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Fin de l’audience du 21 juin.

Les interrogatoires se sont terminés par ceux d’Enfroy, de Moreau dit Gareau, de Martinet et de la femme Bouillet, qui n’ont pu trouver place dans notre première édition et que nous résumons pour nos lecteurs de Paris.
Enfroy, bonnetier à Troyes, a été condamné trois fois, pour vol, à l’emprisonnement, et une autre fois pour coups et blessures. Il explique ainsi qu’il suit ses antécédents :
Voici pourquoi j’ai été condamné. Je suis fils naturel. J’ai été livré fort jeune au vagabondage, et c’est parce que j’étais en mauvaise compagnie que j’ai commis quelques fautes. J’ai volé quelques fruits.
Mais depuis que je suis un homme et un socialiste, j’ai appris à être honnête. On n’a rien à me reprocher : Je suis marié, j’ai deux enfants et c’est moi qui les fais vivre par mon travail de chaque jour.
Enfroy déclare qu’il ne connaissait pas Pouget et qu’il n’était pas en relations avec lui. Pouget, de son côté, déclare qu’il a envoyé des brochures à Enfroy. parce qu’il savait qu’il était socialiste, sans avoir sur lui d’autres renseignements.
Enfroy reconnaît qu’il a reçu une trentaine de brochures A l’armée ! et des journaux; il a annoncé cet envoi à Moreau, son ami, à qui, dit-il, i1 fait part de ses affaires. Il ne lui a pas remis des brochures pour les distribuer.
Moreau, typographe à Troyes nie avoirdistribué des brochures aux soldats et en avoir jeté dans la caserne d’infanterie.
Martinet, bonnetier à Reims, nie également tout fait de distribution. « J’avais, dit-il, quelques exemplaires de la brochure que Moreau m’avait donnés. Mais ma femme les a brûlés, les trouvant compromettants. »
Mme Bouillet, cabaretière à Roanne, a cinquante-deux ans, et n’a jamais été poursuivie. Elle ne connaissait pas Pouget.
D. Est ce que vous êtes anarchiste?

R. Mon Dieu monsieur, je ne connais pas ça, moi. J’ai bien assez d’occupations avec mon commerce. surtout avec les mauvais payeurs. (Rires.)
Elle reconnaît avoir reçu un colis, mais elle l’a remis, sans l’avoir ouvert, à deux individus qui sont venus le lui demander dans la soirée.
Pouget, interrogé, déclare qu’il a expédié à Mme Bouillet un colis contenant des brochures pour qu’elle les remit à un de ses amis dont il refuse de faire connaître le nom. « Mme Bouillet est absolument étrangère à tout mouvement anarchiste », dit-il en terminant.
L’Interrogatoire des accusés terminé, M. le président fait remettre à Pouget le testament qu’il a réclamé.
— Je prie les jurés, dit l’accusé, de constater que le testament qui m’avait été confié en dépôt a été ouvert.C’est une infamie de la justice.
M. le président. — Je ne puis tolérer une pareille expression. Le juge d’instruction a usé d’un droit.

