Élisée Reclus par Nadar (1889). Document Wikipédia.

Résumé des épisodes précédents. – Élisée Reclus, la soixantaine bien sonnée, est devenu une sommité dans les milieux savants, où son travail de géographe est reconnu quasi unanimement. Pour autant, à aucun moment Élisée n’a passé sous silence son passé de Communard, ni son adhésion aux idées anarchistes, notamment au travers de publications qui le rendent suspect aux yeux des divers avatars du pouvoir. L’Université Libre de Bruxelles lui ouvre ses portes et le savant géographe y voit une bonne opportunité de changer d’air, vu l’atmosphère peu propice aux anarchistes, en France, depuis les attentats de Ravachol. Mais le conseil d’administration de l’université bruxelloise se dégonfle au dernier moment et annule les cours d’Élisée. Cette décision provoque la colère de certains enseignants et d’une partie des étudiants, qui vont engager un bras de fer avec les vieilles barbes du conseil d’administration, durant le mois de janvier 1894. Le conflit débouche sur le projet de création d’un établissement académique dissident, l’Université Nouvelle. Et les anarchistes belges, dans toute cette histoire, où se situent-ils ?

A ce stade, on peut assez difficilement affirmer que la création de l’Université Nouvelle soit une affaire anarchiste. Certes, c’est l’anarchisme de Reclus qui, en l’apparentant à Ravachol, Vaillant et autres fauteurs d’attentats, lui vaut d’être rejeté par l’université bruxelloise. Mais ce n’est pas une solidarité de classe, ou d’idée, qui va mobiliser les forces en sa faveur. Le grand mobile invoqué par les étudiants, c’est la défense de la libre pensée. Quant aux autres soutiens académiques et extra-académiques du géographe quoique anarchiste, ou de l’anarchiste quoique géographe, ils appartiennent à la tendance la plus progressiste du réformisme parlementaire, mais ce ne sont pas des anarchistes. Pour la plupart, l’adhésion à la Première Internationale a été une étape vers une évolution politique non dénuée d’ambiguïté, teintée de proudhonisme, de marxisme et de stratégie parlementaire. Toujours est-il que, désormais, au sein de cette faction, la grande affaire, c’est devenu, depuis la création du Parti Ouvrier belge (P.O.B.) en 1885, et avant toute chose, la lutte en faveur du suffrage universel. « Clé de toutes les réformes, il est la clé du paradis socialiste », écrit Jan Moulaert, historien du mouvement anarchiste en Belgique. Enfin… on dit « universel » mais… c’te blague ! Universel au masculin et rien qu’au masculin. Le suffrage, c’est bidon, on sait. On est anar, oui ou zut ? N’empêche… Il faudra attendre 1948 pour que les femmes belges accèdent à leur tour au droit de pouvoir voter pour l’imposteur de leur choix.

On s’égare. En résumé, depuis la création de l’Internationale antiautoritaire, il existe un mouvement anarchiste actif en Belgique, même si, comme on l’a dit dans une autre partie de ce récit, le jeune royaume semble méfiant envers les discours prônant l’insurrection ou la révolution, et qui risquent de mettre en danger une identité nationale et des institutions bâties sur le terreau de l’indépendance. Un petit brin de nationalisme patriotard au revers du veston pour brocher sur le tout : paraît, à l’époque, que ça fait chic ! Surtout que la Belgique, c’est le genre pays de cocagne, en ce temps-là, le fleuron du capitalisme industriel. En deux mots : la bourgeoisie et l’aristocratie d’affaire ont connu une ascension fulgurante. Deuxième économie mondiale, derrière l’Angleterre, les Belges peuvent un peu se la péter. L’a pas loupé le train de la révolution industrielle, le petit royaume… Tu pourrais te dire que le ruissellement fait son œuvre, alors, et que les ouvriers belges vivent comme des petits pachas, bénéficiant des retombées économiques de la plus value qui déborde du vase de l’actionnariat. Peau de balle et balai de crin. La tendance globale du monde politique, c’est l’administration des classes laborieuses selon les critères d’un libéralisme bourgeois, paternaliste, mais singulièrement coupé des réalités du monde prolétaire. Sorti des cercles nantis, c’est la misère, le travail harassant pour les uns, le chômage persistant pour les autres. Le travail des enfants. Quelques ébauches de protection sociale ont vu le jour, fruit des revendications et de l’organisation de la contestation au sein du monde ouvrier. L’exploitation reste la norme. Le droit de grève n’existe pas, chaque grève est donc illégale et entraîne des sanctions sévères. Le suffrage – on parlait du droit de vote, plus bas – est censitaire et réservé à ceux qui ont les moyens. Il devient plural après la grève de 1893. Les salaires baissent quand les exploiteurs craignent de voir diminuer leurs bénéfices, en cas de crise ou de surproduction.

