COUR D’ASSISES DE LA SEINE

Audience du 11 avril.

Présidence de M. le conseiller Feuilloley.

EXPLOSION DU RESTAURANT VÉRY ET DE LA CASERNE LOBAU. — ASSASSINAT ET TENTATIVE. — DESTRUCTION D’ÉDIFICES A L’AIDE DE MATIÈRES EXPLOSIBLES.

Une année s’est écoulée depuis les explosions du boulevard Saint-Germain, de la rue de Clichy de la caserne Lobau et de l’effroyable catastrophe du restaurant Véry. La terreur que ces événements provoquèrent a disparu, d’autres faits d’une autre gravité ont attiré l’attention publique. Sans les gardiens de la paix qui continuent à monter la garde devant les immeubles atteints et sans le procès d’aujourd’hui les exploits des anarchistes paraîtraient complètement entrés dans l’oubli.

La salle d’Assises est vide, peu de curieux et peu d’avocats. L’auteur principal, l’anarchiste Meunier est en fuite. Les comparses seuls comparaissent devant la Cour d’Assises.

C’est d’abord Bricout, un ouvrier à la physionomie douce et à la figure banale.

Ensuite Francis, le type de l’orateur de réunions publiques plein d’audace et d’énergie, l’anarchiste qui se recommande hautement à l’audience des théories d’Elisée Reclus, Proudhon et Kropotkine.

Puis enfin la femme Delange, la maîtresse de Bricout, petite insignifiante connue dans le monde de l’anarchie sous le surnom de «La Rouge » à cause de la couleur de sa chevelure et peut-être aussi en raison de la violence de ses convictions.

Habituée des réunions publiques, elle excitait, dit l’accusation, Bricout et ses amis à la violence.

Tels sont les accusés qui viennent à des titres divers répondre devant la Cour d’Assises de l’explosion du restaurant Véry.

M. l’avocat général Laffon occupe le siège du Ministère public.

Me Leredu est chargé de la défense de la femme Delange; Me Aliès et Me Desplas défendront Bricout et Francis.

L’audience est ouverte à midi.

Les accusés déclarent se nommer :

Delange* (Marie-Léonie), vingt-trois ans, née à Rânes (Orne), le 11 août 1868, ayant demeuré en dernier lieu, 5, rue des Gravilliers.

Bricout (Fernand-Jean-Baptiste), trente ans, menuisier, né à Saint-Quentin (Aisne), le 4 novembre 1861**, ayant demeuré en dernier lieu, 5, rue des Gravilliers.

François (Jean-Pierre), dit Francis, ébéniste, né à Reims (Marne), le 3 décembre 1855, ayant demeuré 54, rue Beaubourg.

Meunier, (Théodule-Jean-Constant), trente et un ans, menuisier, né à Bournezeau (arrondissement de la Roche-sur-Yon) le 22 août 1860, ayant demeuré 30, rue de Bretagne en mars l892.

L’acte d’accusation, lu par M. le greffier Wilmès, expose ainsi les faits :

Depuis l’arrestation de Ravachol, le sieur Véry était en butte aux menaces des anarchistes. Ces menaces reçurent leur exécution le 25 avril dernier, à 9 heures 25 du soir, alors que la Cour d’assises allait juger l’auteur des criminels attentats du boulevard Saint-Germain et de la rue de Clichy : une formidable explosion détruisit de fond eu comble le restaurant Véry, 22 boulevard Magenta.

Véry et un consommateur, le sieur Marnonod, furent mortellement blessés; transportés à l’hôpital, ils moururent des suites de leurs blessures, celui-ci au bout de douze jours, celui-là au bout de quatorze jours. La dame Véry a ressenti un ébranlement cérébral des plus violents; la demoiselle Véry a reçu une blessure à l’épaule. Un sieur Gandon a été couvert de plaies profondes ; les sieurs Gervais et Brunier ont été atteints de troubles nerveux ; un sieur Marcher est devenu fou à la suite de l’ébranlement cérébral éprouvé ; une dame Farges a reçu des blessures et a été en proie, ainsi qu’une demoiselle Tourzel, à des troubles nerveux; enfin une dame Geoffroy, qui se trouvait assise sur l’impériale d’un tramway passant à ce moment à la hauteur de la maison Véry, a reçu une blessure au pied.

Les constatations, auxquelles il fut procédé immédiatement, ne donnèrent aucun résultat, bien que le champ en fût restreint. En effet, trois jours auparavant, à la date du 22, un certain nombre d’anarchistes avaient été arrêtés, à la suite d’une information ouverte contre eux, sur le chef prévu par les articles 265 et suivants du Code pénal. Seul, le mandat décerné contre un nommé Francis n’avait pu être exécuté ; cet homme s’était dérobé aux recherches de la police.

Il fut arrêté dans la soirée du 26. On pouvait supposer qu’il était l’auteur du crime de la veille. En effet, il était établi qu’il s’était répandu en menaces violentes contre Véry et Lhérot; quelques jours auparavant, il avait dit à sa concierge « que Lhérot ne profiterait pas de son argent, qu’il sauterait avant peu. » Dans la matinée du 25, il avait annoncé aux nommés Lauze et Lapeyre « que le soir même on ferait un coup », et, le lendemain du crime, se retrouvant avec les mêmes individus, il leur avait demandé s’ils trouvaient le coup réussi. Il s’était flatté auprès de ses interlocuteurs d’être seul à savoir où était cachée la dynamite, et il avait offert à Lauze, sur la demande de celui-ci, de lui en remettre une certaine quantité.

Interpellé sur l’emploi de son temps dans la soirée du 25, Francis invoqua un alibi qui fut confirmé par de nombreux témoins, en compagnie desquels il se trouvait lors de la perpétration du crime, dans un restaurant de la rue Quincampoix. Toute idée de participation directe au crime devait être écartée et, comme les présomptions très graves relevées contre lui n’impliquaient aucun acte de complicité, cet accusé, dont la femme et les enfants étaient dans la misère, fut mis en liberté le 7 mai.

Orientant ses recherches d’un autre côté, l’instruction parvint, dans la suite, à établir qu’une partie de la dynamite volée à Soisy-sous-Etiolles avait été portée au domicile d’un anarchiste nommé Bricout, qui habitait, à cette époque, 29, rue Geoffroy-Saint-Hilaire, avec la fille Delange.

