besoin mon avis.

Mon but était surtout de surveiller plus facilement les honorables compagnons, en les groupant autour d’un journal.

Cependant la Révolution sociale me rendait encore quelques petits services accessoires.

Vous croyez que j’y attaquais les adversaires de mon administration? En vérité, puisque je fais une œuvre de bonne foi et puisque les erreurs qui s’y peuvent glisser ne sont jamais volontaires, j’en fais l’aveu : je n’ai pas été étranger aux articles publiés contre M. Yves Guyot et contre ses amis au moment des élections municipales.

J’aurais certainement préféré avoir pour conseillers municipaux les rédacteurs du Prolétaire plutôt que ceux de la Lanterne.

De tous temps, l’administration, dans les questions électorales, a été du côté des candidatures socialistes, quand elle a du choisir entre celles-ci et les candidatures radicales.

Ma tâche eût été certainement plus facile si j’avais eu au pavillon de Flore une douzaine de bons anarchistes traitant les radicaux de réactionnaires et discréditant leurs collègues par leurs propres excentricités.

Mais la Révolution sociale faisait mieux que d’attaquer mes adversaires et de prêcher l’abstention au profit des candidatures les plus modérées : — elle m’adressait à moi-même les outrages les plus véhéments.

Je le rappelle, en passant, afin de montrer à mes adversaires combien ils perdent leur temps, leur encre, leur imagination et leur peine quand ils croient m’être désagréables en inventant sur mon compte des anecdotes bien innocentes si on les compare à celles que j’ai payées à la ligne.

Ici doit se placer le récit d’une aventure dont je ris encore.

Le héros s’appelle Clauzel ou Clozel. Je ne me rappelle pas très exactement l’orthographe de son nom.

Quant à lui, il n’avait jamais oublié l’orthographe, par cette bonne raison qu’il ne l’avait jamais sue.

Il était d’ailleurs officier d’académie ; s’il eût été complètement ignorant en l’art de lire et d’écrire, on l’eût fait officier de l’Université.

Clauzel était un personnage important de ma circonscription électorale ; c’était un politicien de village, comme tous les députés en ont connu : un borgne parmi les aveugles.

Ce brave homme avait porté ses armes et ses bagages à un conseiller général, appartenant au grand parti des « remplaçants ».

Donc, il occupait ses loisirs à démolir le crédit du député à Tassin-la-Demi-Lune, à l’Arbresle, et dans les autres lieux circonvoisins.

La population électorale de nos cantons ruraux, dans le département du Rhône, est très radicale; mais elle n’est pas partageuse et l’anarchie y compte peu de partisans.

J’envoyai à Clauzel un journaliste qui avait envers moi quelques obligations. Il lui récita quelque chose comme la fable du Renard et du Corbeau :

Eh ! bonjour, monsieur du Corbeau,

Que vous êtes joli, que vous me semblez beau !

— Eh ! bonjour, monsieur l’officier d’académie, comme ce ruban violet sied bien à votre boutonnière, et comme vous êtes éloquent lorsque vous vous écriez, dans les réunions privées : « Jusques à quand, ô Catilina, abuseras-tu de notre patience? » Mais pourquoi vos catilinaires contre le député Andrieux ne se produisent-elles que sur un théâtre de province? Je suis à votre service pour livrer votre éloquence à tous les échos de la presse parisienne.

A ces mots, le corbeau Clauzel ne se sent pas de joie.

Il ouvre un large bec et laisse tomber plusieurs pages de diatribes contre le député-préfet de police.

Je fis insérer l’article, signé : Clauzel, dans la Révolution sociale entre un morceau oratoire de Mlle Louise Michel et une recette pour la fabrication do la dynamite.

Je fis envoyer le numéro à tous les maires de ma circonscription.

— Comment! dirent-ils, Clauzel écrit dans le journal do Louise Michel? Il veut faire sauter le Palais-Bourbon? Il veut nationaliser la propriété? Ah ! ah ! nous le connaissons maintenant ; qu’il vienne nous dire du mal de notre député, il verra comme il sera reçu !