Audition des témoins

M. Bouché, boulanger, rue des Canettes, raconté l’invasion de sa boutique :
Les individus qui sont entrés chez moi, le 9 mars, criaient Du pain, du travail et du plomb! Je leur al dit : Prenez le pain, mais ne cassez rien.
D. Qui était en tête de la bande?
R. Une femme vêtue de noir.
Le président (montrant Louise Michel). — La reconnaissez -vous?
H. Oh! pas du tout !
D. Les individus qui ont pénétré chez vous étaient-ils des gamins?
R. Mais non, monsieur, c’étaient des hommes raisonnables. (Hilarité.)
D. (A Louise Michel). vous disiez que c’étaient des gamins?
R. Oh tous ceux qui sont entrés dans les boutique n’étaient pas des gamins. Si on ne les retrouve plus, je sais pourquoi et je l’ai dit c’est qu’ils sont de la police. (Rires.)
Mme Augereau, boulangère, dit qu’elle a vu Louise Michel s’arrêter devant sa porte. Des individus sont entrés en criant. « Du pain ! » On a presque tout enlevé. Une assiette et deux vitres ont été cassées.
Louise Michel avait le dos tourné quand «quelques-uns de ceux qui étaient à sa suite » sont entrés dans la boutique.
— Ma fille, poursuit-elle, a entendu le mot Allez, mais elle ne sait pas si c’est Louise Michel qui l’a prononcé.
D. Devant le commissaire de police, vous avez été, je crois, plus affirmative.
R. Je ne pense pas.
Louise Michel. Je ne sais si je me suis arrêtée devant la boutique de Mme Augereau. Je n’avais aucune raison pour cela. Je n’ai pas dit le mot: Allez. Quant à la hampe du drapeau, si je l’ai agitée, c’est bien possible. Il y avait trois heures que je portais le drapeau.
M. le président (au témoin). Avez-vous vu agiter le drapeau?
R. Je ne sais pas.
Mme Auçereau déclare que c’est contrainte et forcée qu’elle a laissé prendre le pain. Un agent a voulu protéger la boutique. Mais, devant l’attitude de la foule, il a dû se retirer. Les envahisseurs n’étaient pas exclusivement des gamins.
Mlle Rosalie Augereau, 17 ans, était dans la boutique de sa mère; elle a vu la bande s’arrêter, et Louise Michel frapper la terre avec sa hampe ; elle a entendu le mot « Allez », mais ne sait pas si c’est Louise Michel qui l’a poussé. Quand la boulangerie a été envahie, elle n’a plus rien vu,
tant elle était émue.
Louise Michel. La mère n’a vu que mon dos. Mademoiselle prétend qu’elle m’a vue m’arrêter. Au milieu des cris qu’on poussait, il est impossible qu’elle ait pu faire une constatation sérieuse… Vraiment, je ne puis cependant pas discuter cela. Je parle devant des hommes sérieux. Je ne ris pas et je ne joue pas. (Rires).
Le président (au témoin). Votre déclaration est conforme à celle que vous avez faite à l’instruction.
M. Morlcet, boulanger, boulevard Saint-Germain, est descendu du premier étage au moment de l’invasion de sa boutique. Sa femme était seule au comptoir, ses petites filles s’étant sauvées.
Un individu bien vêtu s’est approché de moi, poursuit M. Moricet, et m’a dit « Ne leur dites rien; laissez-les faire. » Cela m’a rassuré. (Rires.)
Le président. Connaissez-vous cet-individu?
R. Nullement.
Le président.– Combien étaient-ils, les envahisseurs?
R. Quatre-vingts environ, et, parmi eux, il y avait, des hommes très bien. (Mouvements.)
D. Y avait-il des gamins?
R. Quelques-uns, mais aussi des hommes très raisonnables. (Rires) Des assiettes ont été cassées.
Louise Michel proteste qu’elle n’a pas donné le signal de l’invasion, pas plus cette fois que les autres « Accusez-moi de tout ce que vous voulez; de toute espèce de délit contre le gouvernement mais cette accusation-là, s’écrie-t-elle, je la repousse absolument. »
Me Etienne Pierre fait observer que les messieurs très bien mis n’avaient pas à recevoir d’ordres de Louise Michel. Ils ont donc obéi à des impulsions personnelles.
Mme Moricet était à son comptoir elle a vu la bande s’arrêter, ayant Louise Michel à sa tête.
Louise Michel a posé son drapeau à terre et s’est mise à rire eu regardant la boulangerie, qui, a été aussitôt envahie.
Louise Michel proteste énergiquement contre la déposition du témoin.
Le témoin reconnaît avoir d’abord donné quelques morceaux de pain aux envahisseurs, mais parce que leur attitude l’avait effrayée. Il y avait des jeunes gens de seize à dix-huit ans, « mais qui n’étaient pas dans une tenue d’ouvriers. »
Me Lenoël-Zévort demande au président d’ordonner, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, la citation de M. Chaussedat, peintre, qui déposera que Louise Michel ne s’est pas arrêtée devant la boulangerie Moricet, et qu’elle était à plus de cent mètres en avant lorsque cette boutique a été envahie.
M. l’avocat général Quesnay de Beaurepaire réclame, à son tour, l’audition des demoiselles Moricet.
M. le président déclare qu’il sera fait droit à ces demandes.
M. Carnat, officier de paix, dit que Louise Michel, quand il s’est avancé, place Maubért, pour l’arrêter, s’est écriée « Ne me faites pas de mal! ». II n’a pas entendu qu’elle ait ajouté «Nous demandons du pain ! ».
Pouget l’a traité de « lâche » et de «canaille».
Quant à Mareuil, il n’a rien dit.
Sur l’interpellation de Pouget, le témoin dit qu’il n’a pas remarqué qu’en tête de la bande il y eût des hommes armés.

