
Élisée Reclus, géographe reconnu unanimement dans le monde scientifique, revendique sans aucune ambiguïté son adhésion aux idées anarchistes. Vers la fin de l’année 1893, il est en train de mettre la dernière main à son immense Nouvelle Géographie Universelle, un ouvrage en 19 volumes parus chez l’éditeur Hachette, dont la rédaction aura occupé le principal de son activité durant 20 ans. Pour Élisée, c’est sans doute un terme, mais c’est loin d’être le bout de la route. Il a déjà l’idée de son prochain ouvrage, une synthèse de géographie humaniste, ou plutôt, comme ce fut le titre initialement envisagé de « géographie sociale », L’Homme et la Terre. Même si sa qualité de savant lui vaut encore respect et considération, le climat a changé assez radicalement depuis le début de la décennie 1890. La caution scientifique du géographe ne suffit plus à lui garantir la certitude de demeurer libre dans les mois qui suivent.
Élisée n’a jamais enseigné dans un environnement académique. Or en 1892 l’Université Libre de Bruxelles lui propose d’occuper une chaire de géographie comparée. En un sens, cela signifie une nouvelle expatriation pour Élisée et sa famille. En un autre, c’est une opportunité à saisir : enseigner, pour le géographe, ne représente pas une consécration professionnelle petite-bourgeoise, mais beaucoup plutôt la perspective de pouvoir transmettre la flamme d’une forme de connaissance à finalités sociales, pour ainsi dire, à des jeunes générations. Finalement, c’est une université sécessionniste, l’Université Nouvelle, qui ouvre ses portes à Élisée Reclus, dont les cours ont été annulés par le conseil d’administration de l’Université Libre de Bruxelles à la fin de l’année 1893.
Au risque de mettre en évidence une fracture de classes dans les rangs même de l’anarchisme, le fait est que les intérêts qui s’opposent et ont mené à la fondation de l’Université Nouvelle n’ont pas grand-chose à faire avec les luttes menées par la frange ouvrière, prolétarienne, du mouvement anarchiste belge. C’est une affaire d’intellectuels. Ce qui ne signifie pas que le monde ouvrier se détourne résolument de la problématique sociale dont toute forme d’enseignement est porteuse, et encore moins que les anarchistes prolétariens soient dénués de toute fibre intellectuelle !… Mais les luttes pour obtenir l’amélioration des conditions de vie du monde ouvrier, et de travail dans les usines ou dans les puits de mine, recoupent assez peu les conflits opposant progressistes et doctrinaires au sein d’un établissement académique.
Qu’on le veuille ou non, l’université et la mine, ce n’est pas le même monde, on n’y tient ni le même langage ni les mêmes postures. Il y a peut-être un brin d’anti-intellectualisme côté prolétaire, à quoi correspond un rien de condescendance dans les milieux intellectuels. Pourtant, il ne saurait être question de durcir les traits d’un clivage autour de cette tendance. En effet, des rapprochements ont eu lieu. En 1885, le journal Ni dieu ni maître annonce à Bruxelles la création d’un cercle d’étudiants anarchistes : « Ces fils de la bourgeoisie, écœurés de l’état social actuel, sont venus, tendant la main à leurs frères du peuple, nous offrir le concours de leur intelligence et de leurs connaissances. » (Ni dieu ni maître, Bruxelles, 21-12-1885) Rien n’indique que ce cercle existe encore en 1894, lors de l’affaire Reclus, mais rien n’indique le contraire non plus. Il existe une jeunesse belge, mi dorée mi bohème, qui se rapproche des idéaux anarchistes. Ce sont des étudiants, et souvent de futurs professeurs. C’est avec eux qu’Élisée Reclus entretient des liens assidus d’amitié : Jean et Charles Hautsont, Georges et Jacques Dwelshauvers (ce dernier connu sous le nom de plume de Jacques Mesnil), Clara Köttlitz, Paul Gille (un des fondateurs de l’Union des groupes anarchistes de Bruxelles en 1885 et qui sera professeur de philosophie à l’Université Nouvelle), pour ne citer que ceux-ci. C’est donc d’avantage avec la frange intellectuelle de l’anarchisme que Reclus demeure en contact, avant et après son arrivée sur le sol belge. Cette frange intellectuelle se rapproche également de milieux artistiques qui, comme en France à la même époque au demeurant, se laissent séduire par l’anticonformisme qui caractérise à leurs yeux, à tort ou à raison, le courant anarchiste.