Pauvre Clauzel ! je lui fais ici mes excuses, et je souhaite bien sincèrement qu’il trouve dans l’estime de son conseiller général la réparation du tort que je lui ai causé.

Nous allons apprendre maintenant par quel phénomène d’outre-tombe, en 1881, M. Thiers sauva le Palais-Bourbon

La statue de M. Thiers. — L’explosion de Saint-Germain. — La caisse noire de l’avenir

Les compagnons avaient décidé en principe que le Palais-Bourbon devait sauter.

Mais les hommes qui mettent leurs actes d’accord avec leurs principes se font de plus en plus rares, et personne ne se proposait pour porter les cartouches de dynamite dans les caves du palais.

Dame ! l’aventure n’était pas sans péril : on veut bien préparer un meilleur avenir social; mais on veut en profiter: être à la bataille, c’est très bien; être au partage du butin, c’est mieux encore.

On délibéra sur la question de savoir s’il ne conviendrait pas de commencer par quelque monument plus accessible : la Banque de France, le palais de l’Elysée, la préfecture de police, le ministère de l’intérieur furent tour à tour discutés, puis abandonnés à raison de la surveillance trop active dont ils sont l’objet.

La destruction d’une église semblait plus facile ; il fut aussi question du monument expiatoire.

Enfin on convint que, pour se faire la main, on s’attaquerait d’abord — je vous le donne on mille — à la statue de M. Thiers, récemment inaugurée à Saint-Germain.

Les fêtes de l’inauguration avaient d’ailleurs appelé l’attention sur cette statue, et on se rappelle par quelle apostrophe indignée M. Olivier Pain avait protesté, au nom des vaincus de la Commune, contre les louanges décernées au « sinistre vieillard ».

Avoir rêvé d’ensevelir la représentation nationale sous les ruines du palais législatif, et aboutir à briser une statue dans les environs de Paris, c’est ressembler au héron de la fable :

. . .Qui fut tout heureux et tout aise

De rencontrer un limaçon.

Nous étions bien loin des menaces proférées le 13 mai 1881 par Mlle Louise Michel dans le groupe révolutionnaire du dix-huitième arrondissement, alors que, dans un élan irréfléchi, la « grande citoyenne » s’écriait :

« Mais regardez donc ce qui se passe en Russie ; regardez le grand parti nihiliste, voyez ses membres qui savent si hardiment et si glorieusement mourir ! Que ne faites-vous comme eux? Manque-t-il donc de pioches pour creuser des souterrains, de dynamite pour faire sauter Paris, de pétrole pour tout incendier?

Imitez les nihilistes, et je serai à votre tête ; alors seulement nous serons dignes de la liberté, nous pourrons la conquérir ; sur les débris d une société pourrie qui craque de toutes parts et dont tout bon citoyen doit se débarrasser par le fer et le feu, nous établirons le nouveau monde social. »

Les compagnons partirent pour Saint- Germain emportant l’infernale machine : c’était une boîte à sardines, remplie de fulmicoton et soigneusement enveloppée dans un mouchoir.

Je connaissais ce complot plein d’horreur ; je savais l’heure du départ pour Saint-Germain ; je connaissais aussi l’heure du crime projeté.

Qu’allais-je faire?

Il fallait que l’acte fût consommé pour que la répression fût possible.

Je n’hésitai point à sacrifier le libérateur du territoire pour sauver le Palais-Bourbon.

Quand la nuit fut venue, les compagnons, se glissant dans l’ombre à travers les arbres séculaires, arrivèrent jusqu’à la statue.

La pâle lueur de la lune éclairait le visage de ce vieillard en bronze, qui, sous ses lunettes, semblait regarder d’un air narquois les conspirateurs.

L’un d’eux plaça la boîte à sardines sur le socle de la statue, entre les pieds du fauteuil où M. Thiers est assis.

