Parquet de la cour d’appel de Lyon

Affaires criminelles

1er bureau

Lyon 3 décembre 1883

Monsieur le garde des sceaux,

J’ai l’honneur, pour faire suite à mes rapports précédents de vous adresser des renseignements sur la situation du parti anarchiste dans l’arrondissement de Roanne (Loire).

Le parti révolutionnaire a pris pied à Roanne depuis plusieurs années.

Il s’est d’abord affirmé en matière d’élections soit municipales, soit législatives, par des candidatures.

Roanne est une ville essentiellement industrielle. L’industrie maîtresse est le tissage du coton, tissage à main, avant 1870, employant des ouvriers qui travaillaient chez eux ; tissage mécanique à partir de 1870, enlevant les ouvriers aux cantons ruraux et les groupant dans 16 usines urbaines. Le développement exceptionnel de cette industrie tend à la faire sortir de la ville, déjà se forment, de Roanne à Tarare, des centres de fabrication qui sont appelés à une grande prospérité.

A côté des tissages mécaniques, il faut mentionner les industries secondaires, telles que la teinturerie, les filatures qui sont des annexes du tissage, les industries que favorise l’établissement du canal de Roanne à Digoin et d’autres, par exemple la féculerie, qui utilisent les produits agricoles de l’arrondissement.

Roanne est, en résumé, une cité ouvrière des plus populeuses,des plus importantes.

Elections

Les échecs électoraux de 1879 et de 1881, que la présence de 5 collectivistes au conseil municipal de la ville ne contrebalançait certes pas, conduisirent les chefs du mouvement révolutionnaire à Roanne aux théories anarchistes.

Grèves

Les grèves commencèrent, en effet, sans que rien ne les fit pressentir. Alors que, l’industrie prospérait, que les tissages étaient surchargés de commandes.

Une grève éclata à l’usine Lapaire, Cherpuis et Destre, à propos de l’application d’un article du règlement sur les ouvriers malades, sur leur remplacement ; elle dura une dizaine de jours (septembre 1881).

Une seconde grève suspendit les travaux de l’usine Chabrier, du 14 au 28 janvier 1882, et obligea cette maison à cesser la fabrication d’un article n’ayant pas le même nombre de passées (?) que les articles courants.

Le lendemain même de la rentré des ouvriers de M. Chabrier, ceux de l’usine Béchard posèrent la question sur le terrain d’un tarif général et cessèrent tout travail.

Quelques jours après, les propriétaires de 10 autres tissages congédièrent leurs ouvriers.

Des renseignements recueillis, des conjectures par eux faites, les patrons conclurent que le parti révolutionnaire cherchait à organiser le système des grèves successives et devait désigner, les uns après les autres, chacun des 16 tissages mécaniques à l’application du système. Dans le but d’étouffer à son origine ce nouveau moyen d’agitation, ils décidèrent, réunis en syndicat au nombre de 11, de répondre à la grève des ouvriers de M. Béchard, par la fermeture de leurs maisons.

Dans ces conditions, les autorités de Roanne s’entremirent auprès des ouvriers et des patrons, en vue d’une prompte conciliation. Les ouvriers lassés ou éclairés, rentrèrent enfin le 23 mars 1882 à l’usine Béchard et virent dès lors s’ouvrir les dix autres usines.

Dans le cours de ces 3 grèves, l’ordre de la rue n’a pas été troublé. Mais les réunions auxquelles assistaient 3.000 à 3.500 ouvriers inoccupés, dans lesquelles les prétentions émises par les délégués de la grève, étaient défendues, les réponses qui leur étaient faites par les patrons, étaient critiquées avec la plus vive passion, tenaient les esprits dans un état fâcheux de surexcitation et d’énervement.

L’opinion publique prenait tour à tour parti pour les ouvriers et pour les patrons, redoutant des complications, souffrant de la grève qui se traduisait par des crédits prolongés chez les petits commerçants, par le retrait de 80 à 10.000 francs de la Caisse d’épargne, craignant pour l’avenir de l’industrie roannaise.

Ces grèves successives avaient aussi réalisé une partie du programme anarchique, il est facile, si l’on ajoute au désordre social produit par ces grèves, l’oisiveté de deux mois, la fréquentation des cabarets, les accusations, les menaces, d’expliquer l’attentat de Fournier qui, le lendemain du jour où les ouvriers reprenaient leurs travaux, à une heure de l’après-midi, dans l’une des rues les plus fréquentées de Roanne, tirait deux coups de revolver sur M. Béchard, qu’il ne connaissait pas, chez qui il n’avait jamais travaillé.