Louise Michel proteste qu’elle n’a pas dit : Ne me faites pas de mal, mais bien : On ne nous fera pas de mal.
Le témoin, répondant à une question d’un des avocats, déclare qu’il a entendu dire vaguement qu’il y avait deux femmes dans la bande. Lui n’en a vu qu’une, Louise Michel.
Me Pierre. La défense n’en retient pas moins le fait.
Louise Michel, se levant vivement. Je prie la défense de me laisser plutôt accuser que d’indiquer personne. (Mouvements.)
L’agent de police Ghénier confirme sur divers points la déposition de M. Carnat,
D. Mareuil criait-il ?
R. Oui Vive la révolution ! « A bas la police !.
Me Lenoël-Zévort le témoin a été entendu quatre fois, et c’est la première fois qu’il mentionne ce cri.
Mareuil proteste qu’il ne criait pas.
M. le président. Il est certain que le témoin vous accuse aujourd’hui pour la première fois. Messieurs les jurés apprécieront.
Blanc, gardien de la paix au 6e arrondissement :
Le 9 mars dernier, un gardien est venu prévenir l’officier de paix qu’on pillait une boulangerie rue des Canettes. Nous nous sommes mis à la poursuite de la bande et nous l’avons atteinte place Maubert. M. l’officier de paix a arrêté Louise Michel qui lui a dit « Ne nous faites pas de mal, nous ne demandons que du pain! ». Pouget a traité M. l’officier de paix de lâche et de canaille. Mareuil criait: «A bas la police à bas le Vidocq ! Vive la révolution sociale!» Les assaillants avaient des cannes plombées, des revolvers et des couteaux.
Louise Michel.– Je n’ai jamais dit « Ne nous faites pas de mal », mais seulement « On ne nous fera pas de mal ». Tous ces messieurs étaient dans le plus grand trouble.
D. (à Louise Michel).– Il n’y avait que. vous de sang-froid?
R. Nous en avons tant vu! Je proteste pour l’honneur de la révolution
Gaudillière, gardien de la paix au 6° arrondissement.

D. Louise Michel a-t elle prononcé quelque parole place Maubert ?
R. Elle a dit « Surtout ne nous faites pas de mal, nous ne demandons que du pain ».
Louise Michel. — Troisième variation ! Les précédents témoins ne me faisaient pas dire « surtout ». M. le président. Eh bien, vous ferez plaider que tous n’avez pas dit « surtout ».
Louise Michel. J’ai bien le droit de relever les variations des témoins. Je ne me suis jamais prosternée devant personne. Je n’ai jamais demandé grâce. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, vous pouvez nous condamner, mais je ne veux pas que vous nous déshonoriez.
Le cocher de fiacre Grandeau dépose :