Ces deux accusés furent arrêtés à leur nouveau domicile, 5, rue des Gravilliers, le 31 mai et le 1er juin. Après d’énergiques dénégations, Bricout reconnut qu’il avait effectivement reçu, dans son

logement de la rue Geoffroy-Saint-Hiiaire, une partie de la dynamite volée à Soisy, mais il ajouta aussitôt que, le jour même, il était allé l’enfouir dans le fossé des fortifications, sous le pont du chemin de fer, du côté de Pantin, où l’on découvrit, sur ses indications, un sac contenant 139 cartouches de dynamite, deux cartouches Favié, des amorces et de la mèche de mine.

Ses allégations se trouvaient ainsi confirmées, et Bricout, faisant en outre la preuve que, le soir du crime, il avait pris son repas au restaurant, rue Quincampoix, en compagnie de sa maîtresse et de Francis, il fut élargi, le 4 juin, en même temps que la fille Delange.

Au moment de leur élargissement, l’accuse Bricout avait pris l’engagement de rester à Paris, à la disposition de la justice, mais, dès le 5, il disparaissait de son domicile et, le 9, sa présence était signalée au Havre. Mandé par le commissaire de police de cette ville, il chercha à se suicider le lendemain, en se jetant sous les roues d’un camion.

Une pareille attitude faisait supposer qu’il redoutait d’avoir à répondre d’actes engageant sa responsabilité et, en effet, Marie Delange, revenant sur ses déclarations antérieures, avoua qu’elle avait apporté la dynamite à leur domicile, sur l’ordre de Bricout. Elle raconta également qu’après leur mise en liberté, ils étaient allés l’un et l’autre chez les époux Francis, où ils n’avaient trouvé que la femme, qui leur avait reproché d’avoir fait des révélations et d’avoir ainsi occasionné la fuite et l’expatriation de Francis.

Celui-ci avait dû connaître, dès le 3 juin, la découverte de la dynamite; les journaux du 4 au matin lui avaient confirmé les aveux de Bricout, sans lui apprendre jusqu’où avaient été les révélations. En réalité, à ce moment, ni Bricout, ni la fille Delange, n’avaient prononcé de nom, mais Francis, dans la crainte de révélations complètes, s’était empressé de disparaître.

Cette fuite, dans de telles conditions, était la démonstration de la culpabilité de cet accusé. Si elle ne prouvait pas qu’il était l’auteur principal du crime, elle prouvait du moins qu’il y avait pris part. Il restait à déterminer le rôle qu’il avait joué; c’est seulement le 22 juin que la justice fut éclairée sur ce point par les déclarations de Marie Delange et de Bricout.

On sut alors que l’auteur du crime du 25 avril était un menuisier, nommé Meunier, avec lequel Bricout avait travaillé jusqu’à l’avant-veille, dans l’atelier Pégou, 38, rue des Abbesses. C’était un individu étrange, laborieux et sobre, prêchant à tous ceux qui l’entouraient les doctrines les plus violentes. La réclame faite au restaurant Véry l’avait exaspéré au dernier point. Décidé à être le vengeur de Ravachol, il blâmait les compagnons, qui envoyaient des lettres de menaces à Véry et à Lhérot, et les mettaient ainsi sur leurs gardes.

Le jour même où Bricout avait été mis en possession de la dynamite, il était venu la prendre et l’avait transportée chez lui, 30, rue de Bretagne.

Sa logeuse l’ayant vu passer, porteur du sac contenant les munitions, il songea, le soir même, à les transporter ailleurs, chez une dame Seillery. Sur le refus de cette dernière, le lendemain, à la première heure, il alla enterrer son sac sous le pont de Pantin.

Les arrestations du 22 avril hâtèrent les résolutions de Meunier et le déterminèrent à agir sans retard.

Il avait confié ses projets à Francis et s’était assuré son concours En effet, le soir même, Francis, sa journée faite, s’était rendu chez Bricout, où il trouva Marie Delange seule. Il lui demanda si elle restait chez elle pendant la journée du lendemain, parce qu’il désirait l’envoyer prendre chez lui des effets pour « un copain » qui viendrait le lendemain s’habiller chez elle. Ce copain était Meunier, avec lequel il était allé s’entendre à l’atelier Pégou. Bricout étant revenu de son travail, on se mit à table. Après le dîner, tous trois descendirent et Marie Delange alla chercher chez Francis un complet brun marron foncé à rayures noires, une cravate fond blanc sous dessins rouges, un chapeau haut de forme, dont la coiffe ou les initiales devaient être enlevées, et une chemise blanche, dont la patte marquée serait coupée. Ces vêtements devaient servir à déguiser Meunier. Il était indispensable qu’il se déguisât, pour aller chez Véry, car, à maintes reprises, il y était entré prendre une consommation, il avait parlé à Lhérot, et le second garçon, le nommé Soupaud, en avait fait la remarque.

Le 23 avril, Meunier quitta son atelier vers midi, après s’être fait régler. Avant de partir, il demanda à Bricout s’il pouvait aller s’habiller chez lui le jour même. De là il se rendit sous le pont de Pantin, pour y prendre des munitions, et il revint, vers trois heures, 7, rue Mont-Louis, au domicile de l’anarchiste Boulet, dit Leclère, qui leur donnait asile depuis quelques jours. En l’absence de Boulet, il fit ouvrir la porte par un serrurier du voisinage, le sieur Roy. La besogne faite, Roy conçut des doutes sur les intentions de Meunier et du compagnon qui était avec lui. Il fit part de ses soupçons à la concierge, la dame Bourdeau, et tous deux montèrent à la Chambre de Roulet. Cette femme put difficilement se faire entr’ouvrir. Par l’entrebâillement, la concierge et le sieur Roy virent que les tiroirs de la commode étaient tirés et qu’à terre se trouvaient des morceaux de papier ou des chiffons.

Mais Meunier dissipa les défiances de la concierge, en lui rappelant exactement en quelle monnaie Roulet avait payé le dernier terme.

Dérangés dans leurs préparatifs, l’accusé Meunier et son compagnon descendirent quelques instants après : celui-là, portant une valise grise, se dirigea vers la rue des Gravilliers; celui-ci, resté inconnu, ayant à la main une sorte de sac recouvert de tapisserie, alla directement sous le pont de Pantin reporter les munitions dont Meunier n’avait plus besoin.

Vers six heures, Meunier se présenta chez Bricout et demanda à la fille Delange « si elle avait les effets ». Pendant qu’elle les étalait sur le pied du lit, il déposa son revolver chargé sur la table et alla reprendre sa valise, qu’il avait laissée dans le débit du sieur Disnac, presque en face du logement de Bricout. La femme Disnac avait eu la curiosité d’entr’ouvrir cette valise, et elle y avait vu comme du papier grisâtre. Une fois de retour, il tira de sa valise 28 cartouches de dynamite, de la mèche de mine, de la mèche de fumeur, une fausse barbe, un petit pot de colle et une boîte en bois, fermée par une planchette glissant dans des rainures. Il se mit ensuite à défaire les cartouches et se fit aider dans ce travail par Marie Delange. Il émietta lui-même la dynamite dans la boîte. Comme l’explosif était un peu numide (il avait été déterré dans l’après-midi), il fit allumer du feu pour le sécher.

