Huitième épisode. Lire l’ensemble des épisodes.

« Poursuivez-moi, condamnez-moi, je veux aller au bagne »

Fortuné Henry. Album Bertillon septembre 1894. CIRA de Lausanne.

Le 14 juin à 21 h 30 au salon de Flore place de la Nation à Bourges , Fortuné anime une réunion. A l’ordre du jour : « Pini, Ravachol, Simon dit Biscuit, Duval. Les explosions, le droit au vol, le droit à l’assassinat » . Une soixantaine de personnes assistent à la conférence, parmi lesquelles « tous les souteneurs de Bourges et les contrebandiers d’allumettes » souligne le commissaire central1.

Il s’exprime en ces termes : « Camarades, je constate que le populo de Bourges est bien avachi. Dans une ville de 45.000 habitants, ne pas avoir plus de monde ici, je voudrais que les verges soient plus acerbes et la calotte plus forte.

L’ordre du jour d’aujourd’hui est celui de la salle du Commerce qui va me valoir très prochainement avec les compagnons, la cour d’assises de Paris… M. Loubet nous interdit la propagande par écrit, il a interdit le Père Peinard, la Révolte et tous les journaux qui dévoilent ce que fait la bourgeoisie. On poursuit tous ces journaux et on ne dit rien aux journaux qui prêchent de nous écraser… M. Loubet défend la propagande par écrit et par la parole, ce qui nous indique qu’il veut la propagande par le fait ; voilà comment l’affaire Ravachol s’est produite. Croyez-vous que Ravachol ait agi pour le plaisir de voir crouler quelques maisons ? Non, la dynamite est le grand quadrille des bourgeois qui les emportera (applaudissements). Le bienfait des explosions s’est répandu partout, l’explosion a produit un bienfait colossal, tous les journaux bourgeois ont répandu nos exploits. C’est une très bonne propagande qui a été reproduite par tous les journaux, au moins la bourgeoisie a pu voir l’existence du parti anarchiste.

Ravachol et Biscuit sont la cause de cette propagande. La bourgeoisie ne comprend pas que nous avons faim et soif, nous voulons jouir de toutes les jouissances terrestres, oui, nous voulons avoir droit à toutes les jouissances (applaudissements)

Ce qui est malheureux, c’est l’avachissement des masses ; quand on voit à Loches une majorité qui a élu un Wilson et quand on voit des magistrats vendus, cela vous révolte.

Je ne vous dit pas de faire comme Ravachol, s’il y avait parmi vous un compagnon qui ait assez de poil au ventre pour foutre vingt centimètres de lame dans le ventre d’un commissaire central, ce serait de la propagande par le fait, seulement je ne vous dis pas de le faire, parce que je commettrais un délit. Je ne fais qu’une simple hypothèse.

J’ai connu Ravachol à l’œuvre. Il était dégoûté des turpitudes de la vie. Je parle de lui parce que j’accepte ce qu’il a fait. Il gagnait à St Étienne 2 francs pour 12 et 14 heures de travail comme teinturier. Il a dit : je ne veux plus travailler, le travail est un avachissement, il faut aller chapeau bas en demander. Quant on est dégouté comme Ravachol, je comprends qu’on éventre un bourgeois au coin d’une rue. Eh bien, le teinturier s’est révolté. Il a aperçu du fin fond de Chambles, un vieil ermite aux doigts crochus qui avait 40.000 francs dans sa paillasse. Il s’en est servi pour subventionner des journaux anarchistes et faire de la propagande dans le bassin du Rhône… Il est plus doux de périr pour notre sainte cause que de vivre avachi.

Ne perdez pas patience compagnons. Çà marche. On nous a tenu jusqu’ici l’éteignoir sur la tête. Mais attendez un peu plus tard, nous ferons sauter la société par la dynamite. Vous ferez ce que vous voudrez. Ils ont foutu Biscuit au bagne, cet enfant qui se révoltait pour le bien de la société. Vous paierez cela, dites seulement que vous vous souviendrez de lui.

Les journaux bourgeois se foutent de nous, eh bien, poursuivez-moi, condamnez-moi, je veux aller au bagne.