Le 9 mars, je stationnais place Maubert, quand tout à coup j’entends un grand bruit en même temps la foule arrive un individu ouvre ma voiture, jette Louise Michel dedans et s’empare de ma voiture malgré ma résistance. Je l’ai retrouvée sur le pont Marie.
Me Lenoël- Zévort. Le témoin a-t-il dit à l’agent Blanc qu’on lui avait donné cent sous ?
R. Non, monsieur.
Le témoin Blanc, rappelé :
J’ai trouvé le cocher le soir de la manifestation, je lui ai demandé s’il avait été rétribué et il m’a répondu qu’il avait reçu 5 francs.
Le témoin Grandeau. Je maintiens n’avoir rien reçu.
Louise Michel. — Je constate une fois de plus que ces messieurs déposent dans le plus grand trouble.
Femme Mondo, maîtresse d’hôtel, rue de Bretagne, 31
Pouget loge chez moi. Il est sorti le 9 mars au matin et il n’est pas rentré de la nuit. Quelqu’un s’est présenté pour le demander vers six heures; c’était un grand jeune homme blond. Il m’apportait un petit mot de la part de M. Pouget pour prendre quelques ouvrages qui étaient dans sa chambre. Je ne l’ai pas laissé entrer parce que je ne reconnaissais pas l’écriture de M. Pouget.
D (A Pouget). — Pourquoi aviez vous envoyé ce billet? ̃
Pouget. — Parce que les gens de la police font toujours main basse sur tout ce qu’ils trouvent.
M. le président. — Je ne puis, laisser passer cette assertion. Tous les objets saisis font l’objet d’un inventaire spécial et sont restitués à leurs propriétaires après les débats. Pas de ces insinuations !
Girard, chef du laboratoire municipal à la préfecture de police.
J’ai analysé un grand nombre de liquides, saisis chez Pouget et contenus d’ans des fioles. La plupart sont des mélanges de sulfure, de carbone, de phosphore et de pétrole léger. Le mélange connu sous le nom de feu fénian en chimie, est extrêmement dangereux.
Sur la demande de l’accusé Pouget, M. l’expert procède avec le contenu de deux fioles à une expérience. Il verse quelques gouttes de liquide sur du papier; au bout de quelques instants le feu brille et une épaisse fumée s’en dégage avec une odeur d’ail très prononcée.
L’accusé fait observer que le bois ne brûlerait pas aussi facilement. L’expérience renouvelée avec un autre flacon donne les mêmes résultats.
L’expert reprend sa déposition et constate qu’il a trouvé encore un grand nombre de matières dangereuses.
M. le président à l’accusé Pouget. — Pourquoi aviez-vous ces matières chez vous?
L’accusé. — Elles sont chez tous les chimistes ?
M. le président, — Oui, mais vous n’êtes pas chimiste et l’on trouve chez vous, en même temps que les matières incendiaires, les petites brochures contenant l’instruction pour s’en servir. Le jury appréciera s’il y a là détention de matières incendiaires.

L’audience est levée à cinq heures trois quarts.

Audience du 22 juin.