Dans la presse anarchiste prolétarienne, lorsque, dès 1892, on apprend la venue prochaine d’Élisée Reclus au sein de l’Université Libre de Bruxelles, la tentation est grande de tourner en ridicule les travers petits-bourgeois, supposés ou avérés, du petit monde académique. Les rédacteurs du périodique anarchiste bruxellois La Misère s’en donnent à cœur joie : « Décidément, l’hydre anarchiste pénètre partout », ironisent-ils. Et d’enchaîner : « Songez-y donc ! Un communard, un individu aspirant à détruire la société entière et à faire sauter… le reste à la dynamite, venant s’asseoir au milieu de ces braves petits anges ! Ah ! Les malheureux ! Si nous étions à leur place, nous donnerions notre démission. » (La Misère, Bruxelles, 30-7-1892) Ne nous y trompons pas. Reclus n’est pas un inconnu, comme auteur, comme penseur de l’anarchisme dans les cercles prolétaires. Il suffit pour s’en convaincre de noter les nombreux textes d’Élisée consacrés à l’anarchisme que publient et republient, régulièrement, la presse libertaire, tant au sud qu’au nord du pays (le journal des anarchistes gantois De Fakkel donne une traduction néerlandaise de Pourquoi sommes-nous anarchistes en février 1894). Mais lors du mois de janvier 1894, lors de l’affrontement entre les étudiants, une partie des enseignants et le conseil d’administration, la mobilisation n’aura pas lieu, pas d’union sacrée entre étudiants et ouvriers. Les quelques commentaires désabusés qui paraissent dans la presse libertaire dénotent certes un intérêt pour l’affaire, et une conscience des enjeux qui s’y jouent. Mais les anarchistes prolétariens ne sont pas dupes et considèrent finalement avec peu d’indulgence la rétractation quasi unanime des étudiants révoltés. Ces étudiants « sympathiques aux idées libertaires et anarchistes se sont heurtés à deux difficultés. La première, c’est que fils de repus, les étudiants ont agi comme des bourgeois… Ces petits messieurs ses ont dérobés lorsqu’il s’est agi de prendre une attitude réellement virile vis-à-vis de la crapule qui siège au Conseil d’administration de l’Université !… » (Le Libertaire, Bruxelles, 28-1-1894) « De plus, ajoute-t-on, la crise était destinée à avorter du jour où les étudiants, cessant d’agir et de parler par eux-mêmes, se sont mis sous le patronage de politiciens véreux comme Janson ou Vandervelde ! » (ibidem) La conclusion amère tirée par les anarchistes prolétariens, quitte à glisser dans une sombre mauvaise foi, s’apparente à la désillusion de ne trouver nul soutien parmi ces classes privilégiées, qui pourtant sont capables de se mobiliser pour défendre l’un des leurs : « Car l’expérience nous a appris que pour flanquer la sainte frousse au… « blason » des bourgeois, il y a encore d’autres moyens que des… leçons universitaires données devant trois pelés et deux tondus. » (ibidem) Mauvaise foi, eh bien oui, il faut l’admettre, vu que les cours d’Élisée Reclus à l’Université Nouvelle feront d’emblée salle comble.
« D’autres moyens » pour « flanquer la sainte frousse » aux bourgeois… On ne peut voir là qu’une évocation de l’appel à la grève générale, ou encore à l’action directe.Mais ce n’est peut-être pas tout… Les anarchistes belges, de tendance prolétarienne, vont essentiellement s’exprimer à travers des journaux et des prises de parole dans des meetings, comme il a été dit. Mais la propagande par le fait va également faire parler d’elle, en Belgique, de manière plutôt limitée, il est vrai. Une vague d’attentats, qu’on pourrait aimablement qualifier d’approximatifs, sévit à Liège en mai 1892. On ne déplore aucune victime, juste de nombreux dégâts matériels. La répression va pourtant être sévère. Toujours cette hantise d’un vaste complot anarchiste visant la sûreté de l’Etat !… Une quinzaine d’anarchistes sont arrêtés et condamnés à des peines de travaux forcés. Vingt cinq ans pour le supposé meneur, Jules Moineau.
Élisée Reclus n’entretient donc pas de liens directs avec les anarchistes prolétariens, certes, mais il n’ignore pas que ce qui l’unit à eux, c’est le combat pour une société fraternelle d’égales et d’égaux. Les moyens diffèrent mais les buts se rejoignent. Par ailleurs, le géographe n’est pas dupe et ne perd pas de vue le milieu dans lequel il met les pieds et le public auquel il s’adresse. Dans une lettre à Jean Grave, du 6 octobre 1894, Élisée Reclus revient sur les conditions dans lesquelles l’Université Nouvelle a été créée. L’établissement se veut libre d’attache à l’égard de l’État et des partis politiques. Les facultés de droit et de philosophie sont prêtes, en attendant de pouvoir accueillir celles de Science et de Médecine. Les professeurs ne touchent pas de salaire… Pour autant, le géographe demeure lucide car, dit-il « on ne peut modifier le programme des examens, le système des diplômes, et le personnel des étudiants se composera toujours de jeunes gens qui se savent privilégiés et auxquels leurs examens donneront d’injustes avantages dans la bataille de la vie. » Malgré ses louables intentions, l’Université Nouvelle « elle aussi contribuera dans une certaine mesure à faire des exploiteurs. » C’est pourquoi Reclus mise beaucoup sur l’Institut des Hautes Études et par les cours de l’Extension Universitaire « qui s’adresseront au grand public et dont l’auditoire ne fera ni bacheliers ni docteurs. Peut-être là, le frémissement de la pensée ira-t-il de l’âme à l’âme et, vous le savez, nous n’avons d’autre souci que d’être bons et d’aider nos frères à le devenir. »
Suite et fin au prochain numéro
Christophe De Mos
Groupe Ici & Maintenant
Les aventures d’Élisée Reclus à Bruxelles. Première partie : L’annonce faite à Élisée