Ces grèves avaient fait plus, au profit de la propagande par le fait. Elles avaient, pendant un certain temps, groupé une sorte de solidarité légitime entre les ouvriers de Roanne ; elles avaient livré des milliers d’ouvriers faciles à tromper aux suggestions des meneurs, permettant à ceux-ci d’organiser des sections, de choisir des endroits de réunions, de fixer des heures pour ces réunions, de se procurer une armée plus ou moins docile à leurs commandements.

Et quand les orateurs anarchistes sont venus ensuite, ils ont trouvé des auditeurs tout convertis.

Réunions publiques.

On peut dire que l’anarchisme a eu droit de cité à Roanne, à la fin de la grève de mars 1882. Il suffisait aux conférenciers de rappeler la misère de ces deux mois. La perte de 400 à 500.000 francs de salaires, pour soulever des applaudissements, a fait admettre par ceux qui les écoutaient, la nécessité de la Révolution sociale et l’emploi de la violence.

Désormais, la petite influence qu’avaient acquise les Desparris, les Calais, les conseillers municipaux du faubourg Clermont, était au service des anarchistes.

Les réunions publiques de la grève avaient été violentes. Les orateurs qui s’étaient fait entendre avaient accusé les patrons, les avaient menacés de mort, ils s’étaient néanmoins tenus à l’examen des questions en discussion.

Le 25 juin 1882, fut inaugurée la série des conférences anarchiques.

A cette date, les citoyens Déparris, Calais, Delorme de Roanne et Sarrazin de Thizy protestaient contre la condamnation de Fournier. Le citoyen Sarrazin s’exprimait ainsi : « La révolution sociale doit être sanglante, les ouvriers de Lyon vont bientôt faire jouer la dynamite et chacun doit se préparer à se servie de pistolets, stylets, poignards, revolvers, fusils, pour faire de la bonne besogne. Ce n’est pas en masse qu’il faut agir, mais individuellement, chacun s’attaquant à ses propres ennemis, à ceux qui le font souffrir, bientôt les bourgeois trembleront. Il est inutile de chercher à faire nommer des députés socialistes, qui seront impuissants à servir la cause de la révolution sociale, il est préférable d’abattre 100.000 têtes. Le résultat sera plus sûr, plus rapide. »

Le citoyen Calais faisait le récit de la grève, accusait le substitut de Roanne d’avoir reproché aux délégués ouvriers l’argent qu’ils recevaient d’Angleterre, il ajoutait qu’une société ne se fonde pas sans effusion de sang, qu’il fallait par conséquent marcher à la Révolution sociale, non plus à coups de bulletins de vote, mais de coups de fusils.

Le 2 juillet suivant, Louise Michel, les compagnons Rouannet et Digeon, allaient légitimer l’attentat de Fournier, reprocher à ce malheureux, de s’être humilié devant ses juges, d’avoir manqué sa victime.

Passant de cet acte qui était le passé, à l’avenir, il déclarait (Digeon) que l’on ne devait pas commettre les mêmes fautes que la Commune, que l’on devait mettre la main sur la banque de France, fusiller tous les adversaires de la révolution sociale, faire surtout comme à Narbonne, tirer sur les officiers, accomplir la révolution dans toutes les villes, dans toutes les communes, à la même heure, le même jour, de manière à faire disparaître du même coup, tous les ennemis du peuple.

Il faut, disait Rouannet, que le prolétariat tue la bourgeoisie ou que la bourgeoisie tue le prolétariat. . Nous sommes la justice, ce n’est pas à coups de lois, mais à coups de fusils qu’il faut anéantir les bourgeois. Tous les moyens sont bons pour conquérir notre liberté, depuis la poudre, jusqu’à la dynamite. »

Au mois de septembre 1882, le 6e congrès national se réunissait à Saint-Etienne, une scission se produisit, les possibilistes restaient au chef lieu du département et les séparatistes révolutionnaires ou guesdistes se transpotèrent à Roanne. Du 20 septembre au 6 octobre, de nombreuses conférences eurent lieu. On entendit successivement les citoyens Jules Guesde, Paul Lafargue, la citoyenne Laurent, déléguée de Lyon, le citoyen Lahauze (?) délégué d’Alais, le citoyen Pedron, délégué de Reims et d’Epernay, le citoyen Fréjac (?) délégué de Pontoise, le citoyen Chapoulié, délégué de Bordeaux, le citoyen Dereure (?) délégué de Paris, le citoyen Loujac (?) délégué de Lyon, le citoyen Darmien (?) délégué de Montluçon, le citoyen Libert, délégué d’Angoulème, le citoyen Calais, délégué de Roanne.

Chacun de ces orateurs résolut le problème de la révolution sociale, proposa ses moyens d’action. Les opérations du congrès prirent fin le6 octobre, par une conférence contradictoire entre Jules Guesde et Me Jotillon (?) du barreau de Roanne.

