Conférence faite par M. Godin au Familistère.
Amis et coopérateurs,
Les circonstances m’ont paru favorables à une conférence entre nous.
Les articles des journaux anarchistes auxquels Le Devoir a répondu dans son dernier numéro ont éveillé l’attention parmi vous; il m’a donc semblé opportun de saisir cette occasion d’examiner avec vous quels rapports il peut y avoir entre les idées vraiment sociales et les idées anarchiques telles qu’elles se manifestent à nous.
Mais il me semble utile de définir, par quelques indications générales, les idées sociales conçues depuis le commencement du siècle. Elles se distinguent surtout à ce caractère principal de vouloir l’avènement des classes laborieuses à tous les avantages sociaux.
Notre époque, plus que toutes les autres, est en travail pour arriver à ce résultat.
Dès le commencement de ce siècle, des penseurs et des philosophes se sont préoccupés du sort des classes laborieuses ; ils ont affirmé que la science sociale devait avoir pour objet le bonheur du peuple, et, par conséquent l’organisation du gouvernement et des nations dans ce but.
L’amélioration du sort du plus grand nombre, du sort des classes ouvrières, a donc été surtout le fond de leurs préoccupations et de leurs écrits.
Mais en toutes ces choses les nouveautés ont peine à se faire jour.
Travailleurs de la main, vous savez mieux que personne quelle distance énorme sépare l’idée en germe de l’idée devenue pratiquement utile. Il en a été de même des idées sociales ; les premières conceptions des penseurs socialistes furent des jalons posés pour servir à l’étude du bonheur du genre humain tout entier. Ces premiers travaux continués par d’autres penseurs ont subi des modifications dans les sens divers tendant à leur réalisation pratique ; mais il faut reconnaître, nous touchons presque à la fin du siècle et ces conceptions premières n’ont été réalisées nulle part en France, ni en Europe. Néanmoins, elles ont considérablement influencé le mouvement des idées.
Saint-Simon, Fourier, Cabet, Pierre Leroux, Auguste Comte, Colins, Proudhon ont fait, en leur temps un grand et utile travail. Leurs idées ont été une première ébauche des réformes que la marche du temps rendrait nécessaires pour l’amélioration et l’émancipation des masses ouvrières ; leurs écrits ont mis en relief les divers aspects des abus sociaux ; les réformes sociales qu’ils ont proposées ont engendré des idées nouvelles et surtout fait comprendre qu’il ne suffit pas d’écrire, qu’il faut agir et réaliser. Les insuccès des tentatives faites particulièrement aux États-Unis ont surtout démontré la nécessité d’expérimenter les systèmes.
C’est dans cet esprit que j’ai abordé les études sociales. J’ai suivi les travaux des penseurs de ce siècle et employé ma vie à tirer de ces travaux les idées propres à donner aux familles ouvrières, le bien-être, la sécurité du lendemain, dans la mesure pratiquement possible au milieu de la société présente. D’un autre côté, j’ai, par mes écrits, engagé le pouvoir public à faire des lois en faveur des réformes sociales.
En étudiant les penseurs socialistes je me suis préoccupé des idées pratiques et applicables, j’y ai ajouté ce qui m’a paru nécessaire pour les compléter.
De là a surgi la construction du Familistère d’abord, puis les institutions qu’il m’a permis d’inaugurer et, enfin, l’association du capital et du travail, sur des bases conçues de façon à ce que l’ouvrier devienne possesseur de ses ateliers, outils et instruments de travail, de son palais d’habitation et de toutes les institutions nécessaires au bien être de sa famille.
Maintenant, remarquez-le mes amis, au milieu du mouvement d’idées engendré par les écrits des socialistes depuis 80 ans, bien des théories se font jour, bien des doctrines se sont accumulées, non-seulement en France mais aussi en Allemagne, en Angleterre ; des expériences ont été faites aux États-Unis.
Un seul fait pratique réunissant toutes les données socialistes existe aujourd’hui dans le monde, c’est la Familistère et son association.
Je n’ai pas la prétention de montrer l’association du Familistère comme le dernier mot du progrès social ; mais je puis affirmer qu’elle a inauguré et pratiqué en son sein, depuis 25 ans, une multitude de réformes qui ne sont encore dans le monde politique et social qu’à l’état d’aspiration.

