En résumé et d’après l’exposé qui précède on peut, ce me semble, raisonnablement soutenir devant la chambre d’accusation que depuis un temps assez long, une entente est intervenue entre Philippe, Mercier, Meunier, Chevry, Guesnier et Fouquet, et que cette entente n’a pas eu pour but unique de commettre un ou des attentats, l’emploi de moyen violents a été discuté, conseillé et décidé.

Ne voit-on pas, en effet, depuis un temps déjà long à Angers et à Trélazé, Philippe, Mercier, Guesnier et Meunier qui ont entretenu d’anciennes et étroites relations, faire dans les réunions publiques, sur les carrières de Trélazé à Angers et partout où l’occasion se présente, une active propagande et prêcher les doctrines anarchistes.

Ne voit-on pas Chevry compagnon assidu de Philippe, assister à toutes les réunions et essayer de propager les violents appels qui viennent de l’étranger ?

Ne sont-ils pas tous d’accord pour faire naître une agitation déterminée, pour aviver les griefs réel ou imaginaires des ouvriers contre les patrons et pour attiser les haines ou l’envie des déshérités de la fortune ?

Ne cherchent-ils pas tous à débaucher les militaires et à désorganiser l’armée ? Car ce n’est pas seulement la lettre de Fouquet qui, à ce sujet, est particulièrement instructive. Philippe lui-même et ce rapprochement ne manquera pas de vous frapper, a dit dans cette fameuse réunion du 15 octobre dont j’ai déjà parlé qu’il devrait faire ses 28 jours et qu’il les ferait volontiers plusieurs fois par an, parce qu’au régiment la propagande anarchiste est aisée à faire, ce dont il ne s’est pas privé. Il ajoute que l’idée de Patrie disparaît dans l’armée, ce qu’il a constaté lui-même. Et les conférences de Meunier et sa correspondance ne démontrent-elles pas que ses idées sont celles de ses co-inculpés et qu’il poursuivent le même but.

N’est-ce pas là un premier point qui semble acquis, presque indiscutable et n’avons-nous pas déjà l’entente commune prévue par la loi de décembre.

Quel est maintenant le but de cet entente et quels sont les moyens que les inculpés se proposent d’employer, qu’ils ont hautement approuvés et hautement conseillés à ceux dont ils ont voulu faire des adeptes. Ils n’ont pas manqué, à l’instruction de protester contre l’emploi de la violence et Meunier a même démontré qu’il s’était publiquement et énergiquement élevé contre l’attentat de Barcelone. Mais ils n’ont pas toujours été aussi sages. Meunier a été condamné pour cris séditieux par la cour d’assises de la Loire Inférieure et si pendant la grève des ouvriers tisseurs, à Angers, l’année dernière, il était trop prudent pour se montrer violent dans les réunions publiques, la police a la preuve qu’en secret à la Bourse du travail, il conseillait la résistance et l’emploi des pires moyens. Quelque temps auparavant et lors des élections municipales Meunier avait proposé la candidature de Ravachol.

Quant à Philippe, le chef avéré du groupe anarchiste d’Angers, correspondant des anarchistes de Londres, l’organisateur des réunions où on montrait comme emblèmes : une marmite avec mèche allumée, une potence pour les patrons et une fourche pour les propriétaires, lui, qui le soir de l’attentat de Vaillant criait en pleine rue : « Venez donc les gars, nous allons danser en l’honneur de la chambre des députés. Jamais on n’a vu les députés se sauver comme aujourd’hui », il fera difficilement croire à sa modération.

Enfin, il reste la lettre de Fouquet et les préceptes de Guesnier si attentivement écoutés et si fidèlement retenus. Ne sont-ce pas là autant de faits et autant de propos qui dénotent l’intention bien arrêtée de commettre, le cas échéant tout attentat qui paraîtront nécessaires ?