L’audience s’est ouverte à onze heures et demie.
Me Pierre proteste contre l’arrestation du prévenu Moreau, dit Gareau, qui a été effectuée à la sortie de l’audience d’hier, par M. Clément, commissaire aux délégations judiciaires.
Moreau, dit-il, a été arrêté parce qu’il a été condamné le 22 décembre 1882 à deux ans de prison par le tribunal correctionnel de Poitiers. Or, le jugement a été rendu par défaut. Je prie M. le président de faire apporter les scellés concernant Moreau, et l’on y trouvera divers certificats établissant que le prévenu ne pouvait pas se trouver à Poitiers au moment où les faits qui lui sont reprochés se seraient passés.
M. le président. — Les scellés seront apportés si M. l’avocat général n’y voit aucun inconvénient.
M. l’avocat général Quesnay de Beaurepaire. — Me Pierre proteste contre le Code d’instruction criminelle. C’est moi qui ai fait arrêter Moreau, un mandat d’arrêt ayant été décerné contre lui par M. le juge d’instruction de Poitiers, comme c’était mon devoir. Il a été condamné pour escroquerie et port illégal de la médaille militaire. Me Pierre n’a pas la prétention de faire juger par la cour d’assises un délit dont le tribunal de Poitiers est compétemment saisi.
M. le président. L’incident est clos.
Louise Michel protesté contre l’exclusion dont les parents des accusés ont été, dit-elle, l’objet à l’audience d’hier.
On avait cependant affirmé que le public serait admis sans carte, ajoute-t-elle.
Me Lenoël-Zevort, s’associant à cette protestation, déclare que si la porte d’entrée de la salle d’audience est ouverte au public, il n’en est pas de même de la porte extérieure du Palais, qui est rigoureusement consignée, à ce point que des plaideurs ont été hier dans l’impossibilité de se rendre dans diverses chambres civiles où ils avalent affaire dans ces conditions, on ne peut pas dire que les débats soient véritablement publics.
Me Laguerre. — Monsieur le président, vous avez le droit de faire respecter la publicité des débats. Or, c’est un public spécial qui pénètre dans la salle d’audience. Je fais appel à votre équité pour faire cesser cet état de choses.
M. le président. – On. a pris, dans cette affaire, les mesures d’ordre d’usage. Vous tirerez de la situation actuelle tels avantages que vous jugerez bon dans l’intérêt de la défense.
Pouget demande que M. Girard soit rappelé. Il conteste diverses assertions de l’expert et demande que les scellés apposés sur les fioles soient représentés. Je prétends, dit-il, non seulement que les expertises ont été faites à vue de nez, mais même qu’on a changé le liquide contenu dans certaines fioles.
Suit une discussion chimique entre Pouget et l’expert. Mais il est procédé à une expérience qui établit que les observations de l’accusé ne sont pas fondées.
La clôture de l’incident est prononcée.
Moreau se lève et demande l’apport des pièces réclamées déjà par Me Pierre. Il proteste avec force contre son arrestation.
M. l’avocat général. — Vous réclamerez les pièces au parquet de Troyes.
Messieurs les jurés, je puis ajouter à ce que je vous ai déjà dit que Moreau est aussi sous le coup d’un mandat décerné par le juge d’instruction de Troyes, sous la prévention de vol.
L’incident est clos.
L’audition des témoins continue.
Mlle Marie Moricet, entendue en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, déclare qu’elle connaissait Louise Michel pour avoir vu sa photographie. C’est elle qui l’a montrée à sa mère.Elle a parfaitement remarqué qu’elle a posé à terre la hampe du drapeau et s’est mise à rire.
Louise Michel. — Je ne puis pas répondre à là déposition de cette enfant. J’ai répondu hier à Mme Moricet, qui tremblait comme la feuille. Je répondrai au réquisitoire. C’est une déposition apprise par cœur.
Il y aurait vingt petites Moricet, que toutes répéteraient la même chose.
M. le président « (à Louise Michel). Vous n’avez pas de questions à adresser à Mlle Moricet?
R. Oh! non, monsieur. Je serais honteuse de discuter ce témoignage. Je répondrai au réquisitoire:
Mlle Berthe Moricet confirme la déposition de sa sœur.
Louise Michel. — C’est honteux, ces dépositions d’enfants devant des hommes sérieux
M. Emile Chaussedat, peintre, entendu comme les deux précédents témoins en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, déclare, sur l’interpellation de la défense, qu’il travaillait boulevard Saint Germain chez un horloger, au Cadran-Bleu, qu’il a vu Louise Michel portant son drapeau noir et suivie d’une soixantaine de personnes. Plus loin, derrière elle, à cent mètres environ, il y avait une masse d’un millier de manifestants. Il s’est avancé et a vu devant la boulangerie Moricet un certain nombre de personnes auxquelles le boulanger et sa femme jetaient du pain. Louise Michel ne s’ tait pas arrêtée.
M. le président (à Louise Michel). –Vous n’avez plus de questions à adresser au témoin?
Louise Michel. J’ai à remercier le témoin de rendre hommage à la vérité.

Le témoin Geiser, employé aux messageries de l’Est, dépose qu’il a reçu les colis déposés par Pouget sous le faux nom de Martin.
M. le président. — Deux contenaient des brochures A Armée ! II est ̃possible d’en conclure que les autres renfermaient les mêmes objets.
Pouget. — Si vous procédez par induction, monsieur le président, vous irez loin!

