Préfecture du Rhône

Du 10 mai 1890

Commissariat spécial près la Préfecture du Rhône

L’an mil huit cent quatre vingt dix, le dix mai.

Devant nous Baraban Charles, commissaire spécial de police près la préfecture du Rhône, officier de police judiciaire, auxiliaire de monsieur le procureur de la république.

A comparu :

M. Charnay Joseph Marie, âgé de 31 ans, agent de 1ère classe du commissariat spécial de police près la préfecture du Rhône demeurant à Lyon, 1 place St Vincent.

Lequel nous a fait, sous la forme de témoignage la déclaration suivante :

Agissant en vertu de vos instructions et muni de la délégation ci-jointe de monsieur le préfet du Rhône, je me suis rendu aujourd’hui, à 8 heures du soir, 242 avenue de Saxe, salle Rivoire, pour assister à une réunion publique organisée par les nommés Normand, employé, rue St Lazare et Jon, tailleur, 182 rue Vendôme, socialistes révolutionnaires.

La note insérée dans le journal, L’Action sociale, numéro du (?) mai 1890, annonçant cette réunion, portait pour titre : Ligue républicaine socialiste universelle. Grand meeting populaire, etc… et se terminait par ces mots : « Un chaleureux appel est fait aux citoyens de toutes les nationalités ».

Après avoir pris place à une table à côté de la tribune, j’ai fait les constatations suivantes :

La séance a été ouverte à 9 heures du soir et levée à 11 heures.

Environ 400 individus ont assisté à cette réunion dont l’ordre du jour portait :

Perquisitions et arrestations arbitraires

Conséquences de la journée du 1er mai

Grève générale universelle.

Questions diverses

Le bureau a été constitué :

Président : Mazoyer Claude, cordonnier, 62 rue Money au 2e , anarchiste

Secrétaire : Boursier, socialiste révolutionnaire

Assesseurs : Ramé Hippolyte, ex tisseur, 27 rue de la Martinière, au 5e, anarchiste, et Bernard Paul, employé de commerce, socialiste révolutionnaire.

Sur la proposition du président, Cyvoct, anarchiste déporté a été acclamé président d’honneur de la séance.

Les ci-après nommés ont pris la parole et ont prononcé les discours, dont j’ai retenu les principaux passages suivants :

Borréas Henri, chauffeur, 3 rue du Musée, au 1er, dans la cour, anarchiste.

« Les perquisitions et les arrestations arbitraires qui ont été faites, à l’occasion de la manifestation du 1er mai ont été une provocation à l’émeute et, en cela le gouvernement a été le vrai fauteur de désordre.

On a voulu faire croire que les anarchistes voulaient faire sauter la ville de Lyon, alors qu’ils n’avaient d’autre but que d’appuyer les socialistes révolutionnaires dans leurs tentatives de revendications, et de leur permettre de se compter plus nombreux.

Les anarchistes étaient donc au nombre de 70 à 80.000 ce jour-là dans les rues de la ville ?

Cela nous encourage et, en dépit des menaces de Constant, leur nombre augmente chaque jour.

Ces arrestations ont augmenté la misère de ceux qui en ont été victimes et elles ont jeté le deuil dans une famille.

Il faut toujours revendiquer, malgré ces répressions excessives et malgré les insinuations des feuilles gouvernementales qui nous représentent, nous anarchistes, comme prêts à piller, voler et bouleverser toujours.

Le suffrage universel est une utopie maintenant et ne sert qu’à prolonger le gâchis parlementaire, qui va augmentant de plus en plus.

Le prétexte à répression, cette fois, a été l’existence d’un complot de dynamiteurs. Or, on a eu beau chercher, on n’a rien trouvé ; il n’y avait pas plus de dynamite chez Cadeaux que chez les autres. Ce compagnon avait chez lui des matières chimiques explosibles comme tout le monde a le droit d’en avoir.

