Le Monde illustré 17 mars 1883

Le Monde illustré 17 mars 1883. Gallica.

C’est aujourd’hui que, devant la cour d’assises de la Seine, se sont ouverts, ainsi que nous l’avions annoncé, les débats de ce procès.
Un service d’ordre des plus rigoureux avait été organisé par les soins du commandant Lunel, en prévision de l’affluence des curieux que les grandes affaires d’assises ne manquent pas d’attirer au Palais.
Avant onze heures, le public non seulement n’a pas pu pénétrer dans la salle d’audience, mais même la grande porte d’entrée de la place Dauphine lui a été absolument interdite. Seuls, les avocats en robe, les journalistes et les témoins ont été, à dix heures et demie environ, admis dans l’enceinte réservée et dans le prétoire.
Dans la grande cour du Palais, quelques groupes, dans lesquels on remarquait des orateurs des réunions publiques, se sont présentés et ont protesté contre le refus d’entrer qui leur a été opposé.
La citoyenne Gouëstre, bien connue des réunions anarchistes, où elle chante quelquefois la Marianne, pérorait au milieu d’un groupe. Vers dix heures, M. Henri Rochefort est arrivé au Palais.
Peu de notabilités dans l’enceinte réservée, et derrière les fauteuils de la cour quelques magistrats seulement. Sur la table des pièces de conviction, on remarque divers paquets; un certain nombre de fiches contenant l’adresse d’un certain nombre d’individus habitant diverses villes de France; des débris d’assiettes cassées, le revolver saisi chez Pouget, le mouchoir qui renfermait les 74 francs en pièces d’argent saisies également sur Pouget, le carnet de cet accusé, les trois limes aiguisées en forme de poignard, une presse à copier, les 600 brochures : A l’armée !, les engins incendiaires trouvés à son domicile, et enfin le drapeau noir que portait Louise Michel pendant la manifestation, et qui est enveloppé dans du papier.
A onze heures dix, la cour entre en séance et décide que, vu la longueur des débats, il sera désigné deux jurés supplémentaires.
Sur l’ordre du président, un huissier de service fait l’appel des prévenus libres, au nombre de six comme on sait, et dont nous rappelons les noms Léon-Justin Thiéry, de Reims; Jacques-Adolphe Moreau; Marie-Paul-Ange Martinet et Henri Enfroy, de Troyes; Claude Gorget et la femme Bouillet, de Roanne.
Thiéry et Gorget ne répondent pas à l’appel de leur nom et défaut est donné contre eux.
Le président constate ensuite l’identité des autres prévenus libres, qui sont assis dans le prétoire, à côté de la barre.
Il est à remarquer que Enfroy s’est présenté, contrairement sans doute à l’attente de l’accusation, qui le représentait comme étant en fuite avec Gorget. Enfroy a même déclaré dans les couloirs du Palais qu’il n’avait jamais quitté Troyes. Il avait simplement, dit-il, changé de logement.
Après une suspension d’audience, pendant laquelle a eu lieu le tirage du jury de jugement, Louise Michel, Pouget et Mareuil sont introduits par les gardes.
Les accusés sont souriants, et c’est d’un pas fort allègre que Louise Michel s’avance, elle échange en passant près des gradins réservés aux journalistes une poignée de main avec les citoyens Crié, du Citoyen et la Bataille, et Pierre Giffault, de l’Intransigeant.
MM. Rochefort, Lissagaray, Meusy et les citoyens Digeon, Letailleur et Maës vont, dès qu’elle est assise, s’entretenir un instant avec elle.
La cour reprend l’audience à midi moins un quart, et le président constate l’identité des trois accusés détenus. ̃
Louise Michel déclare avoir quarante sept ans et exercer la profession d’institutrice.
Il est inutile de faire son portrait; il est suffisamment connu.
Pouget, lui, est un tout jeune homme de vingt-deux ans; physionomie fort intelligente; une fine moustache noire décore sa lèvre supérieure.
Quant à Mareuil, qui est âgé de trente ans environ, il est petit et porte toute la barbe fort longue lui aussi a l’air de ne pas manquer d’Intelligence.
Le premier est courtier en librairie, le second cordonnier.
Après la prestation de serment des jurés, lecture est donnée de l’arrêt de renvoi de la chambre des mises en accusation et de l’acte d’accusation.
Nous pouvons nous dispenser de donner ce dernier document, après l’exposé que nous avons fait dans notre numéro du 19 des charges relevées contre les accusés.
Toutefois, nous devons rappeler que Louise Michel, Pouget et Mareuil comparaissent sous l’inculpation commune d’instigation au pillage de pains par bande et à force ouverte.
Les autres sont inculpés de provocation au meurtre et au pillage, et de provocation à des militaires dans le but de les détourner de leurs devoirs, ou de complicité; le tout par voie de distribution de brochures.
Pouget est spécialement prévenu de complicité de ces délits pour avoir envoyé les brochures distribuées. De plus, il a à répondre de port d’arme prohibée et de détention sans autorisation d’engins meurtriers ou incendiaires.
Au banc de la défense sont assis Me Balandreau, défenseur d’office de Louise Michel, et Me Etienne Pierre, Lenoël Zévort et Laguerre, qui parleront respectivement en faveur de Pouget, Mareuil et de la femme Bouillet; les autres prévenus n’ont pas encore choisi d’avocat.
Trente-deux témoins ont été cités par l’accusation et six par la défense.
MM. Rochefort, rédacteur en chef de l’Intransigeant, Vaughan et Meusy, rédacteurs, figurent au
nombre de ces derniers.