Le droit au vol, je l’estime droit naturel, je l’estime fatal, je l’estime nécessaire. Il est nécessaire parce qu’il constitue l’expropriation. Il est fatal si nous allons encore 10, 20 ou 50 ans. Vous verrez le développement des machines. Dix hommes feront le travail de cent. Quand vous aurez 900 hommes sur 1000 qui ne travailleront plus, il n’y aura plus de salaire et pas moyen de vivre. Le vol deviendra inévitable. La loi naturelle, c’est celle de l’estomac qui prendra le dessus. Je n’excite pas, je constate…La seule solution qui s’impose, c’est qu’il ne faut plus de gouvernement, plus d’État. Savez-vous pourquoi il n’y a des gendarmes, soldats, commissaires de police, juges d’instruction, c’est parce qu’il y a la propriété individuelle.

Droit à l’assassinat : je viens de vous dire que je reconnais à l’individu le droit de prendre. S’il ne peut pas faire autrement, il peut supprimer l’individu, seulement je ne dis pas de le faire…

Vous permettez l’assassinat à un monsieur qui a été trompé par sa femme. Est-ce que l’ouvrier n’est pas volé tous les jours par son patron ? Ne se trouve-t-il pas en cas de légitime défense ?…

Nous savons que la préfecture envoie à nos réunions un délégué pour nous surveiller et sténographier un rapport à l’avocat général, cela ne nous empêche pas de dire la vérité sur les misères du peuple. Ce qui m’a étonné c’est qu’à Bourges, il y ait si peu de monde qui pense bien. A Saint-Quentin, il y a du nerf, de l’énergie. Ce sont les femmes des compagnons qui en deux heures ont organisé une réunion de 3.000 personnes »2.

« Le gouvernement aux abois nous fait énormément de misère, d’ici quelque temps les réunions anarchistes deviendront impossible. C’est alors que nous ferons de la propagande par le fait. Ils n’ont pas fini d’en voir sauter des maisons et s’ils ont le malheur de condamner à mort Ravachol, on pourrait bien faire sauter le train qui amènera la machine et Deibler à Montbrisson malgré les précautions que la police pourra prendre »3.

Vers 22h30, Marchand, un compagnon de Bourges prend la parole : « Le gouvernement affolé s’est mis en mesure de coffrer les anarchistes mais pour 10 de coffrés, il y en a cent autres. Le 27 avril dès la première heure, la police violait mon domicile, en dehors de la loi.

A Bourges on a fait des perquisitions et quatre arrestations qui n’ont pas été maintenues parce qu’on nous a reconnu innocents ».

Le 15 juin 1892, le commissaire central de Bourges, rapporte la conversation que Fortuné Henry aurait eu avec son meilleur indicateur : « Le gouvernement aux abois nous fait énormément de misère, d’ici quelques temps les réunions anarchistes deviendront impossibles. C’est alors seulement que nous ferons de la propagande par le fait. Ils n’ont pas fini d’en voir sauter des maisons et s’ils ont le malheur de condamner à mort Ravachol, on pourrait bien faire sauter le train qui amènera la machine et Deibler à Montbrison, malgré les précautions que la police pourra prendre ».4

Un spectateur, Alphonse Margotin, plus ou moins pris de boisson selon le rapport de police, monte à la tribune et accuse Fortuné et les « grands anarchistes » d’être payés par le clergé.

Fortuné lui réplique : «je  ne prends pas au sérieux les paroles que ce compagnon vient de prononcer qui déclare que je suis payé par la calotte pour venir faire ici une conférence. Mon voyage a été payé par les compagnons anarchistes de Bourges, ainsi que les 3.000 prospectus qui ont été distribués depuis deux jours en ville ».

Le 16 juin, Fortuné prend à nouveau la parole à Bourges, l’ordre du jour porte sur les thèmes suivants : « Les fêtes de Nancy et de Kiel, le militarisme, le parlementarisme, le socialisme chrétien », il tient les propos suivants : « Les vrais ennemis ne sont pas en Allemagne mais en France. Ce sont les magistrats, les agents de police, les bourgeois…

Le régiment c’est l ‘école du crime. Ma patrie, c’est où je mange, où je suis et non pas spécialement en France. Aujourd’hui elle est à Bourges, demain, elle sera ailleurs car je ne fais pas de différence entre français, anglais, allemands, etc. L’officier est un souteneur qui sacrifie des hommes pour ses galons, les conscrits, des victimes qu’on enrubanne pour les conduire à la boucherie… Si un soldat tire sur un général, fait-il son devoir ? (Quelques voix : Oui !) Eh bien pour les bourgeois, il ne le fait pas.

