Fin de l’audience du 22 juin.

Le réquisitoire

Voici le résumé du réquisitoire prononcé par M. l’avocat général Quesnay de Beaurepaire, etdont nous n’avons pu donner qu’une rapide analyse dans notre deuxième édition.
« Je vais essayer, messieurs les jurés, a dit en commençant M. l’avocat général, de vous montrer sans phrases qu’il ne s’agit point ici de faits d’ordre politique. On a cherché simplement à exciter des désordres par une manifestation qui a fini, par bonheur, en ridicule équipée.
La manifestation du 9 mars a souleva contre elle l’unanime désapprobation de l’opinion. Les chambres syndicales ont vivement engagé les ouvriers à n’y pas prendre part, et elles en ont avec raison répudié les conséquences. Le Mot d’Ordre, qui ne peut être suspect, l’a durement qualifiée, et la Lanterne, qui ne peut l’être davantage, a déclaré qu’il y avait dans cette émeute des fous qu’on devait envoyer à Charenton et des factieux qu’il fallait traduire en cour d’assises.
Il me sera facile de démontrer qu’il n’y avait pas de fous, le 9 mars. Mais il se rencontre toujours des personnes qui, pour dissimuler l’exiguïté de leur taille et ranimer leur popularité expirante, veulent monter sur des échasses, pour attirer maigre tout les regards de la foule. C’est le cas de Louise Michel.
Les témoins à décharge, dont la déposition doit être, je me hâte de le dire, absolument respectée, ont fait de ses vertus privées, de ses qualités de cœur un éloge auquel j’accorde une créance entière. Seulement, je crois que ces vertus s’exercent dans un cercle très étroit, et qu’en dehors des fidèles de sa petite église, la « grande citoyenne » n’a pour le reste des humains, pour la société actuelle qu’une haine profonde. C’est pourquoi, désolée que la manifestation générale eût avorté, elle a tenu à faire de son côté sa petite manifestation.
Oui, sur l’esplanade des Invalides, cette Louise Michel, digne d’être estimée de ses amis, je la vois, toute prête à prendre un drapeau, à former une bande et à marcher à la guerre sociale; je la vois toute prête à organiser le pillage; non que je songe pour cela à l’accuser d’être elle-même une pillarde, elle veut seulement, vous dis je, assouvir ses haines ».
M. l’avocat général examine le rôle de l’accusée au cours de la manifestation. Elle y a joué visiblement le rôle d’un chef. C’est elle qui a pris la tête de la bande, c’est elle qui a demandé le drapeau noir, qu’elle portait et qui était bien le signe du commandement. Etait-ce là une manifestation pacifique, parce que le drapeau était noir au lieu d’être rouge ?
« Mais ce drapeau noir, le drapeau noir des grèves, suivant une pompeuse expression de l’accusée, nous savons bien quelle est sa signification. Voici ce que disait Louise Michel elle-même qui vous faisait entendre hier des paroles douces, presque attendries, voici ce qu’elle disait le 3 juillet 1882, à l’Alcazar de Lyon:
« Je salue les victimes de toutes les réactions! Je salue Fournier! Je salue le drapeau noir sous lequel nous devons marcher, drapeau noir qui, le jour venu, sans pitié ni merci, fera le tour du monde.
« Je fais appel à la révolte. Il faut se débarrasser de ces gens-là (les bourgeois) comme on se débarrasse d’un obstacle. »
Ce drapeau dont vous connaissez maintenant la signification pacifique va devenir un signal.On le verra s’abaisser, se relever, marquer les arrêts. La sinistre comédie du pain va commencer.
Ces ouvriers sans travail jetteront des pains au ruisseau: ils prendront des gâteaux, ils casseront des assiettes, ils feront voler des vitres en éclats; et parmi eux les boulangers trouveront des gens bien mis, et la police des repris de justice.
Les boulangers ont remis volontairement du pain, dites-vous ? Ah je le crois bien! Qui de nous, s’il était boulanger, en entendant crier «̃ Du pain ou du plomb !» ne tâcherait de faire ce qu’ont fait ces boulangers, qui de nous ne fermerait pas sa caisse et, se faisant tout petit, ne remettrait du pain aux pillards ?