Interrogatoire de Louise Michel

A midi et demi, l’interrogatoire commence
Le président. Avez-vous été condamnée depuis l’amnistie?
Louise Michel déclare qu’elle a été condamnée à quinze jours de prison, lors de la manifestation Blanqui, mais parce qu’on ne l’a pas laissée se défendre.
D. Vous étiez à la manifestation du 9 mars?
R. Hélas! oui, je suis toujours avec les misérables. Lors de la manifestation des Invalides, les ouvriers sans travail voulaient montrer au gouvernement qu’ils avaient besoin de pain.
Comme je croyais que la vile multitude serait balayée par le canon, j’y suis allée.
D. Vous avez poussé à la manifestation?
R. Parfaitement, bien que je sois convaincue de l’inefficacité des manifestations pacifiques.
D. Vous connaissiez Mareuil et Pouget?
R. Oui, Mareuil est un excellent garçon; quant à Pouget, il est fort intelligent, et je suis très heureuse de le voir s’occuper de choses sérieuses, par ce temps où le niveau moral est véritablement trop abaissé.
D. II était à peu près votre secrétaire, et c’est lui qui envoyait des brochures de propagande révolutionnaire ?
R. Ces brochures étaient envoyées non pas à nos adhérents, mais à des personnes curieuses de nos opinions.
D. Pouget, reconnaissez-vous que vous vous êtes livré à cette propagande ?
R. Je l’ai reconnu et je le reconnaîtrai toujours.
D. (A Louise Michel.) Passons aux faits du 9 mars. Etiez-vous d’accord avec Pouget ou avec Mareuil pour aller à l’Esplanade?
R. Avec personne, monsieur. J’y suis allée, et si j’ai pris un drapeau noir, c’est que le cri de la faim ne devait pas passer inaperçu.
D. C’est donc fortuitement que vous vous êtes trouvé. Etait-ce bien une réunion des ouvriers sans travail ? Si l’on juge la réunion d’après les constatations judiciaires auxquelles elle a donné lieu, il y avait un tiers de repris de justice.
R. Je ne pouvais demander à chacun son état civil mais si la police ne s’en était pas mêlée, il n’y aurait pas eu de trouble.
D. N’est-ce pas après la dispersion de la manifestation que vous avez songé à faire votre manifestation particulière ?
R. Je n’ai fait aucune manifestation particulière.
D. Vous avez demandé cependant un drapeau noir?
(L’huissier déploie le drapeau.)
R. Et l’on me l’a donné; mais personne ne l’avait préparé à l’avance.
D. Connaissez-vous la personne qui vous l’a remis?
R. Non; mais la connaîtrais-je, que je ne vous donnerais pas son nom.
D. Vous êtes partie de l’Esplanade portant le drapeau. Pouget et Mareuil vous tenant chacun par un bras. Quel fêtait votre but?
R. Nous voulions faire entendre le cri des ouvriers sans travail, et montrer quel était leur nombre. Le drapeau déployé était le drapeau des grèves. Je n’ai suivi aucun itinéraire choisi à l’avance. Nous avons marché au hasard.
D. Pourquoi vous êtes-vous arrêtée devant la boulangerie Bouché, rue du Four-Saint-Germain?
R. J’ai pu m’arrêter quelquefois, mais sans intentions nous étions entourés de gamins. Ils nous ont dit à un moment donné qu’on leur avait remis du pain et des sous.
D. M. Bouché affirme que cinq ou six individus ont pénétré chez lui armés de cannes, et que ce n’est que sous l’empire de menaces qu’il a laissé prendre son pain.
R. Ces individus n’étaient pas des nôtres, monsieur. Ils ne sont pas sur ces bancs c’est de la mise en scène venant de la police.
D. Vous avez été vue à la tête de la bande par M. Bouché.
R. Je ne me suis nullement occupée des boulangeries.
D. Vous avez cependant une théorie sur le pain.
R. Pour les autres, oui, mais pour moi, c’est autre chose.
Si jamais je meurs de faim, après avoir travaillé constamment pour la République, je lui jetterai ma vie à la face mais du pain, je n’en demanderai pas!
