Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Vingt huitième épisode. L’imprimerie La Moderne inondée, Fortuné devient secrétaire de rédaction du journal du syndicat des terrassiers.

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Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne

Le 26 juin 1909, le Syndicat général des travailleurs du papier, du carton et similaires, tient une réunion de propagande, à 9 heures du soir, salle des grèves à la Bourse du Travail, 3, rue du Château-d’Eau, avec le concours de Fortuné Henry, d’un délégué de la Fédération et de Garreau, secrétaire de l’organisation sur le thème : « L’utilité du syndicat, sa raison d’être, son action. »1

Le 27 juin 1909, la Fédération syndicale des mineurs du Pas-de-Calais et du Nord qui compte dans ses rangs le Jeune syndicat dit Syndicat Broutchoux, tient son congrès régional à la Maison du peuple, 50 rue de Paris à Lens (Pas-de-Calais), sous la présidence de Métivier, délégué de la CGT. 50 délégués y assistent.

Broutchoux avait fondé une imprimerie 1 rue Emile Zola à Lens, propriété du Jeune syndicat mais elle ne réalise pas de gros bénéfices, alors que le syndicat a une dette de 859 francs. Dardenne, de Rouen, ancien typographe de la colonie d’Aiglemont fait connaître son intention de faire paraître à nouveau le journal antimilitariste Le Cubilot, imprimé autrefois à Aiglemont, mais il ne semble pas que ce projet ait eu une suite.2

Le 7 août 1909, les Temps nouveaux publient cet entrefilet : « Le camarade Guillemin-Remy nous fait tenir 2.000 brochures provenant de la Colonie d’Aiglemont, pour être vendues au profit du Journal. Ces brochures sont (franco) : L’A B C. du Libertaire, 0 fr. 15 ; En Communisme, 0 fr. 15 ; La Question Sociale, 0 fr. 15 ; Grive et Sabotage, 0 fr. 15. »

Le 15 août 1909, paraît le premier numéro du Terrassier, organe du syndicat général des ouvriers terrassiers, puisatiers-mineurs, tubistes, poseurs de rails et parties similaires du département de la Seine.

Le journal est imprimé par la Coopérative La Moderne, 74 avenue de Beauté au Parc Saint-Maur.

Document Gallica.
Document Gallica.

Mais un conflit naît entre Fortuné et Pallot, un membre du syndicat, au sujet du journal le Terrassier. C’est probablement au cours de l’assemblée générale des terrassiers du 11 octobre 1909 qui se déroule au Tivoli Vaux-Hall qu’une commission d’enquête est nommée pour solutionner le litige.

Le 24 octobre 1909, la Bourse du travail de Vierzon (Cher), organise un meeting salle de l’Eden-Tivoli , suivi d’une manifestation, pour protester contre l’exécution de Ferrer et la répression en Catalogne. En présence d’une salle archi-comble où se trouvent les terrassiers grévistes, la tribune est pavoisée de deux drapeaux rouges cravatés de noir. Fortuné Henry y prend la parole comme représentant de la C. G. T 5 : il fait une charge à fond contre le ministre des affaires étrangères et contre le gouvernement actuel. « En apprenant la mort de Ferrer, s’est-il écrié, j’ai été plus émotionné que lorsque je sus que mon frère, après avoir fait sauter l’hôtel Terminus à Paris, avait été guillotiné ! » 6Alors que Janvion refuse de participer à la campagne de protestation contre l’assassinat de Ferrer, Fortuné, lui, y est bien présent. Janvion considère que « son cadavre est aujourd’hui odieusement exploité par tous les Sacripants de Loges et les Cabotins en Révolution. »

Le 15 novembre 1909 paraît le 1er numéro de Terre libre3, organe d’action syndicale. Le gérant est Émile Janvion. Le journal est imprimé à la Coopérative La Nouvelle, 74 avenue de Beauté au Parc Saint-Maur. C’est dans L’Action française du 2 novembre 1909 que Janvion choisit d’accorder une interview annonçant sa sortie. Confirmation est donnée de sa proximité avec l’extrême-droite. Rapidement, la tonalité des articles donne un profil particulier à Terre Libre teinté d’antisémitisme à base syndicale et farouchement opposé à la direction d’une CGT fonctionnarisée (composée de permanents coupés des masses). La lutte contre les sectes au sein de la CGT, va vite se résumer à celle contre la franc-maçonnerie, considérée comme « la façade des juifs qui tentent de mettre la main sur la France ». 4 Cette alliance de la carpe et du lapin entre un complotiste anti-maçonnique et de plus en plus antisémite, avec un franc-maçon comme Fortuné peut étonner. Janvion n’est certes pas un inconnu pour Fortuné : en janvier 1908, la colonie d’Aiglemont a édité la brochure n°8 L’École, antichambre de caserne et de sacristie d’Émile Janvion. Le 14 octobre 1908, F. Henry appartient au syndicat des correcteurs d’imprimerie, il est franc-maçon et entre dans le même syndicat que Janvion qui mène une campagne anti-maçonnique dans la CGT. En octobre 1908, Fortuné semblait être en délicatesse avec la franc-maçonnerie à propos de la question de l’antimilitarisme mais selon un rapport de police du 22 décembre 1908, il est toujours franc-maçon. Alors simple relation commerciale, profitable à l’imprimerie ? L’imprimeur semble avoir mis ses convictions militantes sous le boisseau. Le courant des « ultras » de la CGT semble en tout cas en pleine décomposition idéologique.