En somme, voilà un terreau bien fertile pour générer de l’agitation prolétaire ! Pour autant, l’ambition du P.O.B. se résume à une équation bien simple, pour résumer : obtention du suffrage « universel », élections, participation de ses élus au gouvernement (par la grâce d’une coalition avec les libéraux, histoire de remballer les catholiques conservateurs dans l’opposition) et réformes en vue d’améliorer le sort des ouvriers et ouvrières. Socialiste, parlementariste, le parti recrute ses cadres parmi les milieux petit-bourgeois et intellectuels progressistes. Rapidement, sa grande capacité d’organisation va drainer massivement la masse des ouvriers, au détriment des autres formes de socialisme, en particulier révolutionnaire, comme le blanquisme, ou l’anarchisme, ou encore l’éphémère parti socialiste républicain. Rude concurrence, sur ce terrain, pour le mouvement anarchiste qui, entre la fondation de l’Internationale antiautoritaire et la fin du 19ème siècle, peine à s’implanter en Belgique ! Pour tout dire, quand on dit qu’il peine, il faut comprendre cela en termes quantitatifs, mais aussi, sans doute, organisationnels. Les libertaires déclarés et conscients se comptent en petit nombre, dans les rangs prolétaires. Cela ne signifie pas que les idées anarchistes n’aient pas circulé parmi les rangs du monde ouvrier et ne l’ait pas tenté, à certains moments. La Belgique de ce temps, de par son fort taux d’industrialisation, compte une population ouvrière nombreuse et diverse, en particulier dans le Borinage, la région du Centre et le bassin liégeois, où ont éclos les secteurs miniers, sidérurgiques et verriers. C’est donc sans surprise que nous détectons les foyers les plus animés de l’anarchisme belge wallon à Charleroi et à Liège. Bruxelles, en tant que capitale et que carrefour cosmopolite des révolutionnaires de tous horizons, fait figure également de lieu phare de l’anarchisme. Mais le foyer le plus actif et le plus constant s’avère sans conteste être Verviers, la cité lainière, qui fonde la prospérité de ses nantis et l’exploitation de ses classes laborieuses sur le filage et le cardage de la laine. Tels sont les principaux pôles où se concentrent les « groupes anarchistes de la partie de l’humanité parquée sur la portion de territoire appelée Belgique par ceux qui nous exploitent » (La Liberté, Verviers, 23-10-1886).

Le parti ouvrier belge (P.O.B.), depuis sa création, a établi sa stratégie sur deux ressorts tactiques principaux : l’encadrement des « masses » indisciplinées, d’une part, et la décrédibilisation systématique du mouvement anarchiste, d’autre part. Il s’agit ni plus ni moins de se démarquer résolument du spontanéisme des foules laborieuses en colère et de donner des gages de respectabilité parlementaire. L’année 1886 a constitué un tournant, le « plus jamais ça » du socialisme réformiste. C’est que les célébrations du quinzième anniversaire de la Commune de Paris avaient bien failli tourner à la révolution sociale, à Liège d’abord, puis dans la région carolorégienne. Au final, l’épisode a montré ses limites, en particulier l’absence de capacité – ou de volonté ? – du mouvement anarchiste belge à transformer l’émeute en insurrection. Les formes favorites de l’expression des anarchistes, issus de la classe ouvrière, ce sont les meetings et les journaux (la « Papier- und Tribünenpropaganda » relève l’anarchiste allemand Johann Neve qui a fréquenté les milieux anarchistes verviétois). Lorsque le défilé du 18 mars 1886 tourne à l’émeute, à Liège, les anarchistes sont débordés et ne profitent pas de leur avantage. La Belgique, en revanche, a retenu la leçon et les actions de police vont avoir raison de la vitalité du mouvement anarchiste : contrôles, confiscation du matériel d’imprimerie, peines de prison, expulsions… Certains historiens relèvent que le mouvement anarchiste belge en ce temps-là manque d’un grand personnage charismatique. Autant dire un meneur, une figure de proue, une tête de gondole. Et qu’Élisée aurait pu être la vedette qui aurait donné plus d’envergure à l’anarchisme en terre wallonne, l’équivalent de Domela Nieuwenhuis, un Néerlandais qui fut en partie l’inspirateur des anarchistes flamands au nord du pays. Il s’agit évidemment d’une vision romantique de l’histoire et cette absence de Grand Timonier de service, fût-il libertaire, constitue plutôt un signal positif en faveur de l’anarchisme belge wallon. Toujours est-il que celui-ci, issu principalement du milieu prolétarien, révolutionnaire, n’a pas grand-chose à voir ni à partager avec le monde académique. L’affaire Reclus, en trois mots comme en cent, ce n’est pas vraiment leur affaire. Il y aura peu de commentaires, finalement, de la part des journaux anarchistes belges et, en retour, rien ne laisse penser que Reclus ait eu le moindre contact avec les groupes anarchistes disséminés en Wallonie et à Bruxelles.

Christophe

Groupe Ici & Maintenant (Belgique) de la Fédération anarchiste

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Première partie : L’annonce faite à Élisée

Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Deuxième partie : Où ça barde entre les étudiants et les vieux barbons