On appelle cela donner ! En vérité, il faut avoir une certaine habitude de se moquer des auditoires pour se figurer que, devant le jury de la Seine, de pareilles théories pourront être accueillies. Donner Mais autour de ce cadeau de force des boulangers, il y a le bruit des assiettes qu’on casse.
Le peuple a pris; et c’est au moment où Louise Michel s’arrêtait, c’est au moment où le drapeau s’est abaissé que le pillage a toujours commencé. Que penser du chef qui viendrait dire dans ces circonstances Je n’ai pas commandé; je n’ai pas regardé; je n’ai pas écouté. Est-ce que je m’occupais de ces choses?
Vous appartenez pour la plupart, messieurs les jurés, au commerce, vous êtes comme ces braves boulangers, qui ont eu le courage de venir déposer ici, des hommes qui avez élevé vos familles à force de travail, d’épargne et de probité; vos parents, vos amis ont comme vous boutiques ouvertes, vous habitez une ville de deux millions d’âmes et vous ne pourriez y jouir de la sécurité du lendemain !
il suffirait qu’une ancienne institutrice devenue Euménide de cinq cents individus arbore un drapeau, pour que les vitres volent en éclats, que les marchandises soient pillées.
Et si vous trouviez cela extraordinaire, il y aurait derrière vous un monsieur, un citoyen, je me trompe, un compagnon qui dirait « Tape dur, gâche serré » et vous recevriez écrite sur la nuque la première ligne de l’anarchie! (Sensation.) Pouvez-vous accepter cela?
La demoiselle Michel n’a pas pillé, je l’en crois incapable, mais elle a prêché le pillage, elle y a présidé, parce que, dans son fanatisme, elle a cru y voir le commencement de la révolution sociale.
Vous ne pouvez, messieurs, couronner un pareil acte par l’impunité.
Mais Louise Michel était-elle le chef unique ! Non, à côté du général, il y avait ses lieutenants. Pouget et Mareuil. Mareuil, cependant, ne doit pas être confondu avec Pouget. C’est un honnête et digne ouvrier, qu’on a fanatisé. Il a pris part avec une ardeur indéniable à la manifestation. Mais on n’a surpris sur ses lèvres pendant les arrêts de la bande que des injures à la police.
Le jury, jugeant sur son âme et conscience, verra ce qu’il doit faire de lui,
Tout autre est Pouget. Les écrits abominables, les engins meurtriers trouvés chez lui révèlent son caractère.
Pouget est le rêveur du crime, l’organisateur de la guerre sociale. Lui; « en prenant le bras de Louise Michel, il s’est lié à elle d’une façon indissoluble », et le jury dans son verdict ne les séparera pas.
La manifestation a pris fin sur la place Haubert. Là, devant l’officier de paix, Louise Michel a prononcé un mot qu’elle a renié avec énergie « Ne me faites pas de mal. » Pourquoi ces protestations? C’est un cri de femme. Elle ne pousse pas si souvent de ces cris-là ». (Sourires.)
Revenant à ce propos à Louise Michel, M. l’avocat général regrette de ne pouvoir lui parler comme à une de ces femmes de la république romaine, dont on faisait l’éloge en disant simplement « Elle fila la laine et garda sa maison. »
« Que n’a-t-elle écouté l’avertissement que lui donnait le hasard quand on lui a remis sur l’esplanade, pour hampe de son drapeau, un manche à balai ! » (Hilarité générale.)
Le ministère public passe ensuite à l’expédition et à la distribution des brochures. Pouget est le principal accusé dans cette partie du procès. Les autres ne sont que ses complices. M. l’avocat général requiert énergiquement contre lui.
— MM. les jurés vont vous apprendre, dit-il à Pouget, qui sourit, qu’un sourire n’est pas une réponse aux crimes odieux qui vous sont reprochés.
Puis, après avoir lu les passages les plus saillants de la brochure, M. l’avocat général s’écrie .