Bricout survint à ce moment. Il se montra peu satisfait que son compagnon n’eût pas préparé « son artillerie » chez lui; celui-ci s’excusa, en racontant l’histoire du serrurier et de la concierge de la rue Mont-Louis, et il continua à confectionner son engin.

La boîte fut enfin fermée, et, dans les deux trous qui avaient été pratiqués dans le couvercle, Meunier introduisit des amorces. Ensuite, à l’aide d’un réveil, il fit une série d’expériences, à l’effet de déterminer le temps que des morceaux de mèche de diverses longueurs mettaient à brûler à l’air libre d’abord, puis à l’intérieur de la valise fermée.

Il envoya, entre temps, Marie Delange acheter du fard, afin de se grimer. Quand elle rentra, l’engin était achevé; des morceaux de mèches de mine, longs de 0,40, au bout desquels étaient ajustés des bouts de mèche de fumeur effilochés, de 7 à 8 centimètres, avaient été adaptés aux amorces. Un certain nombre de trous avaient été pratiqués dans les parois de la valise, afin de permettre la combustion des mèches.

« C’est pour Véry », dit alors Meunier et, après s’être habillé et avoir mangé, il sortit. Bricout fit balayer soigneusement les débris de cartouches et de mèches et, désireux de se créer un alibi, il emmena la fille Delange dîner au restaurant Lejeune, rue Quincampoix. Chemin faisant, ils jetèrent dans une bouche d’égout, rue Grenéta, les débris qu’ils avaient ramassés.

Meunier avait terminé trop tard ses préparatifs, et il avait dû remettre l’exécution du crime au lendemain.

Ce jour-là, dans la matinée, Marie Delange reçut la visite de Francis. Pendant qu’elle était allée aux provisions, Meunier était venu, paraît il, reprendre une partie des vêtements qu’il avait laissés la veille et chercher du fard. Dans l’après-midi, Francis et Marie Delange portèrent à l’atelier le reste des habits de Meunier. Bricout sortit avec eux et Francis leur raconta qu’il devait se trouver, entre 8 heures 1/2 et 9 heures, sur la place de la République, pour « le truc de chez Véry ». Meunier, après avoir allumé ses mèches dans un urinoir voisin du restaurant, devait y entrer, déposer sa valise auprès du comptoir et se faire servir un petit verre, qu’il payerait avec de la monnaie, qu’il tiendrait a la main. La consommation prise, il devait sortir aussitôt, abandonnant son engin meurtrier. Pour le cas où une conversation quelconque viendrait à s’engager, il avait besoin d’un complice, qui, du dehors, l’appellerait et l’inviterait à sortir. Et c’était pour jouer ce rôle de complice que Francis devait se trouver, le soir, place de la République.

Bricout et Marie Delange le dissuadèrent, lui disant de songer à ses enfants et de laisser agir ceux qui étaient célibataires. Ils le détournèrent aussi de l’idée de se rendre sur le lieu de l’explosion, à l’heure indiquée. Et tous trois allèrent dîner chez Lejeune, avec la pensée de se créer ainsi un alibi.

C’est pour cette raison, sans aucun doute, que Meunier, privé du concours sur lequel il comptait, dut ajourner encore Mais il s’assura aussitôt du concours d’un autre anarchiste, car le lendemain,

Francis annonçait à Marie Delange que « c’était sûrement pour 9 heures ou 9 heures 1/2 du soir. »

Comme la veille, et avec la même intention, les trois accusés, Francis, Bricout et la fille Delange, allèrent prendre leur repas au restaurant Lejeune.

En quittant cet établissement, ils apprirent le résultat de l’attentat, qu’ils étaient impatients de connaître.

Après le crime, Meunier était venu chez les époux Seillery, ses amis, avec lesquels il avait passé la journée en partie de plaisir : il portait alors le costume brun prêté par Francis; il était nu-tête, et il dit avoir perdu son chapeau dans l’escalier. Le 27, il se rendit à Robinson, avec la femme Seillery et la fille Delange, auxquelles il donna des détails très circonstanciés sur l’attentat, des détails si précis que la dame Seillery, malgré ses dénégations, ses réticences, a dû avouer « qu’il en savait vraiment bien long ». Le lendemain, il vint rue des Abbesses, à l’atelier, reprendre ses outils; il défit le paquet de vêtements apporté par la fille Delange, le 24, et il y prit son veston et son gilet, en échange desquels il remit le veston et le gilet du costume brun prêté par Francis. Il conserva le pantalon qu’il portait encore. Redoutant d’être arrêté, il offrit à Bricout de lui montrer l’endroit où était cachée la dynamite et, le 29 avril, vers 8 heures du soir, il le conduisit dans le fossé des fortifications, à Pantin.

C’est à ce moment qu’il fit à celui-ci le récit du crime du 25.

Le 30, Bricout rapporta chez lui le veston et le gilet de Francis, que la femme de ce dernier vint reprendre deux ou trois jours après, et, en tout cas, avant le 7 mai, date de la mise en liberté de son mari. L’instruction n’a pu établir où Meunier avait logé, depuis le 23 avril jusqu’au jour où il a dû quitter Paris. Il est, toutefois, hors de doute qu’à compter du 29 mai, il a purgé, à la Santé, une peine de quinze jours d’emprisonnement, à laquelle le Tribunal l’avait condamné, sur opposition à un jugement rendu par défaut contre lui, pour coups et port d’arme prohibée. Il a quitté la prison de la Santé le 13 juin, et c’est le 22 seulement que Bricout et la fille Delange se sont décidés à parler. Entre le jour de sa sortie de prison et sa fuite, qui a eu lieu le 19 juin ou le 20 au matin, il avait revu les époux Seillery et avait trouvé asile chez l’anarchiste Mettendorf

Meunier n’est pas seulement l’auteur du crime du boulevard Magenta ; il est également l’auteur de l’attentat de la caserne Lobau.