Que ceux qui critiquent l’œuvre du Familistère sachent donc se rendre compte des difficultés inouïes au milieu desquelles elle a été édifiée ; qu’ils se représentent que c’est sous Napoléon III, lorsque ce gouvernement cherchait à étouffer toute pensée sociale, que j’ai agi ayant contre moi toutes les préventions de ma famille et de l’opinion publique.
Ve n’est qu’en observant la plus grande prudence et en m’armant d’une patience soutenue que j’ai pu surmonter les obstacles placés devant moi, et me consacrer à assurer à la population ouvrière que j’avais autour de moi, les palais sociaux pourvus de tous les avantages domestiques dont vous jouissez aujourd’hui, en même temps que je lui donnais la sécurité du travail qui vous est assurée à vous-mêmes.
Si j’y avais mis moins de prudence, si j’avais moins tenu compte des ménagements exigés par les circonstances extérieures, j’eus été immédiatement arrêté et n’aurais rien pu faire pour améliorer
votre sort. Le gouvernement despotique de l’empire eut immédiatement arrêté et détruit l’œuvre du Familistère.
Il ne suffit donc pas d’avoir des idées absolues, ni des théories frondeuses qui ne tiennent compte d’aucune des conditions sociales. Si l’on veut faire œuvre réellement utile aux familles laborieuses, il faut au contraire comprendre les exigences du milieu où l’on vit, et savoir distinguer dans quelles limites on peut agir afin de faire réaliser à la société les progrès réclamés par l’avancement des esprits et des mœurs.
Ce fut donc en tenant compte des nécessités sociales et en usant de la plus grande patience que j’ai pu fonder l’œuvre du Familistère, et faire de vous mes associés comme vous l’êtes aujourd’hui.
Tel est le fruit de mes études en science sociale.
Est-il raisonnable que ceux-là dont tout l’effort se borne à concevoir dans le silence du cabinet ou dans l’emportement des passions, des théories infructueuses ou propres à bouleverser le monde, s’en viennent attaquer une œuvre qui assure aujourd’hui les conditions du bien-être à une communauté de 1. 800 personnes, et du travail à de nombreux ouvriers du dehors ?
Cela suffit-il pour réaliser le bonheur des classes laborieuses ? Cependant, ils s’en tiennent là, se bornant à préconiser la révolution sociale, sans indiquer à quoi elle. conduira. Il se peut que l’incurie des classes dirigeantes rende cette révolution prochaine, mais a près? Que mettra-t-on à la place de ce qui est? Les antagonistes de la société du Familistère devraient au moins indiquer aux ouvriers en quoi doit consister l’ordre nouveau qu’ils attendent.
Et, s’ils entraient dans cette voie, je leur prédis que nous aurions la satisfaction de voir qu’ils ne feraient qu’emprunter les réformes que nous préconisons depuis longtemps en les mettant en pratique.
Quel sentiment les guide dans leurs attaques contre la seule expérience vraiment socialiste existante aujourd’hui?
On connaît d’eux une phrase fameuse, base probable de tous leurs arguments : Ni Dieu, ni maître. C’est bientôt dit, mais si c’est là toute leur science et tout leur programme; ils ne pourront aller bien loin avec cela.
C’est de celle formule qu’ils s’inspirent d’abord dans leurs réunions où ils prétendent que nulle présidence ne soit établie, chacun parle quand il lui plaît, situation commode pour les orateurs qui n’aiment pas à céder la parole aux a11tres ; mais si plusieurs parlent en même temps on ne s’entend plus ; alors on se bat jusqu’à ce qu’on ait expulsé ses adversaires. Tel est le régime de la fraternité anarchiste.
N’est-il pas évident qu’au contraire pour faire de la discussion utile il faut mettre de l’ordre dans les débats, aborder chaque question à son tour, faire respecter le droit de chaque orateur; or, tout cela ne s’obtient pas sans la constitution d’une présidence et d’un bureau.c’est-à-dire d’un pouvoir élu ou acclamé par l’assemblée.
Les anarchistes ne veulent pas même de pouvoirs élus. Certains parmi eux veulent même détruire le suffrage universel ; aussi, dans toute réunion où ils se présentent, faut-il le plus souvent commencer par des luttes avant de pouvoir organiser la séance.
La société humaine est-elle réellement faite pour de telles mœurs ? N’est-elle pas au contraire destinée à réaliser en toutes choses l’accord et l’harmonie des relations ?
Si la constitution d’un pouvoir dirigeant est indispensable dans une assemblée pour la fertilité des débats, à plus forte raison faut-il en constituer un pour la direction et le gouvernement de toutes les choses humaines dont les opérations sont autrement compliquées que celles d’une simple réunion publique.