Il s’en servait pour teindre de la mousse et des pailles ou des bois qu’il vendait pour pouvoir vivre. On n’a pas arrêté d’autres chimistes auxquels des accidents sont arrivés en tentant des expériences.

Ces tracasseries nous obligent à quitter nos emplois, personne ne veut plus nous occuper et des journaux vendus, tels que Le Progrès et le Lyon, nous traitent de voleurs parce que quelques uns d’entre nous se sont laisser aller à voler, ce dont nous ne sommes pas responsables.

Nous sommes les premiers à crier : « A bas les voleurs !».

C’est la misère qui pousse souvent à voler et, alors ce que peuvent rogner quelques individus sur les marchandises de leurs patrons ne représente que ce que ces derniers leur ont volé auparavant sur leurs salaires.

Avant de mendier, j’aimerais mieux voler, c’est moins avilissant, moins paresseux et prouve un courage audacieux » (applaudissements)

Bernard Paul :

« Malgré la certitude qu’avaient donné les organisateurs de cette manifestation, qu’elle serait pacifique, le gouvernement a vu là une agitation dangereuse et il amis sa police à nos trousses pour perquisitionner, afin de voir ce qui se passe chez les individus suspectés de socialisme.

Dame police s’immisce dans nos affaires, nous surveille et se tient prête à nous arrêter sous les plus futiles prétextes.

L’importance de cette manifestation anodine a été grossie par la peur du gouvernement et de monsieur Constant.

Ils n’ont fait que des sottises, qui ont abouti à l’arrestation d’un cordonnier inoffensif, sous prétexte de vol, lequel éperdu, s’est suicidé.

Cet homme a été assassiné par la justice . Cette justice que nous réformerons et remplacerons par celle du peuple, le jour de la Révolution.

L’épithète de voleurs, que nous mettent au nez les journaux du pouvoir, ne nous émeut guère, parce qu’il y a des voleurs que ceux qui souffrent la misère. Or la misère est engendrée par l’avidité des capitalistes, donc comme on ne peut prendre que où il y a, on ne fait en volant, que reprendre ce dont on a été privé et frustré.

Tout le principe du collectivisme est dans cette pratique : reprendre et disposer entre tous ce qui a été accaparé par quelques uns.

Si les ouvriers allaient, un revolver à la main, sommer leurs patrons de leur donner du travail, ils feraient mieux, mais ils seraient également désapprouvés.

Conséquemment, qu’ils volent en attendant de se procurer du travail, cela est tout naturel.

Selon moi, sont plus grands voleurs le ministre qui reçoit des saucissons placés dans des chèques de 10.000 francs, l’administration financière, préfectorale, ou autres, le Ferry qui fait massacrer nos soldats pour créer des colonies dans lesquelles il installe des créatures et sur le terrain desquelles il agiote.

Nous ne pouvons supporter plus longtemps ces abus et il n’est pas dit que nous devions mourir sous les fouets de MM. Cambon, Constant et autres, sans nous révolter.

La révolte est un droit sacré, a dit Victor Hugo (pas un travailleur celui-là). Il faisait de la philanthropie poétique pour s’enrichir, mais prenait pour sujet et texte la misère du peuple.

Ils sont venus six policiers chez moi dernièrement pour rechercher un dépôt d’armes, qu’on n’a pas trouvé naturellement.

La police et le gouvernement savent bien que ce n’est pas aux soldats que nous voulons faire la guerre.

C’est à eux, police, gouvernements, magistrature que nous livrons la guerre et pas n’est besoin de fusil pour cela.

C’est en recourant à tous autres moyens que nous voulons les détruire : par la propagande et l’action révolutionnaire par exemple.

Je ne déconseille pas l’action individuelle et vous aussi, sous prétexte de partie de campagne, vous pouvez faire de petites expériences chimiques à l’écart, afin que lorsque le moment sera venu, vous sachiez ce que vous devez employer.