Une nuit de mars, alors que Bricout et Marie Delange habitaient encore rue Geoffroy-Saint-Hilaire, où il était venu prendre la dynamite le 4, Meunier vint frapper à leur porte en appelant : « Fernand ! Fernand! Je viens coucher ici, dit-il en entrant, j’ai un motif. » Et il raconta qu’il venait de faire sauter la caserne. Pensant que son garçon d’hôtel ne l’avait pas vu sortir, Meunier avait demandé à Bricout, s’il était interpellé, de répondre qu’il ne l’avait pas vu cette nuit-là.

Mais, le lendemain, étant sorti de bonne heure, il s’empressa d’acheter les journaux, pour lire le compte rendu du crime de la nuit, et fut surpris de voir qu’on donnait à peu près son signalement. Il se rendit alors à son logement, où le garçon d’hôtel le plaisanta sur sa sortie de la nuit. Il revint chez Bricout et il fut convenu que, si leur hôte était inquiété, Bricout et Marie Delange répondraient qu’il était arrivé chez eux, vers 11 heures du soir, et qu’il n’était pas ressorti. Par mesure de précaution,

Meunier resta jusqu’au 18 mars rue Geoffroy-Saint-Hilaire. Les déclarations de Bricout et de sa compagne ont été, sur ce point, corroborées par une dame Francès, une de leurs co-locataires, qui avait entendu les appels de Meunier, entre 1 heure 3/4 et 2 heures du matin, puis son entrée dans le logement de ses voisins.

Tels sont les faits retenus par l’instruction à la charge de Meunier, François, dit Francis, Bricout et la fille Delange ; Drouet et Santenac, primitivement compris dans la poursuite, ayant bénéficié d’une ordonnance de non-lieu.

L’accusation dirigée contre Meunier et Francis ne repose pas seulement sur les déclarations de Bricout et de la fille Delange, dont l’importance est considérable assurément, mais encore sur celles d’un grand nombre de témoins, dont les dépositions concordent avec les aveux de ces deux accusés et les confirment sur tous les points importants. Il est impossible de douter de leur véracité. Ils n’ont parlé que contraints par la force des choses et, en parlant, ils n’avaient point l’intention de se décharger sur leurs co-inculpés; ils s’accusaient eux-mêmes. L’un et l’autre ont fait preuve, dans cette longue procédure, de trop d’intelligence pour ne pas l’avoir compris.

Les choses en étaient là, quand Francis fut découvert à Londres et extradé, à la demande du gouvernement français. Il était installé 106 Hund Street, avec sa femme et ses enfants, sous un faux nom, lorsque les agents l’arrêtèrent, le 13 octobre 1892, après une lutte désespérée. A son domicile, on saisît un revolver chargé, dont il regrette encore de n’avoir pu faire usage, des lunettes bleues, un couteau norvégien, des papiers au nom de Hermann Frédéric Brall et divers vêtements.

Après l’accomplissement des formalités requises par les lois anglaises, Francis a été remis aux autorités françaises, le 8 décembre dernier. Confronté avec Marie Delange, Francis a nié l’avoir envoyée chercher à son domicile des vêtements pour Meunier.

Il a prétendu n’en avoir jamais possédé de semblables; il n’a jamais connu de dépôt de dynamite; il n’a jamais dû jouer un rôle dans l’attentat du boulevard Magenta.

Parmi les vêtements saisis à Hund Street,se trouve, à n’en pas douter, le fameux veston brun foncé, porté par Meunier le 25 avril. Francis, qui a pu fournir des renseignements sur tous les vêtements saisis, a déclaré que ce vêtement ne lui appartenait pas et qu’il ne l’avait jamais porté.

Ce vêtement, mis sous les yeux de Marie Delange et de Bricout, est reconnu par eux, comme il l’est d’ailleurs par les anciens concierges de l’accusé, qui l’en ont vu vêtu à diverses reprises, par la dame Seillery, qui l’a vu sur le dos de Meunier, le jour du crime. Enfin il est formellement reconnu par la dame Delannoy, belle mère de Francis, qui l’a réparé en divers endroits et a cousu à ce vêtement un bouton dissemblable, qui s’y trouve encore attaché.

Malgré tous ces témoignages, Francis a persisté dans ses dénégations. Il se réserve d’ailleurs de produire â l’audience la preuve de l’inanité de l’accusation portée contre lui.

M. le Président procède à un premier interrogatoire sommaire des accusés:

INTERROGATOIRE DE BRICOUT.

D. Dricout, les renseignements recueillis sur votre compte sont bons, vous êtes un ouvrier habile, vous gagniez de 7 fr. 50 à 8 francs par jour. Vous êtes devenu anarchiste, dans quelles circonstances ?

R. C’est en revenant du service, j’ai suivi les réunions corporatives, en 1886, lors de la grande grève des menuisiers.

D. Vous avez rencontré là des anarchistes militants vous avez accepté leurs doctrines?

R. J’ai suivi le mouvement des ouvriers.

D. Suiviez-vous les réunions anarchistes? —

R. J’y allais quelquefois mais sans faire de l’anarchie.

D. Vous étiez eu relation avec les principaux anarchistes et notamment avec Meunier, qui logeait chez vous.

R. Il sortait de l’hôpital et je l’ai recueilli.

D. En 1888 et 1889 il vient souvent chez vous. Votre affiliation aux anarchistes ne vous a pas réussi. Depuis que vous êtes anarchiste vous avez été condamné plusieurs fois et d’abord à une amende pour vol. On s’était montré indulgent à ce moment parce qu’on vous considérait comme un apprenti anarchiste. Au mois de septembre 1886 vous êtes condamné pour faits de grève. En 1888 une même condamnation intervient contre vous. Cette dernière a plus de gravité : c’était au cours d’une grève de menuisiers, vous aviez le droit de vous mettre en grève, mais vous n’aviez pas le droit d’empêcher les autres de travailler. Vous aviez pénétré dans un atelier et vous aviez menacé les ouvriers de tirer sur eux s’ils ne vous suivaient pas.

R. Il y a eu là une discussion violente.

D. Vous aviez un revolver qui vous avait été donné par Meunier. Vous viviez avec la femme Delange de puis longtemps. —

R. Depuis cinq ans.

D. Et Francis depuis combien de temps le connaissiez-vous ? —

R. Je ne pourrais pas préciser, je l’ai rencontré dans les réunions corporatives du mardi. J’ai travaillé une fois avec lui dans le même atelier.