Certains anarchistes ne l’entendent pas ainsi. L’industrie sans chef, sans direction, l’ouvrier ne relevant que de lui-même: voilà leur idéal.
Ceux qui parient ainsi ne sont pas sincères, car leur premier mouvement consiste à s’imposer partout, à prendre immédiatement la première place et à concentrer les pouvoirs sur eux-mêmes, sauf ensuite à se dévorer entre eux, le jour où ils seraient plusieurs compétiteurs pour une même fonction. Mais comment l’industrie marcherait-elle avec de tels usages ? Qui achèterait les matières premières ? Qui déciderait de la mise en œuvre?
Qui recevrait les commandes des clients ? Qui en ordonnerait l’exécution? Comment s’établiraient les prix de vente ? Qui ferait l’expédition des produits? Comment s’en feraient l’inscription comptable?
Comment s’en régleraient les comptes? Tout cela ne constitue-t-il pas des fonctions subordonnées les unes aux autres ayant besoin d’une hiérarchie bien ordonnée ?
Si dans tous les services chacun n’en faisait qu’à sa tête, sans entente avec les autres, sans plan et sans règle, vous pouvez juger du désordre et de la ruine que cela produirait.
Même dans 1es établissements gérés avec soin comme le nôtre, les frais généraux atteignent encore un chiffre que, certainement, on diminuerait en introduisant plus d’ordre encore dans tous les détails des services.
L’ordre est la condition essentielle à la prospérité des choses humaines. Une· usine conduite d’après les doctrines anarchiques ne donnerait que la misère aux ouvriers. Nous en avons l’exemple par les méfaits récents d’un anarchiste parmi nous. Ces méfaits nous auront coûté plus de deux mille francs pendant un seul mois. Une direction habile soigneuse et vigilante peut seule donner au travail une impulsion féconde et assurer la prospérité de l’atelier. Une telle direction est la première des choses à réaliser pour garantir à l’ouvrier du travail et des salaires pouvant assurer le bien-être dans la famille.
Jamais la théorie anarchiste n’atteindrait un tel but !
Je vous ai parlé des socialistes qui ont marqué en ce siècle. Pour ces hommes, comme pour moi, le socialisme a été conçu comme étant la science de l’organisation sociale, la science des lois naturelles d’après lesquelles les sociétés devraient s’organiser pour réaliser le bien de tous les membres du corps social, sans exception.
Il n’y a donc pas de socialistes anarchistes.
Le véritable socialisme, le socia1isme pur, cherche à réaliser l’union et le bonheur des hommes et jamais leu division ni leur perte.
Mais déblatérer dans les journaux, calomnier les œuvres de progrès, semer le mensonge et la haine parmi les citoyens n’a jamais été du socialisme. C’est faire de la Révolution violente et non de l’organisation.
Celle Révolution les socialistes aussi en indiquent la possibilité, seulement ils y ajoutent, ce qui est bien plus important pour le bien des familles, les moyens de la prévenir et d’en empêcher l’explosion.
Depuis sa fondation notre journal Le Devoir ne cesse d’indiquer à la fois le péril et les remèdes possibles. Malheureusement les classes dirigeantes font trop la sourde oreille, tandis que le peuple poursuit sa marche en avant, talonné par la misère qui peut le pousser demain à l’insurrection.
Que puis-je faire de plus que d’exposer et mettre en pratique les mesures sociales par lesquelles on parerait à la misère des masses, en donnant à tous le bien-être et en assurant l’activité du travail.
Combien les anarchistes feraient œuvre plus utile an peuple en m’aidant à propager les idées de mutualité nationale, d’hérédité de l’État, et dans le domaine de l’initiative privée en poussant partout à l’association du capital et du travail, qu’en attaquant à tort et à travers une fondation qui assure aux ouvriers qui y sont attachés les garanties de l’existence dont sont maintenant privés tant d’ouvriers !
Au lieu d’égarer les classes laborieuses par des déclamations violentes, combien il serait plus utile et plus fécond de les éclairer sur ce qui est à faire pour organiser te travail et les conditions du bien-être, de les pousser à adresser aux Chambres des pétitions qui éclaireraient le pouvoir sur ce qui est à faire à l’intention des travailleurs.
Cela obligerait nos gouvernants, nos députés, vos élus et vos mandataires, à entrer réellement dans une voie pratique de réformes sociales.