D’ailleurs, quand le moment sera venu, nous savons où trouver ce qui nous sera nécessaire pour agir avec des arguments décisifs.

Quand il y avait cente mille citoyens réunis aux environs de l’Hôtel de ville, si une étincelle avait mis le feu aux poudres, on ne sait ce qu’il aurait pu arriver.

Les bourgeois avaient pris peur et avaient foutu le camp à la campagne, les pouvoirs publics de leur côté, avaient pris peur sérieusement. Ce sont là de bons présages.

Quand nous recommencerons, il faudra y aller carrément, comme quelques ouvriers dans le Nord » (applaudissements)

Ramé, ex-tisseur, 27 rue de la Martinière, au 5e, anarchiste :

« La révolution de 1793 a été précédée des mêmes événements qui se produisent aujourd’hui.

Arrestations, perquisitions, répression.

Le gouvernement avait peur le 1er mai ; oui, lui-même a eu peur aussi, puisqu’à 3 heures on a fermé toutes les églises.

Nous devons remercier le préfet, les Colomb et consorts, de nous embastiller, comme on m’a encore mis pendant un jour, dernièrement.

Mais les prisons seront ouvertes, quand le Révolution sera faite et alors ceux qui s’y trouvent prendront leur revanche.

On nous traite de fous, on nous chasse de partout, parce que nous nous occupons des intérêts populaires. On nous oblige à nous servir de prête-noms pour nous loger.

Pour se venger de la peur que nous venons de leur faire le 1er mai, nos gouvernements européens vont de venger en frappant, s’ils le peuvent, l’Internationale, qui vient de révéler sa puissance et sa force et qui continue son œuvre sans arrêt. Tenons-nous prêts et veillons ! ».

Blonde, ouvrier mécanicien, 7 rue de la Thibaudière, anarchiste :

« La manifestation du 1er mai a été la première étape du socialisme révolutionnaire européen dans la voie des revendications gouvernementales et les trahisons, telles que celles de Joffrin et autres, nous allons marcher rapidement en avant.

Pour cette tentative pacifique nous avons conduit les travailleurs dans la rue.

Maintenant il importe de leur faire quitter les ateliers et les usines. Je veux parler de la grève générale qui s’organise.

En provoquant des grèves partielles les patrons font notre jeu ; ils indisposent leurs ouvriers quand ces derniers seront assez aigris et hostiles au patronat, ce qui ne tardera pas, nous déclarerons cette grève générale qui sera formidable. Ce sera la lutte suprême de l’exploité contre l’exploiteur, de l’ouvrier contre le capitaliste.

La troupe, plus intelligente qu’autrefois, ne nous mitraillera pas, nous avons l’assurance que son rôle sera passif, sinon sympathique.

Le principe révolutionnaire est posé, il s’agit d’être assez habiles pour passer de la théorie à la pratique, en anéantissant préalablement les entraves qui s’opposent à notre émancipation économique.

Laissons de côté les soi-disant projets de législation en faveur des travailleurs, projets qui sont destinés à nous amuser.

Les chambres syndicales sont entrées dans la voie socialiste et révolutionnaire ; il faut les pousser dans ce chemin et y adhérer en masse ; ce sera une force qu’on ne pourra annihiler facilement aujourd’hui.

Elles ont pris les devants pour engager cette grève imminente, qui sera pendant sa durée, une lutte permanente pendant laquelle se produira un choc formidable entre les ouvriers et les capitalistes.

Il y aura peut-être effusion de sang ; nous devons nous y attendre, mais ne pas nous en effrayer, parce que nous aurons le succès, si nous sommes audacieux et tenaces.

Il faut jeter le désarroi dans l’armée, dans l’usine, partout, afin de neutraliser les moyens de répression qui pourront être dirigés contre nous.