« Ces gens-là, dont la mauvaise foi est digne de Loyola, prennent un nom pour faire croire qu’ils sont un parti ! Et quand on songe à leurs doctrines, on se croirait vraiment en face de Peaux-Rouges ivres de leur existence sauvage et qui se jetteraient sur la civilisation pour l’égorger, Ils ont cru que les soldats assassineraient leurs chefs! ils ont oublié qu’aujourd’hui qu’il n’y a malheureusement plus de frontières, l’armée, c’est la frontière vivante, et que dans les casernes on a l’œil fixé, non pas sur cette loque à réclame du 3 mars, mais sur le drapeau de la France ils ont oublié que nos soldats et nos officiers formaient une seule famille prête à se faire tuer demain, s’il le faut, pour la patrie, comme l’autre jour l’officier de marine et ses matelots. C’est là, je le répète, un crime anti-français, et vous ferez justice, une bonne fois, messieurs, de ces apôtres du parricide (Sensation prolongée).
M. l’avocat général examine ensuite isolément le rôle de chacun des autres accusés, et termine ainsi :
Je ne vous demande pas, messieurs, de prendre souci ni crainte des théories anarchistes. Dans notre pays, où le bon sens finit toujours pour avoir raison, ce sont choses naines et pygmées. Je vous dis seulement Jugez l’affaire comme je l’ai fait moi-même, dans la plénitude de votre sang froid, et si ma parole ne vous a pas suffi, descendez alors dans votre conscience, le juge des juges, qui ne trompe personne; elle vous dira, j’en suis sûr Voilà des gens très dangereux, qui ont voué à la société, c’est-à dire à nous tous, une haine à mort, et alors rien ne vous empêchera plus de condamner! (Longue sensation.)

La défense

Après une suspension d’audience, la parole est donnée à Me Balandreau, avocat d’office de Louise Michel.
« Messieurs les jurés, dit Me Balandreau, la volonté de Louise Michel est de se défendre elle-même elle a déclaré formellement qu’elle ne veut pas d’avocat. Mais pour obéir aux prescriptions de la loi, le président a dû lui désigner un défenseur d’office, et c’est moi qui ai été choisi. Je me suis mis à la disposition de Louise Michel mais devant sa volonté inébranlable j’ai dû céder. Peut-être, dans une autre cause, aurais-je passé outre. Ici, comme je pense, contrairement à l’opinion de M. l’avocat général, que le procès est surtout politique, j’ai cru qu’il était de mon devoir de m’abstenir, et je prie M. le président de donner la parole à Mlle Louise Michel, que le jury écoutera certainement avec cette bienveillance à laquelle a droit tout accnsé qui se défend lui-même ».

Plaidoirie de Louise Michel

M. le président. La parole est à l’accusée Louise Michel.
Louise Michel se lève aussitôt.
« Je demande pardon, dit-elle, à Me Balandreau d’avoir refusé son concours; j’ai dû refuser aussi celui de Me Laguerre, qui avait courageusement défendu plusieurs de nos amis de Lyon.
Mais il y a quelque chose de plus important, dans ce procès, que l’enlèvement de quelques morceaux de pain. II s’agit d’une idée qu’on poursuit il s’agit des théories anarchistes qu’on veut à tout prix condamner.
On insiste sur la fameuse brochure A l’Armée ! à laquelle le ministère public semble s’être appliqué à faire une publicité à laquelle on ne s’attendait guère.
On a agi autrement durement envers nous en 1871. J’ai vu les généraux fusilleurs; j’ai vu M. de Galliffet faire tuer, sans jugement, deux négociants de ̃Montmartre qui n’avaient jamais été partisans de la Commune; j’ai vu massacrer des prisonniers parce qu’ils osaient se plaindre.
On a tué les femmes et les enfants; on a traqué les, fédérés comme des bêtes fauves j’ai vu des coins de rue remplis de cadavres. Ne vous étonnez pas trop si vos poursuites nous émeuvent peu.
C’est une chose hardie, pour une femme, n’est-ce pas pour une femme de présenter elle-même sa défense, robe contre robe?
On refuse à la femme le droit de penser; on est habitué à la considérer, comme l’a dit Proudhon, comme ménagère ou comme courtisane.
