Réfutation d’une calomnie. —- Le 22 juin, le Cri du Peuple publiait une correspondance d’un de ses « amis », un social-démocrates signant W., dans laquelle le dit « ami », reproduisant les révélations faites à la Chambre par le député radical autrichien Kronawetter sur les agissements de la police secrète, à l’égard des socialistes, ajoutait, de son chef, que « M. Kronawetter, — l’Andrieux autrichien, — il n’y a pas encore très longtemps, avait de sa propre main remis 500 florins sur les fonds secrets au faux anarchiste Peukert pour organiser une grande réunion populaire contre le soi-disant libéralisme germano-autrichien. »

Maintenant, le Cri du Peuple du 12 septembre publie une lettre de M. Kronawetter pour « rectifier les faits ». Nous la reproduisons en entier.

Monsieur le rédacteur,

J’apprends par MM. Joseph Peukert et Victor Dave de Londres que vous avez, dans votre numéro du 22 juin, publié une correspondance d’après laquelle M. Joseph Peukert aurait, par mon intermédiaire, reçu une somme de 500 fl. sur les fonds de la police secrète pour organiser une réunion populaire dirigée contre le libéralisme austro-allemand.

Veuillez me permettre de rectifier les faits. Je n’ai jamais remis à M. Peukert ni 500 fl. ni aucune espèce de somme ou valeur, en or ou en papier ; je n’ai jamais eu l’occasion de lui offrir même un cigare ; je ne lui ai parlé qu’une seule fois pendant son séjour à Vienne, et voici dans quelles circonstances :

Je suis membre de la municipalité et commissaire du gouvernement près l’Association viennoise des tourneurs. D’après une loi de 1883 qui rétablissait les anciennes corporations ouvrières, les compagnons de chaque métier doivent se grouper, sous l’autorité d’un président et d’assesseurs, en une « assemblée corporative » qui, pour être un corps obligatoirement organisé, n’en est pas moins privée de tout droit de discussion et, à plus forte raison de vote, soit sur les questions de travail ou de salaire, soit sur les rapports des patrons et ouvriers.

Les « radicaux» d’entre les travailleurs, ne voulant pas se prêter à cette mystification, résolurent d’empêcher, avec l’élection des présidents et assesseurs, l’organisation même des assemblées corporatives. Mais le moyen choisi ne fut pas habile ; on voulut par le tumulte empêcher le vote, et c’est ce que firent les radicaux le 26 décembre 1883, à l’élection de la corporation des tourneurs, ils encombrèrent les abords de la salle de vote, et au milieu d’un tapage infernal, empêchèrent les modérés de déposer leurs bulletins. Je ne parvins à éviter une intervention de la police qu’en ordonnant l’ajournement du vote.

Avant de fixer la nouvelle élection, je représentai à M. Peukert que les travailleurs radicaux, formant à eux seuls la majorité, atteindraient bien mieux leur but en choisissant parmi eux-mêmes des candidats bien décidés à décliner ensuite leur élection. On serait ainsi forcé de recommencer perpétuellement des élections nouvelles qui, n’aboutissant jamais, rempliraient le but des travailleurs, et cela, sans arrestations, emprisonnements, expulsions, etc. .

Peukert ne me donna pas son assentiment immédiat, mais répondit qu’il en parlerait avec les meneurs des ouvriers. Lorsque la nouvelle élection se fit, Peukert n’était plus à Vienne. Les radicaux prirent part au vote, leurs candidats furent élus et — à mon grand étonnement — acceptèrent le vote.

Quant à l’histoire des 500 florins, c’est tout autre chose. En 1881, alors que Peukert n’était pas encore à Vienne, le parti bourgeois libéral-allemand, autrement dit parti constitutionnel, voulut organiser contre le ministère Faaffe une grande réunion privée, salle Sophie. Or, qu’importe a l’ami du Peuple que le ministère soit un ministère Taaffe ou Lasser, un ministère féodal ou bourgeois ?

J’avais, moi, fait une opposition très vive dans le Parlement aux projets (Sanirungsvorlagen) des ministres bourgeois Banhar et Aclumelzki, projets qui, appuyés par les Banques et Chemins de fer, étaient tout au détriment du peuple payant impôts et contributions, et au seul avantage des bourgeois pourris qui remplissent les conseils des grandes Compagnies et jusqu’aux sièges du Parlement.

J’avais trouvé appui du côté des féodaux-cléricaux. Un des députés de ce parti, un Autrichienen-Carinthien, qui, depuis, est mort, M. Schneid von Treuenfeld, me demanda s’il n’y aurait pas possibilité d’opposer une contre-démonstration à celle de Sofiensaal, et me fit entrevoir que si son parti pouvait garder la majorité, il demanderait l’abaissement à 5 florins du cens électoral, fixé alors à 10 florins d’impôt direct.

C’est cela qui m’amena à entrer en pourparlers avec les meneurs des ouvriers et la démonstration eut lieu au « Colosseum » de Schwender, à Funfhaus.

Naturellement,il fallut faire l’avance aux organisateurs des déboursés à faire pour la location de la salle, impression de lettres, voyage de divers ouvriers appelés de Neustadt, Graez, Frunne, Linz, etc.

Les frais furent chiffrés à 500 florins par l’ouvrier …, et c’est cette somme que je lui remis et que me rendit plus tard Schneid von Treuenfeld.

Le parti clérico-féodal tint du reste parole : les gens-de-cent-sous ont actuellement le droit de vote dans tous les corps électoraux d’Autriche.

Ferd. Kronawetter.

Nous ajouterons qu’en 1883 — époque de la réunion en question, — les socialistes viennois connaissient encore à peine les idées anarchistes. Ils subissaient l’influence des social-démocrates, pataugeurs en politique. En arrivant a Vienne, notre ami Peukert travailla certainement de son côté a contrebalancer cette influence néfaste.

La bonne foi de « l’ami » du « Cri du Peuple » étant mise à jour, nous n’avons rien à y ajouter, sinon que le journal supprime le nom donné par M. Kronawetter, de la personne a laquelle les 500 fl. furent remis, — « afin, dit-il, de ne point rouvrir un nouveau débat de personne ». Nous regrettons que la même pensée n’eût pas inspiré la rédaction du « Cri du Peuple » plus tôt.

Le Révolté 18 septembre 1886

Lire le dossier : L’Internationale noire