Georges Izambard. Document Wikipédia.
LES NATURIENS
Il y a trois ou quatre ans, des nouvellistes nous apprirent qu’on avait aperçu des hommes des bois, vêtus de peaux de bête, dans les fourrés des environs de Rambouillet, en un lieu nommé Poulampot. Des ethnologues, consultés, rappelèrent qu’en 1831 des disciples de Considérant s’étaient précisément installés non loin de là, à Condé-sur Vesgre, dans un domaine privé mis à leur disposition par M. Baudet-Dulory. L’épreuve ayant échoué, la colonie s’était dispersée; mais il était possible que des entêtés du système fussent demeurés en Seine-et-Oise, cherchant leur vie dans les bois et y faisant souche de néo-sauvages.
Plus de doute : c’était eux ou leurs descendants qu’on avait signalés à Poulampot. Informations prises, il s’agissait tout bêtement d’une équipe de bûcherons auvergnats recrutés pour la coupe des arbres et vivant de la vie forestière dans des cabanes improvisées.
Voici que les néo-sauvages rentrent en scène.
Cette fois, c’est sous le nom pittoresque de naturiens qu’un de nos confrères nous les signale. Fouriéristes éparpillés sur les deux versants de Montmartre, et pas riches, naturiennement, ils attendaient qu’un généreux Mécène, gagné d’aventure à leur cause, comme jadis les Baudet-Dulory, les Arthur Yung et les Albert Brisbane, les mît en état de tenter une expérience en grand.
Cet homme s’est rencontré, paraît-il, en la personne d’un enfant du Cantal, un M. Teyssèdre — on le nomme — qui leur aurait offert là-bas, sur ses terres, une réduction de l’Eden : bois, prés, vallons, collines et rivières, avec une douzaine de bestiaux pour commencer.
Et, tout de suite, un M. Mijoule, de Mauriac, se piquait au jeu, fouchtra ! et leur faisait cadeau, à son tour, de six belles vaches montbéliardes. Il n’y avait plus qu’à partir. Si bien que, tel jour, à telle heure, notre confrère les a vus, de ses propres yeux, descendre des hauteurs de la Galette jusqu’à la place Blanche et, là, s’enfourner au nombre de trente — quinze hommes et quinze femmes — dans des chariots attelés de percherons fringants, et fouette, cocher ! En route pour la nouvelle Icarie !
Ces percherons fringants nous rappellent la célèbre jument de Roland, laquelle n’avait aucun défaut, hormis qu’elle était morte. Il n’y a de vrai dans toute cette histoire que l’existence à Paris d’un groupe platonique de naturiens. Le reste est une mystification de rapin en belle humeur : M. Mijoule et ses six vaches grasses, M. Teyssèdre et ses châteaux en Auvergne, c’est, en bon argot, du «battage ».
— Et nous serions désolés, me dit un naturien, qu’on nous crût les auteurs de cette fumisterie. Fervents adeptes d’une idée que nous croyons féconde et régénératrice, nous sommes avant tout des « sérieux ». Nous laissons rire, mais nous ne rions pas avec les rieurs. Qu’on nous blague, soit ! La blague, qu’est-ce que ça prouve ? Ça passe, et l’idée reste.
Celui de ces messieurs qui me parle ainsi, M. Bariol, ancien journaliste, ancien candidat dans les Basses – Alpes, est certainement une des têtes de la petite école montmartroise ; il scande ses mots, pose ses phrases, correct et courtois, en sa roideur un peu solennelle de prédicant.
Tout différent au premier abord est M. Gravelle, le chef reconnu des naturiens. Figure un peu poupine, à cause le ses joues rondes, encadrées d’une barbe opulente et soyeuse; presque l’air jovial. Mais ne vous fiez pas à.cette impression : c’est un énergique; tout respire en lui la virilité, et c’est aussi un artiste : l’œil est brillant, la voix chaude.
— J’ai habité longtemps l’Amérique, me dit-il, et particulièrement le Paraguay, pays montagneux s’il en fut, couvert , d’immenses forêts, où vivent, de chasse surtout,les Guaranis indigènes.
C’est là qu’il faut voir l’homme, jeté en pleine nature, heureux comme un dieu dans la triomphante splendeur de sa force et de sa beauté. De retour en France, j’éprouvai comme une angoisse a retrouver si chétifs et si minables, si blêmes et si délabrés, tels enfin que votre civilisation nous les a faits, nos pauvres compagnons de prolétariat, depuis le mineur, aux poumons saturés de poussières de charbon, jusqu’à l’employé de bureau, bouffi de graisse malsaine et ballonné par l’inaction. Quel contraste entre cette existence prisonnière, dont la mort seule les délivrera, et ces glorieuses humées d’air libre que je rêve pour mes naturiens, et qu’il serait d’ailleurs si aisé, si aisé ! de procurer-à tous sans exception !
— Certainement à tous!.. Ecoutez-moi : Il est avéré qu’un hectare de terrain en partie boisé pourvoit à l’alimentation d’une quantité de bestiaux dont le produit annuel représente mille kilos de viande. Mille kilos de viande par an, c’est plus que suffisant pour la nourriture d’un individu. Or la France, qui compte 38 millions d’habitants, a une superficie de 53 millions d’hectares environ. Défalquez-en l’espace occupé par les rochers stériles, les landes, les marais, les fleuves, les rivières, les routes, il reste environ 45 millions d’hectares disponibles, soit plus d’un hectare par habitant. Et encore notez bien que les enfants et les vieillards ont des besoins plus restreints que les adultes. Ajoutez a la reproduction des bestiaux les fruits, les végétaux, les poissons, que sais-je encore? et dites-moi si l’alimentation de tous n’est pas largement assurée à raison d’un hectare par personne ?
