Le rôle de la cour d’assises de la Seine était passablement chargé lundi. Elle avait huit anarchistes à juger; huit anarchistes en deux fournées, le première composée des compagnons de Saint-Denis : Decamps, Voyez, Ferrière, Collion, Bastard, Pernin et Galau ; la seconde réservée à Mayence, gérant du Père Peinard.

Des camarades de Saint Denis poursuivis, Descamps seul était sous les verrous ; aucun des autres n’a fait défaut. Après le cérémonial d’usage, les témoins se sont présentés à la barre. Quatre agents de police de Saint-Denis sont venus raconter la manifestation à leur manière. Tout se résume en ceci, les anarchistes de Saint-Denis, ceux qui sont ici, ou d’autres, ont crié : Vive l’anarchie ! à bas la patrie! plus tard nous les avons arrêtés dans un cabaret et Decamps était porteur d’un revolver. A ce sujet, un témoin dit que le revolver était dans la poche du veston, un autre que Decamps portait la main à son pantalon, un autre enfin dit qu’il tenait les deux mains de l’accusé en les siennes. Decamps n’a pas de peine à montrer la contradiction qui existe entre les diverses déclarations et clôt la discussion en disant : du reste celui qni a trouvé le revolver dans ma poche, n’est aucun de ceux qui sont venus déposer, il n’est pas là.

L’avocat général, un ancien député blackboulé et promu magistrat, prend ensuite la parole : « Les jeunes gens qui sont devant vous ont bien tort de se prendre pour des héros, ils ne sont que de simples perturbateurs. » Et il y en long sur ce ton-là.

Entassez tous les lieux communs, tous les préjugés, toutes les phrases en creuses, tout ce qu’on peut rêver de plus inepte et de canaille, vous avez un réquisitoire de ministère public ; celui de M. Mérillon ne sort pas de l’ordinaire. Pour lui Decamps est le chef des anarchistes de Saint-Denis. « Car quoi qu’ils en disent, ils ont des chefs auxquels il leur faut obéir aveuglement. C’est un individu qui n’a jamais travaillé, sur lesquels tous les renseignements recueillis sont des plus mauvais. » Pour les autres accusés, il « éprouve plus de pitié que d’indignation », néanmoins il demande une condamnation exemplaire.

Viard présente la défense de tous les accusés. Il dit d’abord quelques mots sur la matérialité des faits ; il s’étonne du désaccord qu’ont présenté les divers témoignages et surtout de ce que des policiers seuls aient déposé. Aucun citoyen indépendant n’est venu raconter ce qu’il a vu et les arrestations ont été faites longtemps après que la manifestation fut finie.

Il s’indigne ensuite des traitements qu’on a fait subir aux détenus jusqu’au moment de leur mise eu liberté. Enfin, il aborde le fond même du sujet : Qu’est-ce que l’idée de patrie ? Là, de suite, le président l’arrête, mais après une petite discussion il lui est permis de placer quelques mots sur l’identité de la patrie avec les intérêts des capitalistes. Les riches peuvent prétendre en avoir une, les pauvres ne peuvent pas savoir ce que veut dire ce mot ; mais aussi les riches peuvent se permettre d’agir internationalement, les pauvres se font condamner dès qu’ils font mine ne tendre une main fraternelle par dessus la frontière.

Un avocat, Magnan, présente la défense juridique de Ferrière qu’il déclare ne pas vouloir séparer des autres co-accusés. Il se cantonne dans la discussion de savoir si les cris : Vive l’anarchie et à bas la patrie ! sont séditieux et sur ce terrain bien étroit, il taille de rudes croupières à l’avocat général. Après de nombreuses citations de textes de Louis Blanc, du Journal des économistes, de Victor Hugo, etc., une réplique du ministère public et une réponse de l’avocat, la discussion se résume. Vive l’anarchie ! est séditieux parce que les anarchistes luttent non pas contre un gouvernement, mais contre tous les gouvernements, quelle que soit leur forme; et d’un autre côté : Vive l’anarchie ! n’est pas séditieux, tandis que : A bas la République ! est séditieux comme pouvant porter à un acte immédiat contre l’ordre des choses existant.