Vous feriez en cette voie une besogne autrement féconde et rapide que par la Révolution.
Car, si personne ne sait ce qui est à faire pour réaliser le bien de tous, ce n’est pas la révolution qui en elle-même le fera connaître.
Après avoir fait table rase de tout ce qui est, il faudra édifier.
Comment le faire sans plans étudiés à l’avance?
Les ambitieux, les hâbleurs reprendront les positions qu’on avait cru détruire et rétabliront les anciens abus; les mêmes douleurs se renouvelleront pour le monde du travail, pour les ouvriers.
Ce n’est ni par le désordre ni par la violence que les institutions sociales seront édifiées sur de nouvelles bases; c’est par la science de l ‘économie sociale et par la connaissance des réformes utiles à tous.
Il ne suffit donc pas de se dire anarchiste pour être en état d’instituer rationnellement l’ordre nouveau; l’examen, l’étude, l’expérience des réformes sont les premiers pas indispensables en pareille matière pour découvrir ce qui est à faire.
Il m’a donc paru profondément étrange de voir des gens se prétendant socialistes s’attaquer à une œuvre d’avant-garde comme celle du Familistère.
Ces Messieurs·ne sont pas satisfaits de la réponse que leur a faite le Devoir, nous ne nous en tiendrons pas là. La présente conférence elle-même sera publiée dans le double but de faire voir, d’un côté les procédés des anarchistes se prétendant socialistes, l’iniquité de leurs procédés à l’égard du Familistère et, de l’autre, les périls sociaux auxquels la misère des ouvriers doit conduire, si nos gouvernants restent incapables d’y porter remède.
Depuis dix ans, je réclame et j’expose dans le Devoir les réformes urgentes à réaliser en faveur des classes laborieuses. J ‘indique les moyens d’inaugurer, au profit de tous, la mutualité nationale, les garanties du nécessaire à la subsistance, des secours en cas de maladie, des pensions de retraites à l’invalide et au vieillard, l’instruction pour tous. Vous, membres de l’association, au nombre de 1800 personnes logées dans les Palais sociaux, vous jouissez de l’intégralité de ces avantages.
Vos 542 enfants reçoivent aux frais de l’association, depuis le berceau jusqu’à l’apprentissage, des soins et une instruction dont nulle ville en France ne donne un second exemple.
Habitués à jouir de ces choses, vous ne vous en occupez guère plus que de l’action du soleil qui fait mûrir les moissons. Vous en profitez sans y réfléchir.
Mais, songez au moins que vous êtes les seuls qui possédiez ainsi le travail organisé de manière à vous en laisser le bénéfice, que vous avez la sécurité de l’existence pour vous et vos enfants, et demandez que l’on commence par doter des mêmes avantages tous les autres ouvriers.
Cependant, c’est cette fondation même que les anarchistes veulent d’abord détruire. En vue de quel résultat ? Moi, je dis que si dix anarchistes se trouvaient dans nos rangs pour cette œuvre de destruction, 500 parmi vous se lèveraient pour les écarter. (longs applaudissements.)
Je n’aurais pas relevé les attaques de ces journaux si je n’avais cru devoir à la vérité de redresser cette affirmation absolument mensongère de la diminution des salaires. Malgré le démenti formel que j’ai donné à cette allégation le Cri du Peuple n’en persiste pas moins dans son dire.
J ‘en suis fâché pour lui et ne puis que continuer, moi aussi, à faire la lumière sur les calomnies qu’il affirme de nouveau à ses lecteurs.
Les membres du conseil de gérance et les membres du conseil de surveillance que vous élisez chaque année librement, savent et vous disent au besoin, puisque c’est l’un d’eux qui remet chaque mois au conseil de Gérance un rapport à ce sujet, que la moyenne générale des salaires a suivi la marche ascendante suivante dans ces dernières années :
En 1880 elle était de…..4 fr. 38
En 1884 ………………………4 fr. 62
En 1885 ………………………4 fr. 76
En 1886………………………..4 fr. 85
Donc, il y a eu augmentation constante. N’est-il pas déplorable, quand une association du travail, de la capacité et du capital tient une pareille ligne de conduite au milieu des difficultés si graves dont toutes les entreprises ressentent aujourd’hui les atteintes, de voir de prétendus socialistes, au lieu de s’appuyer sur l’élévation même des salaires qui existe ici pour réclamer pareille chose ailleurs, venir nous combattre en inventant de prétendues grèves et de prétendues diminutions de salaires, quand rien de pareil ne s’est produit.
