Cour d’appel d’Angers

Parquet du procureur général

n°1025

Angers le 29 mars 1894

Monsieur le Garde des sceaux,

Monsieur le juge d’instruction vient de communiquer officieusement à Monsieur le procureur de la république d’Angers, la procédure dirigée contre un certain nombre d’anarchistes inculpés du crime prévu par les articles 265, 266 du Code pénal, modifiés par la loi du 18 décembre 1893 et le moment est venu de prendre des réquisitions définitives. Mais la question à résoudre nous paraît à notre substitut et à moi-même extrêmement délicate et j’ai l’honneur, avant de saisir la chambre d’accusation et d’engager des poursuites dont le résultat très douteux pourrait avoir d’assez graves conséquences, de vous prier de vouloir bien me donner des instructions.

Les faits qui ont motivé l’information sont les suivants :

Le 22 décembre dernier, quelques jours après l’attentat de Vaillant, un ouvrier de l’usine Bessonneau (usine extrêmement importante de tissage de chanvre, cordes, cordages, toiles, voiles, etc, où travaillent 1800 ouvriers) informait la police que, le soir même, un sieur Chevry, anarchiste et repris de justice dangereux devait afficher sur les murs d’Angers, le placard « Les dynamitards aux Panamitards » qui venait d’être saisi à Paris.

Le jour même, en effet, vers deux heures du soir, Chevry sortait du numéro 48 de la rue de Paris où habite un sieur Philippe, également connu comme anarchiste, il se dirigeait du côté de la ville où il voulait commencer l’affichage.

Par une méprise regrettable sur la nature et les circonstances du délit qu’ils étaient chargés de constater, les agents ne laissèrent pas à Chevry le temps de commencer le délit et s’assurèrent de sa personne avant qu’aucun placard ne fut affiché. Chevry fut du reste trouvé nanti de 19 exemplaires du placard dont il s’agit, du pinceau et du pot de colle nécessaire pour l’affichage. Il fut arrêté et maintenu en détention.

Ce fait, assez grave n’avait pas manqué d’attirer sur Philippe, qui avait forcément vu Chevry avant son départ pour afficher les placards et qui devait être au courant des intentions de ce dernier. Aussi, une nouvelle déclaration de l’ouvrier de M. Bessonneau provoqua-t-elle une légitime émotion lorsqu’il vint faire connaître à la police que, dans la soirée du 22 décembre, il avait entendu entre Chevry, Philippe et un troisième individu dont il ne pouvait donner le nom, la conversation suivante. L’un d’eux aurait dit : « Et cette bombe ? » A quoi Philippe aurait répondu : « Elle est en lieu sûr, elle éclatera dans une grande usine avant la fin de la semaine (ou avant la fin du mois). »

En rapportant le propos, l’ouvrier ajoutait qu’il croyait la bombe cachée chez un cordonnier du nom de Dubois.

Bien que la déclaration du dénonciateur fut un peu tardive, la précision du propos rapporté était telle qu’il y avait lieu d’y ajouter foi et de prendre des mesures pour paralyser cette tentative avant l’exécution.

Le 29 décembre, Philippe, la veuve Ledu, maîtresse de Chevry et Dubois ont été arrêtés. Mis en demeure de s’expliquer, ils ont nié avoir tenu les propos relatifs à la bombe et affirmé n’avoir jamais formé de semblables projets. La veuve Ledu s’est défendue en disant qu’elle n’avait jamais entendu parler de rien. Dubois a protesté de son innocence, en ce qui concerne la détention de l’engin et comme il n’a pas une mauvaise réputation, qu’il est marié, père de famille et bon ouvrier, il fut remis en liberté le 30 décembre.

Pour faire la preuve, sinon de l’existence de cet engin, tout au moins de l’exactitude des propos tenus, il eut été nécessaire d’entendre l’ouvrier de M. Bessonneau comme témoin puis de le confronter avec Philippe et Chevry mais cette mesure d’instruction devint impossible pour deux raisons. Outre que l’ouvrier dénonciateur devait être considéré jusqu’à preuve contraire, comme un auxiliaire sincère et précieux, dont on aurait ainsi perdu le concours utile en le confrontant, il se refusait lui-même, redoutant les vengeances, à déposer comme témoin sous la foi du serment.