Les fils des Cambon, des Carnot, des Davoust et autres, qui firent la Révolution de 1793 en s’emparant des biens de la noblesse, seront forcés de nous transmettre leurs propriétés, que leurs pères ont volées. Cette propriété, fruit d’un vol, doit être répartie entre tous.

Pour nous en emparer, préparons-nous. La violence sera l’éventualité d’une journée, mais évitons de tomber le lendemain sous la domination de nouveaux maîtres ».

Bernard Paul :

« Quand le fer est chaud, il faut le battre, dit-on. Donc, mettons cette métaphore en pratique.

Profitons du succès du 1er mai, pour préparer la grève générale, dont les dispostions seront prises dans le Congrès du 1er juin.

Nous tenons les mines ; or, quand il n’y aura plus de charbon, chemins de fer, usines, métallurgie, navigation, gaz, industries, tout sera arrêté. Ouvriers et patrons en viendront aux mains ; c’est ce que nous attendons. Par la même nous tenons tout et nous sommes sûrs des mineurs.

Il faudra faire preuve de courage, au moment décisif, et éviter l’indifférence surtout, qui causerait la perte des militants et replongerait les autres dans la situation qu’ils ont aujourd’hui.

Nous avons l’appui de la Ligue Franco-Italienne et celui des anarchistes.

Si les socialistes étrangers ne viennent pas dans les réunions publique, c’est pour éviter d’être expulsés comme le fut Mari et tant d’autres ; mais en réunions privées, ils discutent, à l’abri de la curiosité des policiers et, s’il fallait mettre une cartouche de dynamite dans le derrière d’un policier ou d’un préfet quelconque, ils ne seraient pas les derniers à le faire.

Il ne faut pas les tenir à l’écart parce qu’ils seront pour nous un bon appoint pour la grève générale. »

Ourgnial Jean-Baptiste père, menuisier, 28 rue du Doyenné, socialiste révolutionnaire.

« Il est indispensable que les villes accordent des subventions et des locaux pour chaque syndicat ou corporation.

Il faut encourager les syndicats qui sont entrés dans le voie du socialisme et je les approuve d’activer la grève générale.

Cette grève qui commencera par les mines, devra finir par les terrassier qui creuseront les trous ».

Un individu paraissant aliéné, ayant cherché à parler à été reconduit à la porte sans provoquer aucun incident.

Le nommé Bernard a prévenu l’assemblée qu’une quête serait faite, à la sortie de la réunion, au profit des familles des individus arrêtés à l’occasion de la manifestation du 1er mai.

Il a ensuite invité les ouvriers, qui connaissent des emplois vacants, à les faire connaître par telle voie qu’ils jugeront convenable, afin d’en faire profiter « les victimes des arrestations arbitraires ».

L’anarchiste Ramé a ensuite réunis le 10 mai 1890, salle Rivoire, après avoir discuté et mûrement délibéré :

« Décident de s’associer au mouvement de la grève générale.

Et invitent toutes les chambres syndicales lyonnaises à se joindre à eux pour la suite à donner au programme socialiste révolutionnaire dont la première partie a été jouée le 1er mai avantageusement, comme l’a dit la citoyenne Louise Michel.

Et ils engagent les chambres syndicales à prendre l’initiative d’activer le plus possible l’organisation de cette grève générale réformatrice ».

Cet ordre du jour, mis aux voix, a été adopté à l’unanimité.

(Une voix : « le syndicat des chevriers maroquiniers adhère à la grève ! »)

Après quelques paroles d’aucune importance du nommé Petella, boulangiste, la séance a été levée.

Rien d’autre à signaler.

Lecture faite, M. Charnay a persisté et à signé avec nous.

Baraban Charnay

De tout quoi, nous commissaire spécial de police près la préfecture du Rhône, avons dressé et signé le présent procès-verbal qui sera transmis à monsieur le préfet du Rhône a telle fin que de droit.

Le commissaire spécial

Baraban

Source : Archives départementales du Rhône 4 M 310