Pourquoi avons-nous abrité la manifestation sons le drapeau noir. Parce que ce drapeau est le drapeau des grèves et qu’il indique que l’ouvrier n’a pas de pain.
Si notre manifestation n’avait pas dû être pacifique, c’est le drapeau rouge que nous aurions pris; il est maintenant cloué au Père Lachaise, au-dessus de la tombe de nos morts. Quand nous l’arborerons, nous saurons le défendre.
On parlait tout à l’heure de soldats tirant sur les chefs : Eh bien à Sedan, si les soldats avaient tiré sur les chefs, pensez-vous que c’eût été crime ? L’honneur au moins eût été sauf. Tandis qu’on a observé cette vieille discipline et on a laissé passer M. Bonaparte, qui allait livrer la France à l’étranger.
Mais je ne poursuis pas Bonaparte ou les d’Orléans, je ne poursuis que l’idée. J’aime mieux voir Gautier, Kropotkine et Bernard dans les prisons qu’au ministère. Ils servent l’idée socialiste, tandis que dans les grandeurs on est pris par le vertige et on oublie tout.
Quant à moi, ce qui me console, c’est que je vois au-dessus de vous, au-dessus des tribunaux, se lever l’aurore de la liberté et de l’égalité humaine.
Nous sommes aujourd’hui en pleine misère et nous sommes en République, mais ce n’est pas là la République.
La République que nous voulons, c’est celle où tout le monde travaille, mais aussi où tout le monde peut consommer ce qui est nécessaire à ses besoins; la République que nous voulons, c’est celle où l’on a les yeux fixés sur l’avenir, où l’on ne s’endort pas dans le présent, où l’on ne s’attarde pas dans le passé.
On parle de liberté: il y a la liberté de la tribune avec cinq ans de bagne au bout. Pour la liberté de réunion, c’est la même chose. En Angleterre, le meeting aurait eu lieu, en France, on n’a pas même fait les sommations de la loi pour faire retirer la foule, qui, serait partie sans résistance.
Le peuple meurt de faim, et il n’a pas même le droit de dire qu’il meurt de faim. Eh bien, moi, j’ai pris le drapeau noir et j’ai été dire que le peuple était sans travail et sans pain. Voilà mon crime : vous le jugerez comme vous voudrez.
Vous dites que nous voulons faire une révolution. Mais ce sont les choses qui font les révolutions c’est le désastre de Sedan qui a fait tomber l’empire, et quelque crime de notre gouvernement amènera aussi une révolution. Cela est certain. Et peut-être vous-mêmes, à votre tour, vous serez du côté des indignés, si votre intérêt est d’y être.
S’il y a tant d’anarchistes, c’est qu’il y a beaucoup de gens dégoûtés de la triste comédie que depuis tant d’années donnent les gouvernants.
Je suis ambitieuse pour l’humanité moi, je voudrais que tout le monde fût assez artiste ou assez poète pour que la vanité humaine disparût. Pour moi, je n’ai plus d’illusion. Et tenez, quand M. l’avocat général parle de ma vanité, eh bien j’ai trop d’orgueil même pour être un chef : il faut qu’un chef, à des moments donnés s’abaisse devant ses soldats et puis, tout chef devient un despote.
Je ne puis pourtant pas prendre l’accusation de pillage au sérieux. Ce n’est pas ce pain-là qui aurait apporté un soulagement à nos misères. Le but de la manifestation était d’avoir du travail. Parmi ces ouvriers, il s’est trouvé des jeunes gens qui avaient faim, et sans que nous nous en occupions, ils ont pris quelques, miettes. Voilà tout.
Donc, si vous voulez me punir, je commets tous les jours des délits de presse, de parole, etc. Eh bien, poursuivez-moi pour ces délits.
En somme, le peuple n’a ni pain ni travail, et nous n’avons en perspective que la guerre. Et nous, nous; voulons la paix de l’humanité par l’union des peuples.
Louise Michel termine en ces termes :
Voilà les crimes que nous avons commis.
Chacun cherche sa route nous cherchons la nôtre et nous pensons que le jour où le règne de la liberté et de l’égalité sera arrivé, le genre humain sera heureux.