Le 1er novembre de la même année, Paule Minck traitait du cléricalisme et de la libre pensée, du travail et de la misère. Elle montrait sous le cléricalisme le passé, l’asservissement, sans la libre pensée, l’avenir et l’émancipation, elle déclarait fatalement le travail et la misère. D’après cette conférence, l’économie est impuissante, elle est dangereuse, dangereuse parce que si elle venait à produire un résultat, elle amènerait l’abaissement des salaires, dangereuse encore, parce qu’elle va à la caisse d’épargne et que le capital profite seul des versements que reçoit la caisse d’épargne. L’économie ne doit être pratiquée que pour acheter les balles et les fusils qui seront nécessaires aux travailleurs le jour de la révolution sociale.

Le 4 février 1883, le citoyen Brugnot de Lyon, défendait la cause des candidatures ouvrières. Prenant la parole après lui, le citoyen Real de Roanne, protestait contre les condamnations ou plutôt les procès de Lyon.

Le 7 juillet 1883, le citoyen Tricot prononçait le discours à la suite duquel il a été poursuivi devant la cour d’assises de la Loire.

Le 16 septembre 1883, le citoyen Lepnet (?) essayait de se faire pardonner les faveurs de l’administration et tentait l’union du collectivisme et de l’anarchisme.

Le 7 octobre 1883, les citoyens Crié et Gay de Roanne se livraient aux provocations dont j’ai eu l’honneur de vous rendre compte en vous demandant des poursuites.

Menaces et attentats.

Le premier acte à analyser est l’attentat de Fournier. Le 24 mars 1882, les ouvriers étaient rentrés le 23, après une grève de près de deux mois. Fournier, ouvrier tisseur, qui avait rempli pendant la grève, les fonctions de surveillant, commettait le crime pour lequel il a été sévèrement punis.

Je ne crois pas que cet attentat ait été préparé par une association. Ce que je crois plutôt, c’est qu’un attentat de ce genre était désiré, voulu, rendu inévitable par les surexcitations des mois de février et de mars 1882.

Le parti révolutionnaire en est incontestablement responsable, il l’a fait sien du reste, en le glorifiant, en le proposant comme un exemple à imiter, en donnant la présidence d’honneur de ses réunions à son auteur, en organisant pour lui une tombola, en lui offrant un revolver d’honneur.

Du 24 mars 1882 au procès des anarchistes, Roanne été en proie à toutes les inquiétudes. Les réunions publiques qui se succédaient, l’impunité de tous ceux qui provoquaient au meurtre, à l’assassinat, une population ouvrière déjà démoralisée, les bruits qui circulaient en ville, tout contribuait à l’alarme générale.

M. Béchard avait reçu des lettres de menaces, des lettres de menaces étaient également adressées à M. Rozier, propriétaire du café de la place de l’Hôtel de ville, à M. le maire, à M. l’adjoint Desbenoit. Des inscriptions étaient lues sur les murs du groupe scolaire de l’Hôtel de ville, sur les murs de l’usine Desbats, des placards manuscrits étaient affichés sur les arbres des promenades, des menaces étaient proférées contre certains contremaîtres. On signalait la présence d’inconnus dans un café du faubourg Mulsant, parlant de cartouches, des réunions nocturnes d’anarchistes dans plusieurs maisons du faubourg Mulsant. On trouvait des cartouches de dynamite dans un conduit de fontaine publique, des mèches de mine dans des lieux d’aisance, des manifestes révolutionnaires étaient laissés dans un café de Perreux par des inconnus.

Tous ces faits, connus du public, grossis à plaisir par des gens effrayés, obligeaient à redoubler de surveillance. Des patrouilles de police, de gendarmerie se partageaient les nuits.

C’est dans ces conditions que le parquet de Roanne reçût du parquet de la Seine, une commission rogatoire relative à la distribution des brochures A l’armée.

Dans le courant du mois de mars, un paquet de brochures, sous l’étiquette « paquet d’étoffe » était parvenue à la femme Bouillet, aubergiste au faubourg Clermont.

Il était envoyé par le sieur Pouget, ayant pris le nom de Martin, sur l’ordre de cet envoyeur, il avait été remis, le même jour à deux inconnus. On rechercha ces inconnus et l’on établit qu’un sieur Corget avait distribué des brochures. Des perquisitions furent opérées chez les sieurs Chuzeville (?) et Calais et au siège du syndicat des tisseurs.

On trouva chez le sieur Calais un manifeste révolutionnaire et quelques papiers contenant des protestations contre les condamnations au procès, dans le local des tisseurs. Toutes ces pièces furent transmises à Paris.

Le calme était rétabli dans la ville, les poursuites exercées contre les anarchistes de Lyon ont été pour la population honnête de Roanne, un véritable soulagement.