D. Quand on a voulu vous arrêter place Maubert, Vous avez dit Ne nous faites pas de mal, nous ne demandons que du pain. Cela expliquerait les faits du pillage.
R. J’ai dit On ne nous fera pas de mal. Je n’ai nullement demandé grâce.
D. Vous vous êtes cependant arrêtée devant la boulangerie Augereau aussi ?
R. Mais j’étais dans l’impossibilité de distinguer si c’était une boulangerie. Ainsi, je vois bien messieurs les jurés, mais je ne les distingue pas du tout.
D. N’avez vous pas dit Allez ?
R. J’ai pu dire Allez; mais non dans le sens que vous attachez à ce mot.
D. Chez M. Augereau, on a tout cassé?
R. J’ai vu piller et tuer bien autrement, moi.
D. Alors, cela vous est indifférent, ce pillage ?
R. (d’une voix ferme). Oui, monsieur. Qu’importe, d’ailleurs, un peu de pain pour un jour, quand on peut mourir de faim le lendemain Je n’ai nullement encouragé l’invasion des boulangeries. Mais j’aurais agi tout autrement si j’avais pu procurer du pain à cette foule éternellement. J’aurais, dans ce cas, considéré l’abstention comme criminelle.
B. Avez-vous agité la hampe du drapeau?
R. J’ai bien pu l’agiter pendant le parcours.
D. Vous avez ri aussi devant la boulangerie Moricet.
R. De quoi aurais-je ri? Des malheureux qui m’entouraient et qui demandaient du travail et du pain ?
D. Vous prétendez que c’est un mouvement spontané provenant de gens mourant de faim. Comment ont-ils donc respecté les boulangeries rencontrées sur leur passage avant celle de la rue des Canettes?
R. Mais c’est ce qui prouve qu’il n’y avait nul complot pour le pillage dos boulangeries.
D. Mais non, c’est ce qui prouverait qu’on a obéi à un signal quand les autres boulangeries ont été envahies. Eh bien, il y a une chose déplorable. c’est que tous ces désordres ne se soient produits qu’à l’instigation de gens qui agissaient dans l’intérêt de leur popularité.
R. (Interrompant.) S’il y avait un intérêt de popularité, je me serais fait arrêter à la tribune. Non, il n’y avait aucun intérêt pour moi. Je suis allée à la manifestation parce qu’il y avait des meurt-de-faim.
D. Vous avez été protégée place Maubert par Pouget et Mareuil et vous avez pu vous sauver.
R. Mes amis ne voulaient pas que je me fisse arrêter ce jour-là. Je regrette de les avoir écoutés; une autre fois, il n’en sera pas ainsi.
P. Savez-vous si Pouget avait envoyé la brochure A l’armée ! en province?
R. Non, monsieur, lorsque les d’Orléans embauchaient contre la République, j’ai embauché, moi, pour la République. J’ai jeté le cri de détresse. Je n’ai connu l’envoi de Pouget qu’à l’instruction, mais je savais qu’il les avait reçues et qu’il les tenait de Herzig.
D. Alors, la brochure était destinée à l’embauchage pour la République ?
R. Oui, monsieur. (Rires.)
Louise Michel déclare qu’elle ignorait si Pouget s’occupait de chimie, mais que son goût pour ces études scientifiques ne l’étonne point et qu’elle ne saurait que l’encourager.
Elle revendique également comme sien le revolver trouvé sur Pouget.
M. le président. Laissons de côté ce revolver. A mon sens, il n’a aucun rôle à jouer dans la manifestation.
R Mais puisqu’on dit que la manifestation n’était pas pacifique!
D. Vous appelez manifestation pacifique une manifestation où l’on pille trois boutiques? (Hilarité.)
R. Oh monsieur, ce n’est rien, cela. J’appelle manifestations non pacifiques celles de 1871. Celles-là, oui.
M. le président (sévèrement). Vous n’avez cependant pas le droit, à vous seule, de jeter la perturbation dans une ville comme Paris. Asseyez-vous.

Le Temps 22 juin 1883 Gallica

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