On dit que nous ne reconnaissons ni la patrie ni la famille. Nous reconnaissons la famille, mais nous l’agrandissons, et nous l’étendons à l’humanité tout entière. Advienne que pourra, pourvu que la liberté et la légalité se fassent ».
Après ce plaidoyer, qui a été débité avec une extraordinaire volubilité, l’audience a été levée à cinq heures.
Audience du 23

Plaidoirie de Pouget

L’audience est ouverte à onze heures et demie.
M. le président. — La parole est au défenseur de Pouget.
Me Pierre se lève et déclare qu’il aurait voulu démontrer que le procès actuel n’est qu’un procès de tendance, mais que devant la volonté formelle exprimée par son client, qui veut se défendre lui-même, il est obligé de s’incliner.
J’espère, dit-il, messieurs les jurés, que vous lui accorderez votre bienveillance, d’autant plus que Pouget est un garçon studieux qui a su se concilier les sympathies de tous ceux qui le connaissent. Vous rendrez d’ailleurs, j’en suis convaincu, un verdict absolument négatif qui démontrera que la France est encore un pays de liberté, le pays de la liberté de penser.
M. le président. – Accusé Pouget, vous avez la parole.
Pouget se lève aussitôt. On remarque un verre d’eau à côté de lui.
« Un des maîtres de notre langue, dit l’accusé, Boileau, a dit « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement ».
J’ai cependant mieux aimé écrire mon plaidoyer, afin de conserver toujours la modération dont j’ai résolu de ne pas me départir. Je vous prierai seulement de vous attacher moins à la forme qu’au fond de ma défense.
Pouget, lisant, commence par déclarer qu’il partage entièrement les idées de Louise Michel, pour laquelle il professe, dit-il, une admiration absolument justifiée.
Il ne renouvellera pas les éloquentes protestations qu’elle a fait entendre hier. Ce qu’il veut proclamer cependant et hautement, c’est que, quel que soit le résultat de ce procès, il « conservera inébranlables ses convictions » et n’aura jamais « qu’un seul désir, celui de faire triompher les idées anarchistes ».
Suit une véritable conférence sur le jury, dont il recherche l’origine et les tendances, et dans l’impartialité duquel il finit par dire qu’il ne peut guère avoir confiance.
Il y a, dit-il, deux sortes le justices : l’une basée sur les lois de la nature, l’autre d’essence exclusivement humaine et qui subit mille variations. La première seule est la bonne, et c’est celle dont les anarchistes veulent provoquer l’avènement. Cette justice n’a rien de commun avec celle qui est appelée à se prononcer aujourd’hui sur les poursuite exercées contre les accusés.
Pouget fait ici le procès aux procédés de l’instruction et rappelle l’incident relatif au testament saisi chez lui et qui a été ouvert lors de sa présence. Il se plaint que le président lui ai imposé un avocat d’office; il le remercie pourtant de lui avoir choisi un défenseur qui n’est pas réactionnaire. Arrivant à la manifestation du 9 mars, il affirme que c’était bien une manifestation pacifique des ouvriers sans travail, et exprime à ce propos « tout son dédain » aux journalistes qui ont essayé de faire sur ce point prendre le change à l’opinion.
Pouget fait le procès à la République actuelle, qui seule est responsable des misères du peuple. Ne s’est-elle pas « jouée de toutes ses revendications » ? N’a-t-elle pas poursuivi ceux qui s’en faisaient les généreux champions? Mais, malgré tout, malgré le procès de Lyon et une foule d’autres, les idées anarchistes progressent, parce que c’est te ce côté qu’est l’avenir. Tout a été jusqu’ici leurre pour le peuple. Que sont devenus les immortels principes proclamés dans la déclaration des droits de l’homme ?
La Révolution de 1789 a avorté.
L’accusé boit après la tirade dans laquelle il développe cet idée, et il continue ainsi:
Quels sont les profits que les classes populaires, les travailleurs, retirent de la République actuelle ? Les libertés, même les plus essentielles, sont méconnues, et l’on a « le triste spectacle d’une République prohibant ce qu’une monarchie autorise »
En Angleterre, le meeting du 9 mars n’eût pas été empêché. On prohibe les manifestations des travailleurs, mais on tolère d’autres manifestations. On a célébré librement l’anniversaire de Victor Hugo.