La patrie prend l’enfant à sa mère pour en faire de la chair à canon. Comment pourrait-on aimer une pareille marâtre ? ». Pour lui « l’empereur d’Allemagne est un teigneux, l’empereur de Russie est un bourreau et un pendeur qui envoie ses sujets au gibet »5. Quant au Président de la République, c’est le « Jeanfoutre Carnot »

Le Père Peinard rend compte à sa façon des réunions : « Bourges. Le copain Fortuné y a fait deux réunions bougrement réussies. La ville étant farcie de troubades, – et les troubades n’étant pas farcis de galette, l’entrée était gratuite pour eux.

Va te faire foutre ! Pour les empêcher de rappliquer les galonnards les consignèrent au bon moment.

En outre, ils collèrent un sergent à la porte de la réunion, chargé de piger les numéros de ceux qui auraient eu l’aplomb de venir.

Donc, malgré leur envie, y avait aucun soldat »6.

Les anarchistes de Bourges tentent d’organiser un troisième meeting mais les propriétaires de salles refusent. Fortuné doit s’en retourner à Paris.

Dès le lendemain 17 juin, le procureur général de Bourges, fait ouvrir une information contre lui, sous la triple inculpation de provocation au meurtre, de provocation à des militaires et d’offense au président de la république. Il souhaite également que le ministre de la guerre dépose une plainte pour délit d’outrage à l’armée7.

Le même jour, Fortuné prend le train de 15h50 pour Paris.

Le 18 juin, F. Henry participe à un deuxième grand meeting public et contradictoire à la salle du Commerce à Paris. A l’ordre du jour : « Les récentes explosions de dynamite, leurs causes. La misère et ses conséquences. La grève des employés du funiculaire. Les poursuites exercées contre les orateurs du dernier meeting ».

A côté de Fortuné, on retrouve les mêmes orateurs : Michel Zévaco et Jacques Prolo. La salle est comble, environ 500 personnes dont une centaine d’anarchistes et des socialistes. Fortuné occupe la tribune pendant plus d’une demi heure. Il annonce qu’il est arrivé de Bourges hier soir et qu’il a constaté que le groupe anarchiste y a doublé depuis les explosions.8 Il termine en approuvant tous les actes de Pini et Ravachol. Il ajoute qu’il faut continuer de frapper jusqu’à ce que la bourgeoisie disparaisse et que si pour sauver la moitié de l’humanité, il faut tuer l’autre, qu’on la tue »9.

L’En Dehors, Le Communiste et la Révolte sont distribués dans la salle. Une quête au profit de la femme de Francis a produit 5 francs.

Le 22 juin 1892, un rapport d’un commissaire de police signale que les frères Henry seraient partis à Montbrison dans la Loire où doit avoir lieu le procès de Ravachol, dans le but de faire sauter le domicile du président de la cour d’assises. Les deux anarchistes seraient porteur d’une somme de 5.000 francs provenant du vol de l’ermite de Chambles10. Aussitôt cette nouvelle est télégraphiée au préfet de la Loire11. Mais il ne semble pas que les frères se soient rendus dans la Loire, il s’agit sans doute d’une des nombreuses fausses nouvelles circulant alors au sein du milieu anarchiste, propagées par les indicateurs.

Une note du 25 juin 1892 sur Fortuné indique des projets plus réalistes : « (il) a décidé d’aller faire des conférences en province pour réhabiliter Ravachol … Comme Fortuné est médiocrement doué en tant qu’organisateur. Ses amis se chargent de la correspondance qui doit préparer et faciliter ses manœuvres de propagande. Ils se sont mis en rapport avec Morin, marchand de journaux à Auxerre, Hamelin anarchiste militant à Roubaix, Vincent à Reims, Paris à Lyon, Delate à Vienne.

Les compagnons de province, surtout ceux de Saint-Étienne, demeurent fidèles à Ravachol et ils veulent lui témoigner publiquement leur sympathie. Mais ils craignent que la police ne se glisse dans leurs rangs pour les surveiller. Ceux de Charleville ont écrit au Directeur de la Révolte qu’il y avait parmi eux des gens suspects qui laissaient même deviner leur jeu. Aussi les anarchistes de cette ville, rejetant ces affiliés douteux, vont-ils tenir une réunion pour protester contre les procédés de la police.