D. Vous avez travaillé avec Meuuier dans le même atelier lors des explosions? —

R. Oui, Monsieur.

D. Vous avez emménagé en avril 1892 rue des Gravilliers?

R. Oui, Monsieur.

D. Où demeuriez-vous avant ? —

R. Derrière le Jardin des Plantes, rue Geoffroy-Saint-Hilaire.

INTERROGATOIRE DE MARIE DELANGE

D. Vous êtes enfant naturelle et vous êtes venue à Paris à quinze ans, vous avez été domestique, à l’âge de dix-huit ans. C’est alors que vous étiez chez M. Pellier, dans un restaurant, que vous avez fait la connaissance de Bricout depuis ce temps vous êtes sa maîtresse ; vous l’avez suivi rue des Gravilliers en avril 1892.

R. Oui, Monsieur.

D. Vous connaissiez Meunier, depuis quand ?

R. Depuis 1888. Je ne l’ai jamais vu que deux ou trois fois.

D. Il avait de l’influence sur l’esprit de Bricout ?

R. C’est vrai, mais il ne venait pas souvent chez nous.

D. Vous alliez souvent aux réunions des anarchistes et vous étiez connue sous le nom de « La Rouge» à cause de la couleur de vos cheveux. Vous étiez considérée comme l’une des plus exaltées, vous excitiez Bricout au lieu de le calmer.

R. Pardon, Monsieur, je n’ai jamais rien dit dans les réunions.

D. Vous avez connu Francis, à quelle époque ?

R. Depuis deux ou trois ans.

D. Vous connaissiez sa femme et la fréquentiez assidûment.

R. Je l’ai vue souvent quand j’ai habité la rue des Gravilliers, elle habitait rue Beaubourg près de chez nous.

INTERROGATOIRE DE FRANCIS

D. Vous êtes menuisier, mais les renseignement sont pas favorables, vous êtes plutôt un discoureur qu’un travailleur.

R. C’est faux,je le prouverai. C’est M. Fédé qui a donné ces mauvais renseignements pour se venger de l’insuccès de ses recherches à l’occasion de l’explosion du restaurant Véry.

D. Cependant à Reims les renseignements, que n’a pas donné M. Fédé sont très mauvais. —

R. Je n’avais pas seize ans quand j’ai quitté Reims. Ces renseignements sont faux et c’est toujours ainsi.

D. Il en est de même dans le quartier de St-Avold.

R. C’est ma concierge qui les a donnés.

D. C’est de même partout, on vous donne comme d’une moralité et d’une probité douteuses.

R. C’est inexact je suis anarchiste comme Elisée Reclus comme Proudhon, comme Kropotkine, je ne le dissimule pas.

D. Tous les renseignements sont mauvais dans tous les quartiers où vous habitez. —

R. Tout est faux

D. Vous avez été condamné sept fois pour vagabondage et pour vol et à cinq ans de réclusion pour vol par un conseil de guerre à Blidah. —

R. Oui, pour le vol d’un morceau de pain de deux sous. Je n’ai jamais été condamné depuis dix ans. Cela ne veut pas dire que je suis coupable aujourd’hui.

D. Vous connaissiez Bricout

R. Par la chambre syndicale.

D. Vous connaissiez Bricout et Meunier, comment?

M. le Président avant de continuer l’interrogatoire explique au jury le vol commis à Soisy-sous-Eliolles et rappelle les explosions qui ont précédé celle du restaurant Véry.

Ce vol a été commis par quatre individus Ravachol et Chalbret ont emporté la plus grande partie de la dynamite, la totalité de leur part a servi à commettre en mars 1892 deux attentats, l’un, 136, boulevard Saint-Germain, chez M. le conseiller Benoist qui présidait les Assises lors d’une précédente affaire concernant des anarchistes et l’autre rue de Clichy chez M. l’avocat général Bulot qui avait requis dans la même affaire.

Drouet et Faugoux ont emporté le reste de la dynamite qu’on a retrouvé ensuite.

Après ces deux attentats on arrêta Ravachol, leur auteur, sur les dénonciations du restaurateur Véry et de Lhérot son beau-frère.

Les anarchistes manifestèrent une grande colère contre ces personnes.

Peu après le restaurant Véry était détruit par une explosion.

Il est important que messieurs les jurés connaissent le restaurant tel qu’il était avant l’explosion et après.

M. le président fait passer à MM. les jurés des photographies du restaurant Véry et un plan superficiel du même restaurant.

Les explosions précédentes, dit M. le président, ont causé de grands dégâts mais aucun accident grave de personne. Il n’en a pas été de même lors de l’explosion du restaurant Véry où deux personnes ont succombé et d’autres ont été gravement blessées.

M. le président fait passer au jury des photographies reproduisant les blessures de Hamonod

et de Véry, qui tous deux ont succombé après l’attentat, et continue l’exposé des faits.

L’explosion du restaurant Véry, dit-il, a eu lieu la veille du jour de la comparution de Ravachol devant la Cour d’assises.

Meunier serait entré dans le restaurant avec une valise à la main. Pendant qu’il prenait une consommation il déposait la valise contenant un engin explosif dont il avait allumé les mèches dans un urinoir voisin.

Cet attentat a été commis à l’aide de la dynamite volée à Soisy-sous-Etiolles. Le soir de ce vol, Drouet et Faugoux rapportèrent chez Drouet la dynamite volée.

Ils racontèrent ce fait au nommé Lécuyer, anarchiste connu.

M. le Président fait passer sa photographie à MM. les jurés.

Ce dernier devait garder la dynamite, mais à la suite d’une visite faite chez lui par un commissaire de police, il n osa pas s’en charger. Alors Drouet la porta dans un sac chez Bouillet qui n’a aucun rapport avec l’anarchie.

Il se présents chez lui en lui demandant de garder ce qu il portait et qu’il déclara être des livres reliés.

Bouillet fit laver l’escalier à grande eau et cette eau mouilla le sac et les cartouches placées sous cet escalier.

La femme Bouillet ouvrit le sac et fût très surprise de trouver les cartouches. Alors arriva Drouet et la femme Delange pour reprendre le dépôt.

M. le Président demande aux accusés, à l’occasion des faits qu’il vient de rappeler, s’ils ont quelques observations à présenter ; sur leur réponse négative, l’audience est suspendue à deux heures moins dix.

L’ouverture est reprise à deux heures un quart.

D. Femme Delange, levez-vous. Vous avez commencé pendant l’instruction par nier énergiquement et enfin après avoir connu les demi-aveux de Bricout, vous êtes revenue sur vos déclarations et avez semblé dire la vérité. Je vous rappelle que, bien qu’accusée, j’attends de vous la vérité. Nous ne cherchons ici que la verité : vous parlerez franchement.Vous me le promettez!?