Le 9 mars, on ne commettait aucun délit, et cependant la manifestation a été brutalement dispersée
sans les sommations préalables exigées par la loi.
La réunion n’était pas séditieuse, à moins qu’on ne traite la misère de séditieuse. Le drapeau noir est le drapeau de la misère.
Si la manifestation n’eût pas été pacifique, serait-on allé sans armes à l’esplanade des Invalides ?
Quant aux faits de pillage, l’accusé déclare que, lui aussi, il y a été absolument étranger. Si l’on avait voulu piller, aurait-on respecté les boutiques des bijoutiers?
Cette accusation de pillage ne peut tenir debout. Quelques actes isolés ont pu être commis, mais il n’y avait nul plan concerté.
«Je ne veux pas, dit-il, rechercher quels en sont les auteurs, mais, si des malheureux affamés ont pris du pain, je les excuse. L’homme que la société laisse mourir de faim n’est pas criminel, même quand il revendique violemment son droit de vivre.
« Donc, qu’on ne parle plus de pillage ni d’instigation au pillage. »
Pouget, en terminant cette première partie de sa défense, exprime la conviction qu’il a démontré au jury l’inanité de l’accusation à cet égard. Il demande une suspension d’audience, qui lui est aussitôt accordée.
L’audience est suspendue à midi vingt.
Dix minutes après, Pouget reprend la parole.
J’aborde, dit-il, la seconde partie de l’accusation qui, à mon sens, eût dû être jugée à part. Nous ne faisons pas un procès de tendance, a-t-on dit souvent dans l’instruction comment donc se fait-il que des passages d’écrits non publiés aient été reproduits dans l’acte d’accusation et dans le réquisitoire? Peut-on condamner pour des intentions?
En ce qui touche les ingrédients chimiques trouvés chez lui, Pouget déclare qu’il a le goût des expériences scientifiques et que ce n’est pas là chose défendue.
Ces fioles, d’ailleurs, ne contiennent que ce qui est nécessaire pour faire de la physique amusante.
Il critique encore une fois le rapport et les déclarations de l’expert et affirme que les liquides
analysés ne pourraient nullement enflammer du bois.
En rattachant cette seconde accusation à la manifestation du 9 mars, alors qu’il n’y avait entre elles aucun lien, on voulait effrayer le jury.
Nous regarder comme des conspirateurs, s’écrie Pouget, mais c’est insensé ! Rien, en effet, de plus contraire aux doctrines anarchistes que les conspirations. Nous agissons au grand jour, nous ! Nous sommes, des révolutionnaires et non des conspirateurs !
Pbuget s’explique ensuite sur la brochure et proteste qu’elle était uniquement destinée à répondre aux complots monarchistes, aux d’Orléans et aux Bonaparte, qui pratiquaient, eux, l’embauchage dans l’armée.
A l’appui de cette protestation, il donne lecture de divers passages de la brochure A l’Armée ! auxquels il est, en effet, possible de donner une signification révolutionnaire générale, n’ayant nul rapport avec les idées anarchistes.
Les provocations que contiennent ces passages, poursuit-il, ne sont pas plus étranges que celles qui tombent chaque jour de la bouche des gouvernants.
Au point de vue légal, il n’y a pas provocation punissable, car la provocation n’est punissable que lorsqu’elle a trait à la désobéissance à l’ordre précis d’un chef donné pour l’exécution des lois. Or, tel n’est pas ici le cas. Au surplus, ces provocations sont aussi légitimes que celles que M. Grévy adressait en 1830 aux soldats de Charles X.
Pouget rappelle également l’exemple du major Labordère, « dont la courageuse désobéissance à l’ordre de ses supérieurs à été une des causes de l’avortement des entreprises réactionnaires de l’ordre moral ». Nul ne songe à poursuivre M. Grévy, dit-il; le major Labordère a été récompensé. Pourquoi nous punirait-on, nous qui avons voulu simplement défendre les droits populaires?