Le 17 décembre 1909, Léon Viet, demeurant 15 route d’Asnières à Clichy (Hauts-de-Seine) écrit au maire d’Aiglemont : « Je viens au nom de la commission d’enquête, vous demander si vous pourriez nous renseigner sur la conduite de Fortuné Henry, fondateur d’une colonie à Aiglemont, depuis sa naissance, jusque la fin et surtout sur le déménagement du matériel et dans quelle condition s’est-elle faite. Son impression qu’il a laissé dans les Ardennes et si cela vous est possible, nous mettre en rapport avec des camarades qui ont vécu dans cette colonie.

Monsieur, pour le bien de quelques travailleurs qui voudraient travailler et qui voudraient savoir si cet homme est bien placé pour nous gérer, nous vous demandons tous les renseignements qu’il vous sera possible de nous fournir car il paraît que c’est un finaud. »7

Le 12 décembre 1909, lors d’un meeting organisé par le Syndicat général des terrassiers au Tivoli Vaux-Hall, rue de la Douane, auquel participent 5.000 personnes, un membre de la commission d’enquête déclare que d’après les renseignements recueillis, on a acquis la certitude que Fortuné Henry a agi avec déloyauté à la colonie d’Aiglemont.

Fortuné essaie de se disculper, il se montre très violent contre Pallot. Il déclare qu’il avait apporté à la colonie d’Aiglemont une somme de 18.000 francs et qu’il en est parti avec 2.800 francs de dettes. Il met Pallot au défit de lui prouver qu’il a volé le matériel d’imprimerie.

Pallot lui répond que des renseignements recuillis, tant auprès de la direction de la Guerre sociale, qu’auprès de Matha, Baptistin et Courtois, il résulte qu’il a agi envers tous ses camarades avec déloyauté.

La séance devient très houleuse et Pallot ne parvient pas à se faire entendre.

Ledu déclare que la commission d’enquête va s’occuper d’acquérir la preuve des accusations formulées contre Fortuné Henry : « Si Pallot a menti, il sera radié du syndicat ; s’il a dit vrai, Fortuné Henry sera exclu du journal. » Cette déclaration provoque un violent tumulte.8

Le 1er janvier 1910, Pataud se rapproche de Fortuné qui mène dans la coulisse, le mouvement des terrassiers. C’est lui qui rédige leur journal, conseille et dirige les manifestations auxquelles ils se sont livrés. Toutefois aucune action combinée des terrassiers et des électriciens n’est encore envisagée.9

Selon un rapport de la Préfecture de police du 6 janvier 1910, Lévy continue à être le dupe de Collongy à l’imprimerie du Parc Saint-Maur, mais il semble commencer à s’en apercevoir : « c’est un scandale en perspective. Fortuné Henry, toujours chez les terrassiers, comme permanent auxiliaire, se plaint des diffamations de Baptistin et de Matha à propos de la colonie d’Aiglemont. »10

La fin du mois de janvier 1910 est une période de très fortes inondations et le Parc Saint-Maur n’est pas épargné : l’imprimerie coopérative La Moderne est elle aussi victime des intempéries. L’inondation ne lui permet plus de rester au 74 avenue de Beauté, elle doit déménager.11

En février 1910, Fortuné semble être sorti vainqueur de ce conflit avec Pallot, puisqu’on le retrouve secrétaire de rédaction du journal Le Terrassier. Il travaille au bureau du syndicat, « on le consulte sur tout et c’est lui qui, en réalité, est à l’heure actuelle le chef réel du syndicat. »12Alors que l’imprimerie La Moderne est en plein déménagement, cet emploi est le bienvenu.

Pour Fortuné, si satisfaction n’est pas accordée aux terrassiers dans leur mouvement de grève, il n’y a que l’action directe et la violence qui peuvent donner des résultats. Il fait une propagande active dans ce sens chez les terrassiers et dans la CGT.

Le 3 février 1910, il se trouve dans le bureau de la commission administrative du syndicat des terrassiers où il explique que les terrassiers sont en pleine effervescence. Il y a selon lui environ 10.000 chômeurs dans cette corporation et les compagnies de chemin de fer comme PLM, effectuent la réparation de leurs lignes endommagées par les inondations, en se servant d’ouvriers à elles, qu’elles font venir de province, plutôt qu’à des ouvriers terrassiers de Paris ou du département de la Seine. En outre, on se sert de la troupe pour des travaux de terrassements dans les quartiers de Paris atteints par la crue. Pour Fortuné, le gouvernement veut se passer des terrassiers parce qu’ils sont solidement organisés dans leur syndicat.

Il se rend au comité confédéral de la CGT pour soumettre cette question et les prier d’intervenir. Si les revendications ne sont pas satisfaites par les voies ordinaires, il estime que l’on devrait employer les grands moyens : descendre dans la rue et faire fonctionner contre les travailleurs qui font des travaux de terrassement, la « chaussette à clous » et la « machine à bosseler »13

Notes :

1 L’Humanité 26 juin 1909

2 Archives nationales 199940434 art 628 Dossier Benoit Broutchoux

3 Bianco : presse anarchiste. Fiche Terre libre : https://bianco.ficedl.info/article2062.html

4 Une histoire de Terre Libre, entre syndicalisme révolutionnaire et minorités socialistes http://archivescommunistes.over-blog.fr/2015/03/une-histoire-de-terre-libre-entre-syndicalisme-revolutionnaire-et-minorites-socialistes-6.html

5 L’Émancipateur 24 octobre 1909

6 La Dépêche du Berry 26 octobre 1909

7 Archives départementales des Ardennes. Archives communales d’Aiglemont S1

8 Archives nationales F7 15968. Rapport 13 décembre 1909

9 Archives de la Préfecture de police Ba 1603 rapport 1er janvier 1910

10 Archives nationales F7 12723

11 L’Humanité 31 décembre 1913

12 Archives nationales F7 15968. Rapports 4 et 5 février 1910

13 Archives nationales F7 15968 Rapport 4 et 5 février 1910

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