R. Oui, monsieur.

D. Vous avez été chercher les cartouches avec Drouet chez Bouillet. Racontez ce que vous avez fait.

R. Bricout m’a donné un jour un papier et m’a envoyée chez Lécuyer.

D. Vous le connaissiez.

R. Non je lui ai remis mon papier sur lequel il y avait qu’il devait me remettre un sac.

D. Drouet était chez Lécuyer, vous êtes partie avec lui pour allez chez Bouillet. Vous avez pris une voiture et vous êtes allée, 63, rue des Cascades ?

R. Oui, Monsieur.

D. Drouet vous a quittée à cet endroit, est entré dans la maison. Qu’a-t-il rapporte?

R Un sac.

D. Vous saviez que c’était de la dynamite.

R. Oui, puis nous sommes allés rue Geoffroy-Saint-Hilaire.

D. Cette maison avait deux issues, l’une sur la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, et l’autre sur la rue Santerre. Vous avez reçu cinq francs pour paver la voiture ?

R. Oui, Monsieur.

R. Vous êtes montée chez vous avec le paquet de dynamite que portait Drouet?

R. Oui, Monsieur, là on a rangé les cartouches.

D. Est-ce qu’il y avait des amorces ?

R. J’ai vu des boîtes en fer-blanc.

D. Où a-t-on mis la dynamite ?

R. A la tête du lit.

D (à Bricout) : Vous avez entendu ce que j’ai dit. Je vous demande la vérité. Dans quelles circonstances avez-vous chargé la femme Delange d’aller chercher de la dynamite? —

R. Je travaillais à Chatou, quand un nommé Charles Dubost m’a engagé à prendre part à une réunion. En mars, je l’ai revu à Paris, il m’a demandé de lui rendre service. Il m’a dit qu’il était

chargé d’aller chercher un paquet dangereux, mais qu’il ne pouvait pas faire la commission sous peine de perdre sa place, et m’a demandé d’aller la chercher. Il me dit que c’était de la dynamite et qu’il ne me la laisserait que vingt-quatre heures. Il me donna l’adresse de Lécuyer, je n’en connaissais pas le poids ni la quantité et j’ai chargé ma femme d’aller chercher le paquet.

D. Comment, si vous ne connaissiez pas Lécuyer, avez-vous entrepris cette opération dangereuse, surtout à un moment où on s’occupait beaucoup des anarchistes

R. Je n’ai pas réfléchi aux conséquences que ce fait pouvait avoir.

D. Le même jour, Meunier n’est-il pas venu?

R. En effet, je lui ai raconté la commission. Il m’a demandé la dynamite, s’engageant à la garder, et comme j’avais confiance en lui je la lui ai donnée.

D. Comment expliquez-vous la confiance que vous avez dans Meunier. C’était un menuisier qui ne pouvait se servir de ce produit ?

R. J’avais confiance, Meunier est venu jusque chez moi ; là il est resté en bas et j’ai été chercher le paquet.

R. Qu’est-ce que ça pesait ?

R. Environ 35 kilos.

D. Meunier en voyant le volume et le poids déclara qu’il ne pouvait porter seul le paquet.—

R. En effet, je l’ai alors accompagné jusqu’à son hôtel, 30, rue de Bretagne. Il a monté seul le paquet. Il est redescendu, nous avons pris un verre et nous nous somme séparés,

D. (à la femme Delange) : Qu’avez-vous à ajouter?

R. Rien, je n’ai pas été chez Meunier.

D. Est-ce que Meunier est revenu bientôt après?

R. Je ne me rappelle pas.

D. N’avez-vous pas vu Meunier dans la nuit où a eu lieu l’explosion de la caserne Lobau?

R. Au milieu de la nuit Meunier est arrivé en appelant Fernand. Il a dit qu’il venait coucher et qu’il venait de faire sauter la caserne Lobau.

D. N’a-t-il pas très bien dormi ?

R. Si, très bien, comme un loir.

D. Le lendemain, il vous a donné des renseignements?

R. Le lendemain, il a lu un journal qui contenait un signalement qui se rapportait au sien, et il a manifesté son mécontentement d’avoir fait si peu de mal.

D. Il est resté longtemps chez vous?

R. Environ quinze jours.

D. Est-ce que vous n’avez pas préparé ensemble vos réponses pour le cas ou on l’inquiéterait ?

R. Oui, je devais dire qu’il était rentré à onze heures et n’était pas ressorti depuis.

D. (à Bricout) : Qu’avez-vous à dire sur ce point?

R. Je n’étais pas content de le voir venir ainsi chez moi et me faire part de ce qu’il avait fait.

D. Il est resté combien de temps? —

R. Une quinzaine. Puis ne pouvant m’en débarrasser j’ai fini par le mettre à la porte.

D. (A la femme Delange) : Quand est-il revenu ?

R. Pas avant le jour où il est venu préparer son artillerie avant l’explosion du restaurant Véry.

D. Le 22 avril, un vendredi. Francis est venu vous trouver ?

R. Oui. Il m’a demandé si j’étais seule. J’ai répondu oui et il m’a demandé d’aller chez lui chercher un vêtement et son chapeau haut de forme. Il m’a dit d’enlever la coiffe du chapeau et la patte de la chemise.

D. Pourquoi ?

R. Il ne m’a pas dit.

D. C’était pour faire disparaître les initiales. Et ensuite ? —

R. J’ai été chercher le paquet et je suis revenue.

D. Quels vêtements la femme de Francis vous a-t-elle donnés? —

R. Un complet marron, une chemise à col droit, une cravate blanche à fleurs rouges et un chapeau haut de forme. Le tout était plié dans une étoffe noire.

D. En bas vous avez retrouvé Francis et ensuite ?

R. Je suis rentrée chez moi et Bricout et Francis sont allés coucher chez un camarade.

D. Vous n’avez pas demandé pourquoi il vous faisait faire cette commission? —

R. Non. Il m’a dit de rester chez moi le lendemain.

D. (à Bricout) : Francis est venu à l’atelier causer à Meunier ?—

R. Oui, Monsieur, il m’a dit qu’il était surveillé et qu’il redoutait d’être arrêté pour sa participation à l’organisation du 1er mai.

D. Le soir vous avez trouvé Francis chez vous. Il voulait vous demander de faire chercher des vêtements chez lui.

R. Oui, Monsieur et il m’a engagé à aller coucher chez un ami afin d’éviter la police.

D. (à Francis) : Le vendredi 22 vous apparaissez.

R. Je suis allé rue des Abbesses et j’ai causé avec Tortellier; je lui ai dit qu’il serait sans doute bientôt arrêté, qu’on arrêtait tout le monde.