Dans ces conditions les perquisitions s’imposaient à bref délai, et le 29 décembre, conformément d’ailleurs aux instructions verbales que vous aviez bien voulu me donner, elles étaient ordonnées par la magistrat instructeur chez tous les anarchistes inculpés d’association de malfaiteurs ou d’entente dans le but de commettre ou de préparer des crimes contre les personnes ou les propriétés, pendant que la même mesure était prise par M. le préfet du Maine-et-Loire pour tous autres anarchistes qui n’étaient pas l’objet d’une information.

Le même jour, une ordonnance de saisie était déposée dans les mêmes conditions aux bureaux de Poste et aux gares d’Angers et de Trélazé.

Si les perquisitions du 29 décembre n’ont pas fait découvrir la bombe dont avait parlé l’ouvrier de M. Bessonneau, elles ont amené la saisie d’un certain nombre de documents anarchistes qui tous été soumis à un minutieux examen. Mais la détention de ces pièces qui étaient, pour la plupart depuis longtemps déjà en la possession des inculpés, ne constituait pas une contravention aux lois du 18 décembre 1893, ni aux lois antérieures. Aussi, comme aucun fait nouveau n’était signalé contre les inculpés et que l’ordonnance de saisie du 29 décembre n’amenait aucun résultat et ne provoquait la découverte d’aucun élément d’association ou d’entente entre eux ou avec des anarchistes étrangers, Philippe et Chevry furent mis en liberté provisoire, l’un le 18, l’autre le 19 janvier.
Toutefois l’information restait ouverte et bientôt une nouvelle charge grave était relevée contre Philippe.

A la date du 15 février, on a saisi à la Poste d’Angers un paquet contenant un certain nombre de placards « A Carnot le tueur » (20 exemplaires) avec l’adresse « Monsieur Philippe, rue de Paris, 48, Angers. Maine-et-Loire. France » le placard lui était envoyé d’Angleterre comme tous ceux qui ont été en France.

Cet envoi empreinte un caractère de gravité particulière, en ce qui concerne Philippe à ce fait que

le 22 décembre dernier, Chevry était, il est vrai, pareillement porteur du placard « Les dynamitards aux Panamitards » dont il a toujours prétendu du reste être le destinataire, en réalité il sortait de chez Philippe quand il est parti pour l’afficher, ce qui semble bien indiquer que c’était Philippe qui l’avait reçu. Il n’a pas été possible d’établir lequel des deux inculpés dit la vérité. Quoi qu’il en soit, Philippe a reçu le 15 février le placard « A Carnot le tueur » et s’il n’est pas prouvé qu’il ait consenti à être le destinataire de ce placard, il s’en défend, en prétendant que son adresse est inexactement mise et donne comme explication de cet envoi la notoriété qu’il avait acquise dans les journaux anarchistes, en se présentant comme candidat aux élections d’août 1893, il n’en reste pas moins établi qu’une fois tout au moins, il s’est trouvé le correspondant attitré des anarchistes de l’étranger.

Il a été également établi contre Philippe qu’à trois reprises différentes il a essayé de constituer à Angers un groupe anarchiste qui aurait été, en réalité, l’association de malfaiteurs prévue par la loi. Il reconnaît avoir organisé dans le local loué à cet effet 48 rue de Paris et tout auprès de son appartement particulier deux réunions, l’une tenue au moment des élections, l’autre le 15 octobre qu’il a lui-même nommée « Fête familiale ». Une troisième réunion a eu lieu au (?).

Le compte rendu de la réunion du 15 octobre a été dressé par un procès-verbal de police et il n’est pas douteux que les propos tenus par Philippe et par un autre inculpé nommé Mercier, constituent l’apologie prévue par l’article 24 de la loi du 12 décembre 1893 et peut-être la provocation prévue par l’ancien article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Mais l’apologie n’était pas punissable à la date du 15 octobre dernier et la provocation à cette même date ne pouvait entraîner la détention préventive assurant la répression ; aussi cette réunion ne fut l’objet d’aucune poursuite, mais elle doit être rappelée aujourd’hui et prend une grande importance puisqu’elle constitue tout au moins la preuve des essais faits par Philippe pour organiser le groupe anarchiste d’Angers.