Decamps dit quelques mots de défense personnelle. Il rappelle qu’une des cinq condamnations qu’on lui reproche, lui fut infligé lorsqu’il y a longtemps, défendant la candidature d’un républicain dans le Nord contre un bonapartiste, il frotta le poil à M. Paul de Cassagnac ; il était alors le citoyen Decamps, mais les temps sont changés, aujourd’hui il combat les républicains et les condamnations se succèdent. Il est logique en attaquant l’armée puisque c’est le principal soutien des gouvernements dont il veut la fin. Quant au prétexte de l’année : ce mot de patrie, c’est bon aux capitalistes d’en parler, mais ils ne feront pas gober qu’ils croient un mot de ce qu’ils disent. Ils se moquent du patriotisme comme de l’an quarante et leur conduite le prouve. Quels crimes ne couvre pas le mot.

On va au Tonkin, on flanque sa baïonnette dans le ventre d’un Tonkinois, est-ce le civiliser cela ? Etant au Dépôt, il a vu passer 4.000 pauvres diables qu’on appelle des voleurs ; des voleurs qui n’ont pas seulement une chemise à se mettre sur le dos! Ce sont des volés, du reste, le vol du haut en bas est dans la société la seule manière d’exister.

Après Decamps, un autre accusé dit quelques mots, puis le suivant, Bastard, un tout jeune copain, présente à son tour une défense excessivement claire et dont toutes les phrases sont des arguments portant juste.

Bastard a déjà subi une condamnation : six jours de prison pour avoir volé un beefsteak à son patron ! et qui plus est, pour avoir mangé ce beefsteak. Il a souffert pendant toute sa jeunesse, l’exploitation patronale le tient depuis sou enfance et sa condamnation lui rend le travail impossible. Celui qui a volé, volera ou périra. La situation est même beaucoup plus pénible pour celui dont le cœur n’est pas fermé aux souffrances d’autrui et il devient un crime de songer aux conséquences des actes que l’on commet. Ainsi de l’armée, tirer au sort n’est rien ni partir au régiment, mais si l’on se bat, si l’on songe à ce que deviennent les balles que vous tirez, si l’on pense aux hommes qu’on tue alors, dont les enfants attendent tristement au logis, ne doit-on pas reculer et refuser d’accomplir une formalité si minime en apparence?

Du reste, qui croit à la patrie ? Si on regarde en haut, on voit la Banque de France prêter 75 millions à la Banque d’Angleterre, alors que maintes affaires françaises ne savent où trouver des capitaux. Si on regarde en bas, on voit les jeunes gens qui ont fait leur devoir en tirant au sort, se rassembler en bande, enguirlandés et pompettes, et le drapeau tricolore en tête, se traîner de cabaret en cabaret, pour finir la journée à la maison de prostitution toujours abrités sous les plis du drapeau français.

Les anarchistes haïssent le drapeau et le combattent. les patriotes s’en moquent et le traînent dans la boue !

Après celte remarquable défense, deux autres copains : Pernin et Galau disent quelques mots, puis les jurés se retirent pour méditer.

Pendant la suspension d’audience le prétoire est transformé en réunion publique. Tous les anarchistes sont entourés, questionnés par ces jeunes et intéressants produits qu’on nomme les membres du barreau. Évidemment, ils ne comprennent pas grand chose, mais c’est déjà beaucoup de les amener à réfléchir à certaines ordres d’idées, inexplorés pour eux.

Le jury rentre : Voyez, Ferrière, Collion, Bastard, Pernin et Galau, sont acquittés; ils ne sont pas coupables d’avoir crié : Vive l’anarchie ! Decamps lui est coupable d’avoir proféré ce cri et en outre d’avoir eu un revolver dans sa poche.

Les acquittés sortent en criant : Vive l’anarchie! Un quart d’heure plus tard, Decamps s’entend condamner à quinze jours de prison.

Il crie aussi : Vive l’anarchie et on l’emmène. Cela fait la sixième condamnation.

La Révolte 28 mars 1891

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