Depuis et grâce aux poursuites réclamées par l’opinion publique, Roanne est revenu de ses craintes. La condamnation du citoyen Tricot et l’annonce des poursuites qui vont être exercées contre les citoyens Crié et Fay, ont fait comprendre aux roannais qu’il n’y avait plus rien à redouter.

Associations

L’avenir est, à mon avis, plus rassurant que le passé. Les explosions du 4 août ont surpris Roanne dans sa quiétude. J’ai apporté tous mes soins à la recherche des coupables et je ne crois pas, néanmoins, que l’insuccès de l’instruction doive faire conclure à un complot habilement tramé. Il y avait, au mois d’août, si peu d’inquiétude dans les esprits, l’opinion publique était si calme, que l’on s’explique que les auteurs de ces explosions aient pu ne pas être remarqués par les passants.

Il ne faut pas déduire de là que le parti révolutionnaire n’est plus dangereux. L’organisation de ce parti date, je le répète, des grèves de 1882. c’est au syndicat des tisseurs dont le siège était en mars 1883 rue des Moulins Lapulle (?), maison Bost, que l’on a saisi quelques papiers de rédaction anarchique. Le secrétaire du syndicat interrogé sur la provenance de ces écrits révolutionnaires a expliqué que les membres du syndicat ou d’autres ouvriers se réunissaient dans le local du syndicat et travaillaient à des études sociales.

La police a, en outre, profité de ces perquisitions pour relever sur les registres trouvés au siège du syndicat, une liste comprenant les noms des ouvriers ayant fait acte d’affiliation anarchiste.

Les deux groupes de la Jeunesse révolutionnaire qui existeraient actuellement savoir : le groupe du Révolver et celui des Vengeurs de la grève, seraient formés par les différentes séries qui composent cette liste que j’ai en main. Mais il est difficile de donner sur ce point, aucune affirmation précise. La police roannaise, qui se recrute parmi les gens du pays n’est pas en mesure de fournir des renseignements exacts.

Ce que je puis affirmer, c’est que bien des circonstances porteraient à croire à l’existence de groupes dits d’études sociales, correspondant avec les révolutionnaires de paris, Lyon, Montluçon.

Il y a, en effet, à Roanne la mère et la sœur de Bordat, qui assistaient à toutes les réunions publiques.

Mo, substitut a eu entre les mains, une lettre adressée par le citoyen Darmoy, président du cercle républicain de Montluçon à un compagnon de Roanne. Il a adressé cette lettre à son collègue de Montluçon qui poursuivait à ce moment le citoyen Darmoy .

Les orateurs étrangers ont toujours été reçus par un certain nombre de collectivistes roannais, il est à présumer que ces derniers ont, dans les intervalles qui séparaient les réunions publiques les unes des autres, des entrevues et que ces entrevues ont lieu au siège du syndicat.

Il serait nécessaire, pour réunir des renseignements sur ce point, de faire venir à Roanne quelques agents de la sûreté. A plusieurs reprises, nous avons fait des démarches dans ce sens, mais sans y aboutir.

Les groupes anarchiques de Roanne doivent surtout comprendre des jeunes gens de 16 à 25 ans. Le nombre des adhérents ne peut pas dépasser le chiffre de cent.

Je m’empresse d’ajouter que quelque soit le chiffre donné par les groupes anarchiques, il n’y a ni dans l’existence de ces groupes, ni dans le nombre de leurs membres, un danger sérieux en temps ordinaire.

Le caractère dominant de la population roannaise est l’apathie, ce défaut est une qualité précieuse aux yeux de ceux qui se préoccupent des progrès du parti révolutionnaire.

De plus la masse des ouvriers de Roanne est formée par des gens du pays, la plupart petits propriétaires. Ces ouvriers s’associeront peut-être à des démonstrations inoffensives, ils ne s’allieront jamais à ceux qui se proposent de commettre des crimes.

Les salaires sont assez élevés, l’industrie roannaise qui fabrique des objets de première nécessité, n’est pas exposée à des chômages. Pour moi, le seul danger qui mérite d’être combattu, c’est le danger des grèves qui engendrent les faits les plus regrettables…

Je résume cette dernière partie de mon rapport par deux observations :

1° Il y a, à n’en pas douter, des groupes formés dans des conditions qui permettent l’application des lois sur les sociétés secrètes. Il est bon de compléter cette première observation et de dire que des poursuites de cette nature seraient favorablement accueillies par le public.Mais nous sommes peu renseignés à l’égard des groupements.

2° Les renseignements que je possède, n’autorisent pas actuellement une instruction judiciaire, ils devraient être précisés, colorés par une enquête que seule, une police spéciale est à même de faire.

Le procureur général

Archives nationales BB18/6447

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