D. Vous avez dîné chez Bricout.

R. Non pas, c’est un roman. Ils déclarent cela par vengeance.

D. Pour quels motifs?

R. Je n’ai pas à discuter ça. Mais enfin, la femme Delange a eu des disputes avec ma femme; elle voulait que ma femme lui servît d’intermédiaire pour expliquer les absences qu’elle faisait avec d’autres personnes.

D. Pourquoi Bricout et la fille Delange déclarent-ils ce fait?

R. Je ne sais, elle dit ce qu’elle m’a servi à dîner ce jour-là comme si elle pouvait se le rappeler huit mois après.

D. (à Bricout) : Le lendemain du jour où vous avez couché chez Richard, vous êtes allé à votre atelier, et Meunier a quitté l’atelier à midi et est venu s’habiller chez vous ?

R. Oui, Monsieur.

D. Est-ce que Meunier n’était pas exalté?

R. Oui, surtout après les arrestations qui eurent lieu le 1er mai.

D. N’a-t-il pas parlé du restaurant Véry ?

R. Il en parlait. Je lui ai dit que ça n’aurait pas de sens de le faire sauter, qu’il y avait une femme et des enfants. Puis nous n’en avons plus parlé.

D. N’était-il pas violent contre Lhérot?

R. Non, il ne précisait pas.

D. (à la femme Delange) : A Quelle heure est arrivé Meunier ? —

R. Dans la soirée il est venu s’habiller et m’a demandé en entrant s’il y avait des vêtements, puis il est descendu pour aller chercher en face chez un marchand de vin, la valise contenant l’engin.

D. Vous l’avez vu?

R. Oui, Monsieur, puis il est revenu chez nous.

D. Et ensuite?

R. Sur la table il a défait la valise et a montré de la dynamite. Il y avait une étiquette portant le nom.

D. Y avait-il beaucoup de cartouches?

R. Il y en avait vingt-huit.

D. Il a défait les cartouches?

R. Oui; il m’a forcé à l’aider. La dynamite était très humide. Je les défaisais et il mettait la dynamite dans une boîte en bois contenue dans la valise.

M. le Président fait ouvrir une petite valise faite d’après les indications recueillies au cours de l’instruction et dans laquelle se trouve une boîte en bois de la dimension de la valise.

D. Ensuite?

R. Il m’a fait allumer du feu pour faire sécher la dynamite, à ce moment Bricout est rentré et a défendu de la faire chauffer.

D. Vous êtes sortie ensuite ?

R. J’ai été chercher a dîner.

D. L’avez-vous vu faire des expérience sur la durée de combustion des mèches? —

R. Je l’ai vu allumer des mèches.

D. N’avez-vous pas été chercher du fard?

R. J’ai été chez un coiffeur, je lui ai demandé une boîte de fard qu’il m’a vendue un franc

D. N’avez-vous pas vu une fausse barbe et un pot de colle pour attacher la barbe. Meunier ne portait pas des moustaches ?

R. Oui, monsieur.

D. (à Bricout) : Qu’est-ce que vous avez dit quand vous avez vu Meunier ?—

R. J’ai été très mécontent et je lui ai demandé de s’en aller au plus vite. Il m’a dit que s’il était venu c’était par nécessité.

D. En effet on a découvert dans la suite que Meunier et un autre individu étaient allés chez un serrurier rue de Belfort pour lui demander d’ouvrir la porte de la chambre d’un ouvrier où il habitait. Là le serrurier a été préoccupé, il a craint d’avoir affaire à des cambrioleurs. Il remonta avec le concierge et entra avec lui dans la chambre. Le concierge reconnut Meunier, vit la valise et des papiers provenant des cartouches de dynamite. Dérangé, Meunier dut aller chez Bricout.

D. (à Bricout): Qu’a-t-il fait chez vous?

R. Il a brûlé des mèches, puis a fait des trous dans la valise avec un compas. Ensuite nous sommes sortis laissant Meunier seul.

D. N’a-t-il pas dit en partant que c’était pour Véry ; ne vous a-t-il pas dit adieu?

R. Je ne me rappelle pas exactement. Il m a dit que le lendemain on saurait par les journaux ce qu’il aurait fait.

D. (à Francis) : Avez-vous quelques observations à faire? —

R. Tout ce qu’ils disent est inexact, tout cela n’est qu’un tissu de mensonges.

L’audience est suspendue à quatre heures un quart.

Elle est reprise à quatre heures et demie.

D.(à la femme Delange) : Meunier a emporté les effets que vous avez apportés puis il est revenu après votre absence et a repris les vêtements qu’il avait laissés.

R. Je n’étais pas là, mais j’ai vu en rentrant que les vêtements avaient disparu.

D. (à Francis) : Le dimanche 24 avril vous avez déjeuné chez Bricout, pourquoi ?

R. Je ne savais où aller dans la crainte d’être arrêté et j’ai été déjeuner chez eux.

D. La femme Delange a déclaré que vous lui aviez dit que vous quittiez Meunier. —

R. C’est inexact.

D. Vous lui avez dit que vous aviez rendez-vous avec Meunier, place de la République. —

R. C’est faux.

D. La femme Delange a déclaré que Meunier devait montrer à Bricout où était la dynamite, sans quoi celle-ci pourrait être perdue.

R. C’est inexact.

D. Vous avez parlé de la nécessité où on était de montrer l’emplacement de la dynamite.

R. C’est absolument faux.

D. (à la femme Delange) : Après le déjeuner, dimanche, vous avez été prendre une consommation avec Francis, puis vous êtes allée rue des Abbesses chercher Bricout.

R. Oui monsieur, puis Bricout a quitté son travail.

D. (à Bricout) : Est-ce exact?

R. Oui, nous avons été dîner chez Lejeune.

D. Est-ce que Francis ne vous a pas expliqué pourquoi l’attentat n’avait pas eu lieu la veille? —

R. Je n’y ai pas fait attention, il est vantard. Il semblait très au courant de ce qui devait se passer. Je lui dis qu’il avait des enfants et qu’il n’avait pas à s’occuper du truc de Meunier.

D. (à Francis) : Vous avez accompagné la demoiselle Delange rue des Abbesses. Elle portait les vêtements laissés chez elle par Meunier.