La déclaration de Ravachol12 est imprimée par les soins du Père Peinard. Elle va être envoyée dans diverses villes et notamment à Bordeaux, Narbonne, Marseille, Toulouse, Mézières, Amiens, Roubaix, centres importants de l’anarchie. Le groupe Les Révoltés, 93 rue Bolivar à Paris a demandé cent exemplaires »13.

Le 26 juin 1892 le groupe anarchiste le « Cercle international » se réunit à Paris, salle Georget, 38 rue Aumaire. Une trentaine de compagnons y assistent. Parmi on peut remarquer, Fortuné, Baudelot, Renard, Laurens, Pennelier, Lucas et la compagne Eliska.

Fortuné ouvre la séance par la lecture de plusieurs journaux relatant les aveux de Bricou relatifs à l’explosion du restaurant Véry14.

Un grand meeting à propos de la condamnation de Ravachol a lieu le 2 juillet à 20h45 à la salle du Commerce avec pour ordre du jour « La condamnation à mort de Ravachol. Lecture de sa défense. Le délateur Chaumartin ». Ce sont encore Lucas et Baudoin qui en font la déclaration en préfecture le 29 juin15. Environ 500 personnes y assistent

Un anarchiste donne lecture de la Déclaration du compagnon Ravachol16 devant la cour d’assises de Montbrison. Ce Manifeste distribué à la porte a été apporté très tard par Fortuné qui avait été faire un discours à Saint-Denis. L’adresse du tract est fantaisiste, il est tiré chez l’imprimeur du Père Peinard, cour des Miracles. Le tirage est limité au départ mais « on espère pouvoir arriver à 200.000 exemplaires »17.

Une femme âgée d’environ 50 à 55 ans, nommée Berthier monte à la tribune pour saluer Ravachol et encourager les compagnons présents à suivre son exemple : « Ce n’est pas dix Ravachol, mais bien cent mille qu’il faudrait pour retourner la société. Vive Ravachol. Vive l’anarchie ! »

Fortuné Henry vient lire un passage du projet de loi Lasserre relatif à la presse et aux réunions politiques : « Toutes ces mesures sont dictées par la frousse et les représentants du peuple, ces cochons, ne savent plus quoi faire pour essayer d’épouvanter les anarchistes, mais ils sont trop bêtes. Ravachol doit être considéré comme un ami, un frère même, que tous ceux qui souffrent doivent penser comme lui et l’admirer pour son courage.

Malgré le vote de la loi sur la presse, les gouvernements n’empêcheront pas de penser. Ils veulent par ce moyen essayer d’étouffer les voix qui réclament leurs droits mais qu’ils prennent garde car une autre voix plus grande se fera entendre et celle-là peut être l’écouteront-ils ?18 »

A ce moment des cris partent du milieu de la salle et on entend dire : « Oui, la dynamite ! ».

L’orateur continue : « Alors ils comprendront que l’heure est venue de restituer ce qu’ils ont volé. Une fois les rôles changés ceux qui ont voulu juger les nécessiteux comme voleurs seront à leur tour jugés ».

Il ajoute : « Il ne faut pas s’attendrir sur les morts et il importe peu à la cause qu’une bonne ait reçu une égratignure dans le bidon ou que le nouveau-né d’un pharmacien ait été blessé. Si deux maisons ne suffisent pas, il faut en faire sauter 1.000 ou 10.000 et s’il y a des morts, il ne faut pas s’en inquiéter, puisque les gouvernants font la guerre et se foutent pas mal des morts ».

C’est la société qui a fait de Ravachol ce qu’il est et si elle lui avait donné les moyens de vivre, il n’aurait pas commis les actes qu’on lui reproche. Il est regrettable que tous les travailleurs ne soient pas aussi courageux et aussi intelligents que lui, car un soulagement à la misère ne tarderait pas à venir ».