Mme Martin est la veuve de ce Martin, un fort de la halle, dont Pouget a emprunté le nom.
Mon mari, mon fils et moi, dit-elle, nous avons été incarcérés, puis relâchés. Mais l’émotion de Martin a été telle, qu’il est mort peu de temps après.
Pouget. — On a fait entendre le témoin pour impressionner le jury. Mais vraiment, M. Martin n’a pas pu mourir parce qu’il a été amené devant le commissaire. D’ailleurs, si j’ai pris son nom, c’est un pur hasard. Je voulais expédier des colis en province sous un faux nom. Si j’avais choisi un nom, c’eût été celui d’un commerçant connu a la halle et non celui d’un fort de la halle
Le témoin. — Mon mari n’en est pas moins mort et il ne m’en reste pas moins six enfants à élever.
Le président. — Tout le monde ici. madame, respecte votre malheur; vous pouvez vous retirer.

Les témoins entendus ensuite sont des militaires des garnisons de Reims, Troyes et Roanne, qui déposent sur les faits de distribution des brochures A l’Armée !
Henri Yvon, soldat au 132e d’infanterie, à Reims, déclare que le 10 mars, c’est-à-dire au lendemain
de la manifestation du 9 mars, un individu lui a remis « pour lire le soir » une brochure qu’il a lue, dans la chambrée, et qu’il a ensuite portée à son colonel.
Le facteur de ville Lacoste, da Reims, à livré, le matin du 10 mars, un colis postal à la femme de Thiéry, et dans l’après-midi un second colis à Thiéry lui- même.
Le caporal Rouchery, du 132e d’infanterie, a reçu, le 11 au soir, en rentrant à la caserne, une brochure. « Tenez, lui a dit l’inconnu qui la lui a remise, tenez, militaire, si vous voulez lire, prenez-moi ça. »
Il a donné la brochure au lieutenant de sa compagnie, après l’avoir lue à haute voix dans la chambrée.
Le soldat Martinaut, du 37e de ligne, à Troyes, en faction au poste de police de la caserne le 11 mars, a aperçu derrière le corps de garde une douzaine de brochures qu’il a signalées à un de ses camarades. Celui-ci les a prises et portées au sergent de garde.
Enfroy. –A l’instruction, le témoin a dit qu’un curé avait passé plusieurs fois devant la caserne; il pourrait parfaitement se faire que ce fût lui qui ait jeté les brochures dans le quartier.
M. le président. – Ah! oui, le curé?
Enfroy. — Sans doute; les curés, dernièrement, en on fait bien d’autres à Troyes
Le sergent Biot confirme la déposition de Martinaut; mais il parle de deux paquets de brochures. « On en a trouvé, dit-il, jusque dans les égouts. »
Enfroy. — On jetait les papiers dans les égouts! La distribution n’était donc guère dangereuse!
Le soldat Layen évalue à cinquante le nombre des brochures trouvées.
Moreau. — Voilà bien des contradictions !
Louis Devillard, casernier à la caserne d’infanterie, à Troyes, a trouvé « des papiers » le 11 au matin, au pied du mur de la caserne, près de son logement, à l’intérieur.
J’ai vu, dit-il, que c’était contraire à la discipline et j’ai averti le sergent de garde. Il a fait des recherches, et, derrière le poste, il a trouvé un certain nombre de brochures dans un caniveau.
D. Combien en aviez-vous trouvé personnellement?
R. Trois.
L’adjudant Belloc, du 37e d’infanterie, à Troyes, a été prévenu le 11 au matin, par un soldat de garde, que. quelques brochures avaient été trouvées dans un ruisseau de la cour du quartier. Il y en avait une trentaine. Il les a fait détruire, sauf une, qui a été remise au colonel.
Moreau. — Peut-on jeter des brochures dans la caserne sans être vu du factionnaire?
L’adjudant. Certainement, lorsqu’il fait demi-tour, par exemple.
M. le président. — Et puis, c’était pendant la nuit.
Moreau. — En tout cas, s’il y a eu des brochures distribuées, ce n’est pas par moi. Un curé est passé trois fois devant la grille; ce ne peut être que lui qui a jeté les brochures. (Hilarité.) ̃
L’audience est suspendue a une heure.

Le Temps 23 juin 1883 Gallica

Le procès de Louise Michel et consorts (2)