L’anarchiste Mercier, de Trélazé, qui assistait Philippe comme chef de la réunion, avait promis que « tous les dimanches, après midi, elles se renouvelleraient au même endroit. »

Ces événements et la promulgation des lois des 12 et 18 décembre 1893 ne lui en ont pas laissé le temps. On a, du reste, retrouvé au domicile de Philippe des cartes d’entrée toutes préparées pour ces réunions futures.

Quel aurait été le but de l’association ? Il ressort suffisamment de la lecture du procès-verbal du 15 octobre : Philippe dit notamment : « Si on me faisait perdre mon travail, que je devienne un vagabond et que je ne sache où aller, je me servirais de la marmite pour aller finir ensuite dans les mains de Deibler. Voilà pourquoi on devient révolté. Au lieu de se suicider bêtement, il vaut mieux faire disparaître quelqu’un avec soi.

Mercier ajoute : « Pourquoi, en grève, ne met-on pas le feu à la fabrique ? »

Un troisième resté inconnu : « Il n’y a qu’un moyen : tuer les patrons et prendre leur matériel. Et un quatrième, enfin : « Espérons que si un jour nous avons des marmites, sans viande dedans, nous nous en servirons pour autre chose. »

Le but de l’association ressort encore de chansons révoltantes accolées, au nombre de dix, cartonnées sur les murs de la salle louée par Philippe, enfin des emblèmes que Philippe reconnaît avoir apposés dans différentes parties de cette salle : une potence, une fourche et une marmite dont il a allumé la mèche au moment de la réunion. Philippe traite aujourd’hui ces emblèmes de fumisterie, il se défend d’avoir jamais été, à aucun moment, partisan de la propagande par le fait, et lorsqu’on lui demande pourquoi il avait la photographie de Ravachol, l’Hymne à Ravachol, l‘almanach du Père Peinard pour 1894, la chanson « Les anarchistes aux conscrits », en un mot les publications les plus dangereuses et les plus violentes, il se défend en disant que lorsqu’on est sérieusement anarchiste, on est pas un malfaiteur.

Comme travailleur Philippe est d’ailleurs fort estimé de son patron et il se fait aimer de tous ses camarades par sa charité sans bornes. Il n’a jamais subi de condamnation.

Chevry qui a été avec Philippe dans la première partie de l’information contre les anarchistes est un repris de justice en même temps qu’un anarchiste des plus dangereux et capable par la violence de son caractère et l’absence de tout sens moral, des excès les plus redoutables. L’instruction n’a, il est vrai rien établi de précis contre lui depuis les tentatives d’affichage du 22 décembre dernier, il semble même vivre depuis le 19 janvier, isolé des autres anarchistes de la région. Mais il est certain qu’il était un des habitués des réunions tenues chez Philippe et qu’un des premiers, il a cherché à faire à Angers et à Trélazé de la propagande anarchiste.

A la suite d’une explosion qui eut lieu au mois d’avril 1892, au commissariat d’un des arrondissements d’Angers, Chevry, déjà connu pour ses extravagances de langage et de conduite, fut inculpé, et une longue instruction fut suivie contre lui, non comme auteur principal de cet attentat, car il subissait une peine de six jours de prison et était détenu depuis la veille de l’attentat, mais comme complice pour avoir donné des instructions. Il fut remis en liberté après l’instruction faute de preuves suffisantes.

En outre de cette inculpation des plus grave et qu’on ne saurait écarter du passé de Chevry, car l’ordonnance de non lieu dont il a bénéficié dans cette circonstance ne peut faire disparaître les présomptions très lourdes relevées contre lui, cet individu avait déjà sept condamnations.

A suivre.

Archives nationales BB 18 6450

Lire le dossier : Les anarchistes à Angers : premières victimes des lois scélérates