Une longue mèche pendait le long du piédestal. L’un des compagnons y mit le feu, tandis que ses camarades, autour des arbres Voisins, parsemaient le sol de proclamations révolutionnaires; puis, quand le feu commença à monter lentement le long de la mèche, les compagnons s’enfuirent à toutes jambes, jusqu’au bas de la colline ; et continuant leur course à travers la plaine, ils escaladèrent les barrières du chemin de fer.

Quand ils rentrèrent à Paris, ils attendirent avec impatience les nouvelles de Saint-Germain. Ils n’avaient pas assisté au spectacle des ruines qu’ils avaient faites ; ils n’en savaient pas l’étendue.

Quelle ne fut pas leur déception, lorsqu’ils apprirent qu’ils avaient tout au plus réussi à réveiller quelques paisibles habitants de la silencieuse cité de Saint-Germain !

La statue était intacte ; une large tache noire à peine visible sur le bronze était la seule trace de l’attentat.

Je connaissais les noms des conspirateurs: j’avais voyagé avec eux, du moins par procuration ; j’avais tout vu, tout entendu, et l’occasion me paraissait bonne pour mettre la main sur ce nid de dynamiteurs.

J’examinai la question de droit. J’ouvris mon Code pénal ; la disposition applicable devait être celle de l’article 237, ainsi conçu : « Quiconque aura détruit, abattu, mutilé ou dégradé des monuments, statues et autres objets destinés à l’utilité ou à la décoration publique, et élevés par l’autorité publique ou avec son autorisation, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de cent francs à cinq cents francs. »

Les compagnons n’avaient ni détruit, ni dégradé le libérateur du territoire « destiné à la décoration publique » ; ils s’étaient bornés à lui faire une tache sous son fauteuil, et j’avais beau relire l’article 257, ce cas n’était pas prévu par le Code pénal.

— Il y avait du moins la tentative, me direz-vous.

Oui ; mais le maximun de la peine n’étant que de deux ans d’emprisonnement, nous étions en matière correctionnelle, et, en cette matière, la tentative de délit n’est punissable qu’autant que la loi le dit formellement.

Les compagnons ne pouvaient être inquiétés ; tout au plus, aurais-je pu les faire condamner à quinze francs d’amende pour tapage nocturne. J’estimai qu’il était préférable de ne pas leur montrer l’œil de la police et de continuer à les surveiller, assistant invisible à leurs conciliabules jusqu’au moment où il conviendrait d’éteindre la mèche… ou de l’éventer.

Mais cet avortement du grand complot amollit les courages, et les tentatives ne furent pas renouvelées.

Le socialiste Maria se rendait compte de l’effet moral produit par ce coup manqué, lorsque, le 6 juillet 1881, dans la réunion du cercle révolutionnaire des cinquième et quinzième arrondissements, il déplorait l’insuccès du « fait de Saint-Germain ».

Il ajoutait :

«Le suffrage universel est la plus grande duperie du siècle. Ce n’est point par le vote, mais par l’action qu’il faut attaquer les gouvernants.

Nous devons organiser une caisse formidable, car beaucoup de compagnons se dévoueraient s’ils savaient que derrière eux ils ne laissent pas dans la misère femmes et enfants. Ce n’est pas avec nos cotisations de deux sous par semaine que nous pourrons jamais les rassurer à cet égard.

Il y a une quantité de banquiers et de détenteurs de la fortune publique chez lesquels nous pourrions entrer par n’importe quel moyen pour nous approprier un ou plusieurs millions. Nous on serions quittes pour cinq ans de prison.

Soyez sûrs qu’avec le levier de l’or, nous aurions bientôt renversé les dirigeants et accompli la Révolution. »

Souvenirs d’un préfet de police p. 337-351

Lire le dossier : Contre enquête sur le cas de Serraux-Spilleux accusé d’être un agent du préfet de police Louis Andrieux