Le jury de Paris ne sera pas plus Implacable que le jury de l’Aveyron, qui acquitta les accusés de Narbonne en 1871, que le gouvernement espagnol, qui a acquitté les vaincus carlistes. Une seule chose l’inspirera, c’est la justice, mais cette justice qui ne plie jamais sous les événements ».

Me Lenoël-Zévort présente la défense de Mareuil.

Me Lenoël-Zevort reproche au parquet d’avoir négligé « les messieurs bien mis » qui la dépoition de M. Moricet en fait foi– allaient dans les boulangeries dire qu’il fallait « laisser faire ».
C’est de ce côté qu’il fallait chercher les véritables coupables.
Puis, après avoir mis en garde le jury contre les impressions de terreur sous l’empire desquelles l’avocat général a voulu le placer, il discute brièvement les charges relevées contre son client, dont il sollicite l’acquittement.
Mareuil est un ouvrier honnête, laborieux, a-t-il dit en terminant, M. le président l’a reconnu, M. l’avocat général l’a reconnu aussi. Celui-ci même s’est pour ainsi dire désintéressé de la poursuite à son égard.
Le jury ne peut donc rendre qu’un verdict négatif en faveur d’un accusé qu’on a eu le tort, les paroles mêmes du ministère public justifient cette appréciation, d’impliquer dans le procès et de détenir préventivement pendant quatre mois.
Me Pierre, en quelques mots, demande l’acquittement du prévenu Moreau.
Après lui, Me Laguerre prend la parole pour défendre la femme Bouillet, Enfroy et Martinet,
Après avoir déclaré qu’il veut avant tout exprimer à Louise Michel « l’hommage de sa sincère admiration et de son profond respect », Me Laguerre sa livre à des considérations générales au sujet du procès, puis examine la situation de chacun de ses clients, dont il réclame énergiquement, lui aussi, l’acquittement. « Sur trois, d’ailleurs, dit Me Laguerre, M. l’avocat général a abandonné l’accusation ‘à l’égard de deux; de la femme Bouillet, en déclarant que le jury déciderait en sa prudence, ce qu’il doit faire à son endroit de Martinet, en oubliant même d’en parler dans son réquisitoire (Sourires.)
Le jury rendra un verdict de liberté; il se souviendra qu’il est le représentant de la grande ville révolutionnaire dont chaque pavé a donné plus de libertés à la France qu’aucune autre. Est-ce à dire que ce sera l’approbation des doctrines ?
Le jury n a pas à se prononcer sur les doctrines, et M. l’avocat général le lui rappelait fort justement hier; ce sera l’appréciation exacte, juste des faits qui lui sont soumis.
L’audience est suspendue à 2 h. 20. A la reprise, M. l’avocat général répliquera brièvement.
A la reprise de l’audience, à deux heures trente-cinq, M. l’avocat général a la parole pour repliquer. Il maintient que le procès n’est nullement politique, qu’il s’agit uniquement dans la cause de crimes et délits de droit commun.
Le président demande ensuite aux accusés s ils ont encore quelque chose à dire pour leur défense.
Louise Michel se lève. M. l’avocat général, dit-elle, prétend que je suis la première accusée. Puisqu’il en est ainsi, c’est moi seule qui dois être retenue; les autres, il ne fallait pas les poursuivre; ils doivent être relâchés, du moment que je les ai fanatisés Oui. J’accepte le rôle de première accusée. Il y a longtemps que j’ai fait le sacrifice de ma personne.
Mais je répète que je suis une accusée politique. Le procès, quoi qu’en dise M. l’avocat général, est politique et rien que politique. C’est là ce que messieurs les jurés ne perdront pas de vue.
Qu’est-ce que je veux? La Révolution, car c’est elle qui fera disparaître la misère. La Révolution Mais vous voyez bien qu’elle est inévitable! Je l’appelle de tous mes vœux et puisse-t-elle venir bientôt !
Martinet, Enfroy et la femme Bouillet protestent que l’accusation n’est pas fondée à leur égard.
M le président donne lecture des questions auxquelles le jury aura à répondre, et celui-ci entre à deux heures quarante-cinq dans la salle de ses délibérations.

Le Temps 24 juin 1883 Gallica