Et ce n’est pas tout. Car, à votre taux de salaires croissant, il faut ajouter les parts de bénéfices dont chacun de vous est titulaire et qui constituent, même pour les ouvriers ayant le moins de droits dans l’association, une épargne précieuse en cas de chômage. En ce moment, par exemple, où l’état des affaires nous a condamnés à congédier quelques-uns de ces travailleurs, la plupart n’en ont pas moins, déjà, une épargne de mille francs, douze cents francs, et, en outre, la possibilité de se voir allouer par le conseil de Gérance, sur la proposition de vos comités, des secours extra-statutaires. Vous savez tous combien de familles ont déjà joui de ces secours exceptionnels.
Voilà donc ce qu’est cet établissement où le Cri du Peuple affirme qu’on a opéré une diminution de 25 % des salaires, soutenant et répétant son dire après mon démenti. Nous verrons qui, du mensonge ou de la vérité aura le dernier mot.
Au fond, ces attaques ont peut-être un côté utile; elles ont le mérite de vous entraîner vous-mêmes à examiner plus attentivement les bienfaits de notre association et les avantages dont vous jouissez sous sa protection. Si c’est en raison de ces avantages que Le Révolté me menace des étrivières ; je lui prédis que les événements pourront bien se charger de les donner à qui veut me les appliquer.
(Applaudissements).
Je vous ai dit, mes amis, que vous étiez la seule population ouvrière dans le monde jouissant des garanties que vous confère notre association; je ne dis pas que ces avantages sont tout ce que l’idéal peut concevoir, et j’espère bien que l’humanité future en assurera de supérieurs à tous ses membres ; mais, pour vous en donner ici même aujourd’hui plus que vous en avez, il faudrait au moins que le monde extérieur me vint en aide au lieu de me contre-carrer et de m’attaquer. Quoi! c’est coutre l’association du Familistère qu’on crie, quand le régime industriel extérieur est tel que les simples caisses de secours elles-mêmes, neuf fois sur dix, ne sont pas encore gérées par les ouvriers, mêmes lorsque ceux-ci en font les frais ! L’administration de ces caisses est encore le plus souvent laissée à l’arbitraire des chefs d’industrie ; elles n’ont aucune protection légale.
Où sont les établissements qui ont reconnu, comme ici, au travailleur la qualité d’associé?
Où sont ceux qui ont fait place dans les conseils de Gérance à des travailleurs élus par leurs pairs? Où sont les associations industrielles dont les ouvriers nomment chaque année le conseil de Surveillance comme vous le faites ici? Conseil de Surveillance qui peut tout entier être composé de membres pris dans vos rangs et auquel les statuts donnent mission et droit de tout voir et de tout vérifier.
Que vous n’ayez pas jusqu’ici tiré tout le parti possible des droits que vous confèrent les statuts, cela se peut; les ouvriers, sauf exception, ne sont malheureusement guère en état de s’occuper d’affaires administratives; mais ce n’est pas ma faute. Vos délégués ont tout pouvoir de vérification pour accomplir à fond leur mission ; si les connaissances nécessaires leur font défaut, cette situation n’est que temporaire, car vos propres enfants avec l’instruction qu’ils reçoivent dans nos écoles auront toutes les connaissances et capacités voulues pour remplir ces postes; ils sauront, en outre, comprendre l’association et en tirer tous les avantages qu’elle comporte.
(Applaudissements.)
En attendant, vous n’en nommez pas moins trois membres du conseil de Gérance et le conseil de Surveillance tout entier à votre gré. Ces conseillers surveillent et contrôlent toutes choses chaque mois ils déposent conformément aux statuts un rapport sur leurs opérations respectives et sont au courant de tout ce qui se fait dans l’association.
Où sont les anarchistes qui aient constitué pareille chose pour les ouvriers ?
Un centime serait-il détourné de son légitime emplois que vos élus en auraient connaissance et vous le diraient. Mais, les comptables ne sont ils pas associés comme vous? Vos intérêts à tous ne sont-ils pas identiques ?
N’est-ce pas vous qui réglez toutes choses, moi ne m’occupant en rien de ces détails?
Où donc les anarchistes ont-ils jamais réalisé fondation semblable?
Voyez-vous maintenant quelle est la différence entre ceux qui prêchent uniquement la révolution et ceux qui veulent réellement inaugurer les réformes sociales?