– Moyennant le partage des terres, alors ?
– Sans doute, on y viendra; mais je n’en demande pas tant pour le moment.
Qu’est-ce que je veux pour l’heure?
Prouver par une expérience solennelle que « la misère n’est pas fatale ». Et, pour cela, que faut-il ?Qu’un riche propriétaire, ou, mieux encore, qu’une municipalité rurale consente à nous céder, pour une durée de cinq ou dix années, un territoire suffisamment vaste, autant que possible sur roches, avec ruisseaux ou sources, et convenablement boisé. Il nous faudrait, pour le bien, douze mille mètres carrés par personne, soit, si nous sommes vingt, vingt fois cet espace. Il ne s’agit pas pour nous de l’exploiter commercialement ou industriellement ; pas même de défricher la terre, de semer le blé, de moissonner, labeur ingrat! mais simplement d’y parquer des vaches, des taureaux, des moutons, des porcs, des lapins et des poules, et nous ne vivrons que de leurs produits.
Des peaux de nos bêtes, nous nous ferons des vêtements que nous perfectionnerons à notre gré, que nous pourrons même tailler avec goût, au mieux de notre coquetterie. Car, vous savez, nous sommes gens de progrès, nullement hostiles aux raffinements compatibles avec la bonne vie de nature. Quant à nos femmes.
— Ne riez pas ! Nous les rendrons très heureuses, ayant tant de raisons d’être gaillards. Et, d’ailleurs, essentiellement monogames.
– Prenez ! Et tenez pour certain que nos temps sont proches.
— J’entends. Mais le terrain, qui vous le prêtera ?
— On nous en a offert un dernièrement, non pas dans le Cantal, comme on l’a dit, mais dans la Haute-Marne.
C’était vers la Champagne pouilleuse, tout en plaines, sans ombre de bois, et il n’y avait guère que seize à dix-huit hectares. J’ai dû refuser, n’admettant qu’un essai décisif. Mais ces premières offres, encore qu’incomplètes, montrent déjà ce que nous pouvons espérer.
N’est-ce pas vrai, monsieur Bariol ?
– Oui, certes , reprit celui-ci, qui avait laissé parler son camarade. D’ailleurs, nous ne restons pas inactifs : depuis six mois environ que notre groupe est constitué, nous avons un comité d’action, nous tenons des réunions,nous donnons, des conférences, soit au numéro 80 du boulevard de Clichy, soit au 69 de la rue Blanche, où se réunissent, tous les mardis nos plus zélés partisans : M. Beaulieu, ancien rédacteur de la Revue libertaire, M. Dennerhac*, directeur de l’Humanité nouvelle; M. Pinet, rédacteur à la revue le Passant; MM. Mayence, Guérin, d’autres encore que vous retrouverez rue Lepic, 11, le 28 septembre prochain, si vous voulez être des nôtres, car nous affirmerons ce jour-là notre existence par un dîner.
— Je dîne, donc je suis, fis-je étourdiment.
Mais un imperceptible froncement de sourcils de cet homme sévère me donna l’impression d’un rappel à l’ordre.
— Enfin, poursuivit-il, nous avons un journal à nous, l’Etat naturel, fait et illustré par M. Gravelle. Il ne paraît plus depuis six mois, c’est vrai, et n’a eu que deux numéros, mais tirés à quinze mille chacun, et aujourd’hui si bien épuisés qu’ils sont introuvables.
— En résumé, vous professez, à ce que je vois, une sorte de fouriérisme par petits paquets : vingt par ici, vingt par là.
— En tout cas, nous ne sommes pas des isolés. Il existe à Bordeaux un groupe analogue qui cherche, par la voie de la presse, un capital de dix mille francs pour s’établir. En Italie, nous avons eu un devancier, La Cecilia, qui est allé fonder une colonie en Amérique, dans les parages du Brésil. En Allemagne, un mouvement semblable se dessine. Croyez-moi, nous serons bientôt légion.
— C’est le bonheur que je vous souhaite, dis-je, en me retirant, après avoir serré la main de ces deux vaillants apôtres.
Et, chemin faisant, je voyais leur rêve prendre corps ; je nous supposais parvenus à l’époque bénie prophétisée par Fourier, a cette « phase d’harmonie » qui doit consacrer, d’après lui, l’union idéale de la nature et du progrès. Que de régals ! que de délices ! L’eau de mer changée en limonade. et l’eau de Seine aussi, sans doute; les poissons s’attelant aux vaisseaux pour les promener sur les flots et les renflouer au besoin ; les bêtes féroces se substituant gentiment aux bêtes de somme. et les taureaux s’avouant d’eux-mêmes animaux domestiques ; les hommes ayant tous sept pieds de haut et vivant des cent quarante-quatre ans d’enfilée… histoire de laisser aux jeunes le temps de se produire; trente-sept millions de calculateurs égaux à Newton… et aux plus ferrés de nos experts ; trente-sept millions de poètes égaux à Homère… et à M. de Montesquiou ; trente-sept millions d’écrivains dramatiques égaux à Molière et à… (ici un blanc)… Mais, surtout, oh ! surtout, cet œil magique au bout d’une queue, d’une queue de taille à satisfaire les plus ambitieux !
Voilà ce que nous promet la phase d’harmonie. Mais, entre nous, j’ai bien peur que nous n’en soyons encore qu’à la phase d’incohérence.
Gil Blas 22 septembre 1895
*pseud. de Zisly Henri