Aussi, sommes-nous, il me semble, bien près d’avoir juridiquement démontré l’existence des faits prévus par la loi du 18 décembre et pouvons-nous espérer qu’il serait fait droit à nos réquisitions par la chambre d’accusation qui ne saurait, je crois, sérieusement objecter, que d’autre part, les faits d’entente reprochés aux inculpés sont antérieurs à cette loi et d’autre part qu’elle n’a entendu viser que des attentats précis, déterminés et non des attentats quelconque qu’on commettrait plus tard ou qu’on ne commettrait jamais, suivant comme ledit Fouquet, que le moment viendrait ou ne viendrait jamais.

Sur le premier point, en effet, il est facile de répondre que l’entente est un fait permanent qui a continué après la promulgation de la loi du 12 décembre et donc l’existence s’est particulièrement manifestée le 19 janvier, jour de la saisie de la lettre de Fouquet.

Sur le second point, il semble que la loi deviendrait inapplicable si le juge exigeait pour son application que l’accord se fut établi pour commettre un attentat déterminé et nettement spécifié ; d’ailleurs, l’exposé des motifs et la discussion de la loi suffisent à écarter une semblable interprétation.

La chambre d’accusation ordonnerait donc vraisemblablement le renvoi devant la cour d’assises mais que fera le jury ?

Non seulement et malgré que l’arrêt de renvoi ait acquis l’autorité de la chose jugée, on discutera longuement l’existence même du crime, mais l’un des principaux arguments de l’accusation, c’est à dire la violence des propos, les mauvais conseils, la résolution coupable, disparaîtront lorsqu’on lira les compte-rendus des anciennes réunions si nombreuses et si connues des anarchistes de Paris où la violence du langage dépassait et de beaucoup tout ce qui a pu, en 1893, être dit à Angers, à Trélazé, par Philippe et Mercier et à Brest par Meunier. On ajoutera qu’on ne paraît pas encore, tout au moins, avoir fait état contre les anarchistes parisiens, de toutes les violences du langage, de toutes les apologies tolérées et permises avant les lois de décembre et l’accusation écartée à cause de l’ancienneté des faits relevés contre les principaux coupables ne deviendra sérieusement discutable qu’en ce qui concerne Fouquet et Guesnier, contre lesquels il restera la lettre du 19 janvier.

Mais, les chefs étant acquittés, ces deux comparses le seront également, l’un parce qu’à ce moment là, il aura fait plusieurs mois de détention préventive et l’autre parce qu’il est militaire et peut être renvoyé aux compagnies de discipline.

Quoiqu’il en soit, je m’empresserai Monsieur le Garde des sceaux, de me conformer aux instructions que vous voudrez bien me donner et suis prêt soit à vous communiquer la procédure, soit mieux, à vous la porter à Paris où je pourrais avant de prendre une détermination définitive vous donner oralement tous autres renseignements que vous jugerez utiles.

Quatre prévenus seulement sont aujourd’hui détenus préventivement ; ce sont les nommés Meunier, Guesnier, Fouquet et un nommé Hamelin qui a a été arrêté il y a quelques jours seulement, parce qu’il s’était vanté, à Trélazé, de connaître Pauwels.

On a requis contre lui et il a été momentanément arrêté dans le seul but de le tenir à la disposition de monsieur le procureur de la république près le tribunal de la Seine, s’il jugerait nécessaire sa présence à Paris. Mon substitut d’Angers n’a pas encore reçu de réponse.

Si vous jugiez, ainsi que je le pense moi-même, qu’en l’état il n’est pas opportun d’intenter des poursuites immédiates mais qu’il peut être utile de laisser l’information ouverte, on pourrait se borner à mettre en liberté provisoire Meunier, Guesnier, Fouquet et Hamelin, si ce dernier n’est pas réclamé par monsieur le procureur de la république de la Seine. Fouquet serait réintégrée à son régiment et il serait, je crois, facile, les cas échéant, de retrouver les autres inculpés.

Si au contraire, vous pensez que les faits sont suffisamment caractérisés pour saisir la chambre d’accusation et envoyer le débat devant le jury, j’estime qu’il serait nécessaire de replacer Philippe, Mercier et Chevry sous mandat de dépôt.

Le procureur.

Archives nationales BB 18 6450

Lire le dossier : Les anarchistes à Angers : premières victimes des lois scélérates