Les Naturiens

Qui l’eût cru ? Voici que les phalanstériens renaissent. En province, dans certaines petites villes où le chemin de fer n’arrive pas, on trouve encore quelques jeunes gens exaltés par la lecture de Mürger et le souvenir de Saint-Simon : — ils se réunissent, forment une popote et partagent gaiement des joies médiocres. Cela nous fait rire.

Malgré cela, il ne faut se moquer qu’à demi des Naturiens. C’est une secte, encore ignorée du public, mais, qui fera parler d’elle. Peut-être, en flânant, avez-vous déjà remarqué aux devantures des libraires un journal illustré qui s’intitule pompeusement L’Etat naturel. C’est, l’organe des Naturiens. Les illustrations varient peu ; elles rappellent très exactement celles du Robinson Crusoé. Ici des couples sont nus sous un ciel ardent. Là, vêtus de peaux d’ours, chaussés de bottes grossières, et coiffés d’un bonnet en poil de lapin, ils raillent dans un paysage de neige et de glace la misère de l’homme moderne qui grelotte sous ses habits de drap lorsque le froid sévit. Ces dessins d’une facture âpre et les articles qui les accompagnent sont l’œuvre d’un dessinateur de talent, M. Gravelle, fondateur de la secte des Naturiens.

Son but? Vous l’avez deviné. Exciter l’homme à déserter les villes, à s’affranchir de toutes les servitudes, à suffire lui-même à tous ses besoins, à recommencer enfin, tout en profitant des découvertes et perfectionnements modernes, la libre vie à travers la monde de l’homme préhistorique. Mon Dieu oui ! Cela vous étonne peut-être ? M. Gravelle a la prétention de réformer nos mœurs et de suffire à tous ses besoins, même aux plus raffinés, loin de nos usines, de. nos fabriques et de nos magasins, confiant dans sa patience, son ingéniosité, sa foi.

Beaucoup plus heureux que d’autres, M. Gravelle à tout de suite groupé autour de lui quelques fervents adeptes. Parmi ceux-là, quelques-uns se contentent de l’approuver théoriquement, tel M. Pierre Denis auquel nulle théorie d’ici-bas n’est étrangère. Quelques-uns, dès la première heures se déclarèrent résolus à tenter l’expérience… Il na faut pas plaindre les novateurs. Le temps des méconnus est passé. Toutes les voix qui prophétisent sur ce globe fortuné sont entendues. M. Gravelle n’eut pas plutôt manifesté publiquement son amour de la nature qu’un riche propriétaire du Cantal, M. Teyssèdre mit généreusement à sa disposition un vaste domaine.

Bois, pré, vallon, collines et petites rivières, une douzaine de bestiaux par surcroît, il n’en faut pas plus à M. Gravelle pour opérer sa démonstration. M. Teyssèdre a bien de la bonté. M. Gravelle a bien de la veine. Toutefois l’expérience est intéressante, il faut la noter, la suivre. Ce matin, sur les hauteurs de Montmartre, au n°30 de la rue Ravignan, devant la boutique d’un petit charbonnier du Cantal, «joyeux, contents, le coeur l’aise », les Naturiens au nombre de trente, quinze hommes et quinze femmes, se sont groupés autour de leur chef. Sans tristesse, sans remords, avec une sorte de pitié méprisante, ils ont secoué sur la pavé montmartrois la poussière de leurs souliers et après un dernier regard à la Ville, que de là haut on aperçoit presque tout entière, ils se sont mis en marche très allègrement vers la place Blanche où les attendaient trois chariots attelés de percherons fringants.

Je les suivais, ravi de leur joie enfantine. Tous ces naturiens sont pour la plupart des artistes, ils se font delà vie naturienne une idée chimérique et charmante. Tandis qu’ils grimpaient en voiture, je les observais. Pas un, pas une, n’a jeté sur le Moulin-Rouge un regard d’adieu. Cette austérité part d’un bon naturel. Naturiens de Montmartre, je ne vous crois qu’à demi sincères. Je pense à vos soirées d’hiver, là-bas, dans le Cantal et je vous vois dépouillant votre costume préhistorique pour venir à Paris, discrètement, sans que la presse en sache rien, boire à la coupe des plaisirs et des voluptés. Le Cantal, après tout, ça n’est qu’en Auvergne. On voit à Paris des gens qui reviennent de plus loin.

GEORGE BEC.

L’Echo de Paris 15 septembre 1895

Interview express

Le faux départ des « Naturiens »

Rencontré hier soir, à Montmartre, tout en haut, sur la butte, le peintre Gravelle, le champion du «retour à l’état naturel » : — Eh quoi ! pas encore parti ? Ou avez abandonné la colonie «naturienne» ? — Comment, vous aussi ? — Dame ! il a été fortement question… — Oui, je sais : l’Echo de Paris, il y a quelques jours, a annoncé, avec des détails particulièrement pittoresques, le départ pour le Cantal d’un convoi d’une trentaine de « Naturiens » de l‘un et l’autre sexe. Malheureusement, ce n’est rien moins qu’exact. Et il est même probable que c’est pour atténuer l’effet de ce « canard » que votre confrère, le lendemain, revenant sur ce départ, a conté que moi-même je n’attendais, pour rejoindre la colonie, que l’organisation du second convoi. Tout cela est faux, absolument. L’Echo a été tout bonnement victime d’une fumisterie de mauvais goût dont je crois bien, du reste, connaître l’auteur, lequel n’en est plus, à mon ; égard, à sa première farce ridicule. « Jamais même personne ne nous a offert dans la Cantal une propriété où tenter l’expérience de la vie à l’état naturel. On a, il est vrai, une fois mis à disposition quelques hectares de terre : mais c’était dans la Champagne pouilleuse ! Il eût fallu vraiment trop travailler pour vivre, c’était contraire à nos principes, cependant, je ne désespère pas du tout tenter un jour l’aventure et j’attends avec confiance qu’un propriétaire pas bourgeois, à l’esprit ouvert aux idées nouvelles, et intérressé par notre doctrine, nous offre gracieusement un coin dans quelque bonne terre ; on verra bien si nous sommes des utopistes ou des rêveur» ! « En attendant, l’idée marche, je vous l’affirme. »

Et nous quittons Gravelle, en l’encourageant à conserver cette espérance en l’avenir, qui fait la force des convaincus.

RG

La Petit République 20 septembre 1895