R. C’est inexact. Je n’ai rien vu.

D. (à la femme Delange) : Est-ce que Francis a parlé des motifs pour lesquels l’attentat avait été remis ?

R. Non pas, je n’ai pas entendu.

D. Le jour de l’explosion vous avez rencontré Francis à cinq heures au café du Progrès. Qu’a-t-il dit?

R. Oui, il a dit que ce serait pour le soir.

D. (à Francis) : Est-ce vrai ?

R. C’est inexact, et j’ai refusé de parler avec la fille Delange au café du Progrès. Des témoins le diront.

D. Pourquoi n’aviez-vous pas fait citer ces témoins à l’instruction ?

R. Parce que M. le juge d’instruction n’a pas voulu.

D. C’est inexact, à trois reprises M. le juge d’instruction vous a offert de les faire entendre. —

R. J’ai demandé un supplément d’information.

D. Vous l’avez demandé lorsque vous avez pu communiquer au dehors et provoquer des témoignages suspects. Nous avons été informé que ces témoignages se produiraient à l’audience.

D. (à Bricout) : Vous avez dîné le jour de l’explosion chez Lejeune avec Francis et la fille Delange.

Francis n’était-il pas inquiet ?

R. Il n’était pas tranquille.

D. N’était-il pas particulièrement bruyant ?

R. Oui.

D. Quand est parti Francis?

R. A neuf heures et demie, dix heures.

D. (à Francis) : Vous avez rencontré un individu nommé Lauze et vous avez raconté une foule de choses et notamment que le soir on ferait un coup?

R. C’est faux. Jamais je n’ai dit ça. Je ne connais pas cet individu. Pourquoi n’est-il pas cité?

D. Il a disparu depuis l’instruction.

M. le Président donne lecture de la déposition de Lauze, devant le juge d’instruction.

D. (à la la femme Delange) : Arrivons en mardi 26 avril ; après l’explosion vous avez entendu la femme Seillery dire ce jour-là au lavoir: «Avec quatre kilos il y avait de quoi faire sauter toute la boîte. »

R. Oui, monsieur.

D. Le mercredi vous êtes allée au Point-du-Jour.

R. La femme Seillery est venue chez moi à une heure et m’a offert d’aller à la campagne, nous avons pris le bateau jusqu’au Point du-Jour avec Meunier que la femme Seillery avait été chercher. Meunier a parlé de l’affaire et a dit qu’il avait allumé la mèche dans un urinoir.

D. N’avez-vous pas reconnu sur Meunier le pantalon que vous aviez été chercher chez Francis ?

R. Oui, je l’ai reconnu et il avait un accroc au genou. J’ai pensé qu’il avait dû tomber.

D. Les autres vêtements vous ont été rendus et qu’en avez vous fait ?

R. Je les ai rendus à la femme de Francis.

D. (à Bricout) : Comment êtes-vous rentré un possession des effets de Francis ? —

R. Les vêtements étaient dans la boîte de Meunier à l’atelier; il me les a donnés pour les remettre à Francis il a ajouté qu’il gardait le pantalon.

D. Francis n’a-t-il pas réclamé le pantalon et la chemise ?

R. Oui, c’est exact.

D. Est-ce qu’on vous a offert de vous faire voir l’endroit ou était la dynamite ? —

R. Meunier a dit un jour à ma femme qu’il avait à me parler et m’a fixé un rendez-vous. J’y suis allé et il m’a conduit près du Pont-de-Flandre, nous sommes descendus sous un pont du chemin de fer et Meunier m’a montré ou était la dynamite.

D. C’est ainsi que plus tard on a pu sur vos indications découvrir cette dynamite. Meunier ne vous a-t-il pas parlé de l’explosion ?

R. En effet, je lui ai reproché de m’avoir mêlé à cette affaire ainsi que Francis sans nous en parler. Il m’a dit qu’en racontant ses affaires à tout le monde on ne pouvait jamais réussir. Il m’a raconté qu’il avait allumé les mèches puis qu’il était entré dans le débit, avait demandé un verre de rhum et avait laissé la valise près du comptoir.

D. (a Francis) : Qu’avez-vous à dire sur l’incident des vêtements?

R. Jamais je n’ai prêté de vêtements, jamais je n’en ai eu de semblables à ceux que portait Meunier.

D. (à Bricout) : Le 4 juin vous aviez fait retrouver 138 cartouches de dynamite.

R. Oui, monsieur.

D. (à Francis) : Il y a eu ce même jour des réunions chez vous.

R. Non monsieur, c’est inexact.

D. Le jour de l’explosion vous êtes parti de Paris. Pour quel endroit?

R. Pour Bruxelles.

D. Pourquoi êtes-vous parti ?

R. Les journaux avaient raconté sur mon compte une foule de choses inexactes: aussi je ne trouvais pas de travail à Paris, je suis allé en chercher à Bruxelles et ensuite à Londres, où j’en ai trouvé.

D. Votre départ a eu l’air d’une fuite.

R. C’était pour trouver du travail.

D. Comment, vous êtes parti brusquement sans dire adieu à votre femme et à vos enfants !

R. Je n’ai pas à rendre compte de ce que je fais avec ma femme et mes enfants. J’avais établi un alibi, je n’avais rien a redouter à ce moment, et je n’ai jamais cherché à me sauver. Je ne savais même pas la découverte de la dynamite.

D. C’est bien invraisemblable, tout le monde le savait à Paris.

R. J’ai appris ce fait à Londres.

D. Pourquoi Bricout et la fille Delange vous accusent-ils injustement? Pourquoi mentent-ils?

R. Je n’en sais rien, je ne puis dire pourquoi.

D. (à Bricout et à la fille Delange) : Vous persistez dans vos déclarations?

R. Oui, Monsieur.

Bricout : Je n’ai aucun ressentiment contre Francis.

Francis : J’ai été en très bons termes avec Bricout, mais jamais je n’ai parlé à sa femme.

La suite des débats est renvoyée à demain.

L’audience est levée à six heures.

Gazette des tribunaux 12 avril 1893

*Née enfant naturelle de père inconnu, elle fut déclarée sous le nom de sa mère (Delange), puis reconnue par Victor Désiré Deshayes après son mariage avec sa mère à Clichy le 4 juin 1874.

**La date de naissance de Bricout ne figure pas sur l’état civil de Saint-Quentin. Un Bricout Ferdinand, Jean-Baptiste se trouve dans les matricules de la classe 1881 de Saint-Quentin (matricule 974) donc né en 1861 mais sa fiche ne figure pas à ce numéro.

Son registre matricule  : H2542, de condamné au bagne de Nouvelle Calédonie indique comme date de naissance 4 novembre 1861 à Saint-Quentin.

L’acte de son mariage avec Marie Léonie Deshayes-Delange le 17 juillet 1893 (Paris 14e) indique comme état civil Fernand Jean-Baptiste Bricout né le 4 novembre 1861 à Saint-Quentin (Aisne)

L’orthographe de son nom est toujours « Bricout »selon les documents officiels. La presse le nomme le plus souvent Bricou.