Fortuné Henry termine « en priant l’assistance de l’excuser de ne pas pouvoir parler comme il pense car certainement dans la salle il y a des mouchards qui écoutent et qui guettent l’occasion de le faire mettre en prison ». Il se retire en disant qu’ « il serait souhaitable que les exemples qui sont donnés, soient suivis » et il exhorte les compagnons « à se montrer aussi braves et courageux que Ravachol, qui n’a même pas voulu signer son recours en grâce pour prouver à Carnot qu’il avait plus de sang dans les veines que lui et les autres, qu’il savait faire le sacrifice de sa vie pour son parti, qu’eux ne le feraient certainement pas pour leur pays et qu’il faut essayer de le sauver ou tout au moins de le venger ».

Eliska Bruguière vient ensuite à la tribune lire un hommage à Ravachol représenté comme un martyr de la société.

Un inconnu proteste contre la conduite de Chaumartin qui n’est qu’un agent de la Préfecture de police.

La réunion prend fin à 23h45 aux cris de : « Vive l’anarchie. Vive Ravachol ! »

Dès le 6 juillet Baudoin et Lucas déclarent une nouvelle publique pour le 10 juillet. Le 8 juillet les anarchistes du groupe « Le Cercle International » décident de faire tirer le placard « Déclaration de Ravachol » à 100.000 exemplaires19.

Le Père Peinard du 10 juillet 1892 annonce un 4ème meeting, le même jour, salle Gagny, 13 rue de Belleville. A l’ordre du jour : « La condamnation de Ravachol, son exécution, le délateur Chaumartin, l’exécution des anarchistes de Bulgarie, le prochain procès des compagnons H. Foruné, Michel Zévaco, Jacques Prolo ».

L’affiche20 publiée indique une salle et un ordre du jour un peu différent, il n’y est plus question du procès de Fortuné, ni des anarchistes bulgares mais de la fête du 14 juillet, de la misère publique, des bruits de guerre et de l’antipatriotisme. L’entrée est de 30 centimes pour couvrir les frais, une quête est faite à la sortie pour les femmes et les enfants des compagnons détenus. La réunion a de nouveau été déclarée à la Préfecture de police par Baudoin et Lucas.

On remarque dans l’assistance la présence de Lucas, Baudoin, Bernard, Achille Leroy, Leboucher, Dufour, Lucien Laurens.

A l’extérieur, Charles Laurens et Baudelot ne sont pas entrés dans la salle. Ils sont fâchés avec Baudoin et Lucas, tout au moins pour l’organisation des réunions.

Leboucher a prévenu Baudelot que s’il entrait, il y aurait des chances pour qu’il se fasse houspiller par un compagnon qui l’accuse de l’avoir vendu à la police et qui était disposé à le désigner à l’assemblée comme agent secret.

Baudelot, tout en protestant contre cette accusation a tenu compte de l’avis et n’est pas rentré.

Environ 400 personnes assistent à la réunion. La séance est ouverte à 15h10. Il n’est pas constitué de bureau mais on aperçoit sur l’estrade Zévaco, Prolo, Fortuné, Leboucher et Mordacq.

Quelques camelots crient le Père Peinard et l’En Dehors, distribuent la Déclaration du compagnon Ravachol.21

Pendant la réunion, un bruit absurde court : on dit que Ravachol s’est évadé après avoir assassiné le prêtre qu’il a fait demander et dont il a pris les habits. Le rapport de l’indicateur Bouchon précise : «Cette nouvelle qui ne rencontre que des incrédules, aurait été donnée par le Gaulois mais les organisateurs n’ayant pu se procurer ce journal, n’en ont pas fait l’annonce »22. Le Gaulois du 10 juillet 1892 a bien annoncé cette rocambolesque évasion.

Zévaco commente la condamnation de Ravachol et faisant allusion à l’éventualité d’une commutation de peine déclare : « Ce n’est pas Carnot qui doit gracier Ravachol, c’est Ravachol qui devrait gracier Carnot ! Les jurés de la Seine, n’ayant pu le condamner à mort, nos gouvernants, nos magistrats, les vendus, ont trouvé autre chose d’assez grave à leurs yeux pour pouvoir arriver à le supprimer.

Ce qu’ils appellent le crime de Chambles et la violation de sépulture de la vieille marquise ne leur suffisait pas ; tous les crimes commis et dont les auteurs restaient inconnus lui ont été attribués. »

Zévaco s’étend longuement sur la vie et le caractère de Ravachol qu’il présente comme un martyr de la cause anarchiste, puis il voue au mépris des compagnons, le délateur Chaumartin et sa femme.