Je dis donc aux anarchistes qui critiquent notre association, commencez par mieux faire que nous, donnez le bien-être aux familles, assurez-leur le nécessaire à l’existence, établissez la mutualité de manière à ce que personne ne soit jamais abandonné, donnez au plus pauvre une instruction égale à celle du plus riche, donnez aux travailleurs un palais avec ses dépendances pour l’habitation. Voilà ce que logiquement vous devez faire avant de venir attaquer l’association du Familistère.
Si les anarchistes demandaient pour les ouvriers qui eu sont privés tous les avantages dont vous jouissez, je les reconnaîtrais pour socialistes ; mais, nous combattre et chercher à nous créer des embarras, c’est le fait de gens qui n’ont aucune idée, aucun sentiment vrai de ce qui est à faire pour l’émancipation et le bonheur des ouvriers.
Devant leurs persistances à soutenir des allégations mensongères, je dois croire qu’ayant commencé à attaquer le Familistère ils n’arrêteront pas; qu’ils continuent donc et l’on verra de quel côté est la véritable préoccupation du bien des classes laborieuses.
(Applaudissements).
Je ne dois pas m’appesantir davantage aujourd’hui sur ces questions, il vous est facile de vous familiariser avec elles en lisant Le Devoir.
On a parlé de conférences contradictoire, je serais tout disposé à en faire avec vous, soit pour vous donner des éclaircissements sur certaines questions ou pour m’éclairer moi-même sur vos besoins.
Quels que soient les efforts des agents révolutionnaires qui font la guerre aux véritables socialistes, en se parant eux-mêmes de ce nom, jamais ils ne pourront assez égarer l’ouvrier, membre de l’association du Familistère, pour porter celui-ci à travailler contre son bien propre, à se jeter lui-même dans la mêlée du malheur.
Inventer l’existence d’une grève dans notre association est quelque chose, mais la produire est plus difficile.
Chercher à empêcher de faire le bien est une triste besogne, et propre à détourner de ceux qui s’y emploient tous les hommes de tète et de cœur.
D’où sont venues les tentatives de désordre que je relève aujourd’hui? D’un homme* que j’ai accueilli, alors qu’il était dans des conditions où toute porte se fût fermée devant lui, je suis intervenu en sa faveur; et qu’est-il venu en retour faire ici ? Chercher à semer le découragement parmi les ouvriers, à compromettre le travail qui lui était confié, puis à calomnier l’association dans la presse. Il n’y a qu’un seul parti à prendre à l’égard de tels hommes : les repousser de nos rangs.
Je ne dis pas que la nation française plus que les autres nations pourra échapper à la Révolution sociale, car le Gouvernement n’a pas la prévoyance ni la sagesse d’inaugurer les mesures propres à prévenir les dangers ; mais le jour. Où la Révolution se lèverait, savez-vous où je chercherais la sécurité? J’ai une telle confiance on votre bon sens et et votre union pour la défense de l’intérêt commun que ce n’est pas ailleurs que dans vos bras que je me jetterais pour trouver un refuge contre les anarchistes.
(Vifs et longs applaudissements.)
L’association du Familistère resterait calme au milieu du désarroi public, et elle serait le point de mire de tous les esprits restés capables de direction et de sagesse, lesquels verraient chez nous un exemple pratique des garanties à instituer au bénéfice de tous pour inaugurer la pacification sociale.
(Applaudissements.)
C’est à votre sagesse à tous que l’association devrait d’apparaître au monde comme un phare de salut, et c’est vous qui donneriez l’exemple pratique d’une institution assurant le bien-être de tous dans l’ordre et la fraternité, même au milieu du bouleversement social.
(La voix de l’orateur est couverte par des applaudissements enthousiastes et répétés.)

Le Devoir 11 juillet 1886

*André Godin fait ici allusion à Jules Sibilat mais il reste assez évasif sur les raisons du conflit entre les deux hommes. Le Devoir du 11 juillet 1886 avait promis de répondre sur ce point : « F . – Un sous-directeur modèle, soupçonné d’avoir dénoncé cette exploitation a été renvoyé. » Mais le journal interrompit ses réponses, à la suite de la conférence d’André Godin, peut-être à cause de l’incendie d’août 1886 ? Si André Godin était persuadé que cet incendie avait été provoqué par les anarchistes, il a pu considérer qu’il n’y avait plus de raisons de poursuivre la discussion.