Il traite Chaumartin de « bas et vil mouchard » : « la Préfecture de police possède de vils immondices, mais ce n’est pas à comparer avec cet individu ».

Mordacq se présente comme un contradicteur mais il ne parvient qu’avec peine à se faire entendre.

Dans un moment de calme relatif, il explique que le socialisme comme il le comprend, tend au même but que l’anarchie : « Vos théories sont sublimes et je les admire ; si je continuais à fréquenter vos réunions, j’aurais peur de devenir moi-même anarchiste mais je veux arriver au résultat que vous voulez atteindre par des moyens légaux et pacifiques ».

S’étendant sur des questions sociales, il tombe tantôt dans l’anarchie, tantôt dans la réaction.

Un compagnon l’interrompt en le traitant de boulangiste.

« Oui, je croyais le général Boulanger un socialiste sincère, et je lui suis resté fidèle et l’ai aimé jusqu’à la dernière minute ». Il termine en voulant parler de l’armée mais les vociférations reprennent à tel point que l’on ne peut entendre que : « Vive la patrie »

Fortuné lui succède et lui répond en s’en prenant à l’armée : « Des soldats, pourquoi en faut-il ? Pour assouvir les haines personnelles des gouvernants, pour faire des guerres fratricides ? La seule guerre que nous comprenons et que nous désirons, c’est la guerre des opprimés contre les oppresseurs ! Celle-là sera la dernière et alors l’organisation sociale de la société sera un fait accompli23.

Le meeting se termine à 17h30. A la sortie deux compagnons font la quête pour les enfants et la femme du compagnon Francis que la police recherche.

Le 13 juillet 1892, le juge d’instruction considère que les paroles de Pausader lors du meeting du 28 mai 1892 à la salle du Commerce de Paris n’ont pas un sens assez précis pour caractériser le délit de provocation directe au meurtre. Il prononce donc un non-lieu.

Pour Fortuné, le même jour le Garde des sceaux informe le président du conseil, ministre de l’intérieur qu’il demande au procureur de Bourges de requérir l’ouverture d’une information sous la quadruple inculpation de provocation au meurtre, provocation à l’insubordination, offense envers le Président de la république et outrages à l’armée en raison des propos qu’il a tenu dans les réunions des 14 et 16 juin24.

Notes :

1Rapport du 15 juin 1892. F7 15968 Archives nationales

2Rapport du 15 juin 1892 du commissaire central. F7 15968 Archives nationales

3Rapport du 15 juin 1892 du préfet du Cher. F7 15968 Archives nationales

4 Archives départementales du Cher 25 M 138

5Note du 20 juin 1892 de la Direction des affaires criminelles. BB 18 6461

6Le Père Peinard 26 juin 1892

7Courrier 17 juin 1892 du procureur général. BB 6461 Archives nationales

8Rapport de l’officier de paix du 19 juin 1892. Ba 77 Archives de la préfecture de police

9Rapport de l’indicateur Z2 du 19 juin 1892. Ba 77 Archives de la préfecture de police

10Rapport du 22 juin 1892. Ba 1115 Archives de la préfecture de police

11Télégramme 22 juin 1892 F7 15968 Archives nationales

12Déclaration de Ravachol-Imprimerie clandestine, 33 rue des Trois-Bornes. Ba 77 Archives nationales

13Note du 25 juin 1892. F7 15968 Archives nationales

14Note du 27 juin 1892. Ba 1506 Archives de la préfecture de police

15Lettre du 14 juillet au procureur de la république. Ba 77 Archives de la préfecture de police

16Ba 77 Archives de la préfecture de police

17Rapport de l’indicateur Zob du 3 juillet 1892. Ba 77 Archives de la Préfecture de police

18Rapport du 3 juillet 1892. Ba 77 Archives de la préfecture de police

19Note de l’indicateur Z2 du 8 juillet 1892. Ba 77 Archives de la préfecture de police.

20Ba 77. Archives de la préfecture de police

21Le Matin 11 juillet 1892

22Rapport 11 juillet 1892. Ba 77 Archives de la Préfecture de police

23Lettre du 10 juillet 1892 au Procureur de la république. Ba 77 Archives de la Préfecture de police

24Lettre du 13 juillet 1892. F7 15968 Archives nationales

Document :

Manifeste apporté par Fortuné Henry le 2 juillet à la réunion de la salle du Commerce.

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