Le Guet-Apens de la Salle Mérot

La soirée de samedi devait être mouvementée. Jamais les violences des anarchistes n’avaient été, du moins à St-Denis, poussées a un tel degrés. Dans le Journal de Saint-Denis paru samedi soir, il avait été dit que ces grands prêcheurs de liberté commençaient par la nier aux autres et notamment menaçaient les journalistes qui n’étaient pas de leur avis. Il va sans dire que c’est surtout contre nous que la dent anarchiste se développait d’une façon prodigieuse.

S’il est vrai qu ils sont dans leur droit — et nous nous permettons d’en douter fort, — en développant, à la tribune qu’ils prostituent, les théories les plus sanguinaires en prêchant ouvertement l’assassinat, l’incendie, le guet-apens; à plus forte raison étions-nous dans le nôtre en avançant qu’il nous était absolument impossible de les approuver. Il est vrai que nous somme allé plus loin et que nous avons froissé leur amour-propre — s’il est possible qu’il y ait quelque chose de propre dans une telle racaille, — en priant les pouvoirs publics de nous débarrasser de ces «sinistres polissons. »

Manifestement, « sinistres polissons » n’avait pas été de leur goût. Ils ont voulu nous le faire voir. Au moment où nous entrions dans la salle, un sieur Viard parlait… le même M. Viard, qui déclarait un jour dans un café de Saint-Ouen que sortant toujours en voiture, il ne trouvait pas utile que l’on pavât les rues de Saint-Ouen ; le même qui toujours gros et gras comme un moine, étale sur un ventre bien nourri les breloques d’or de sa chaîne de montre, le même qui a été dénoncé par de plus purs que lui comme émargeant à la caisse de gens qui ne voyaient dans l’anarchie qu’un moyen de déconsidérer la République, ou même d’autres qui ont intérêt à jeter le trouble dans toute la France… c’était celui-là qui discourait.

Nous ignorons si notre entrée a été par lui remarquée, mais il n’a pas tardé à exprimer, en un style dont l’unique mérite est d’être à la portée des partisans de l’anarchie, toute sa violente haine contre le Journal de Saint-Denis.

Il était paraît-il en verve et le diapason de sa colère montait à l’aigu, excitant sa meute qui s’accumulait a quelques pas de nous et se préparait à montrer cette rare bravoure de vingt individus se jetant sur un seul pour l’assommer.

Le plus intrépide s’étant dépêché vers nous, lâcha cette phrase. Excusez-moi de la reproduire.

– Hé, compagnon Viard, la vla la sale vache qui écrit dans le Journal de Saint-Denis.

C’était le signal. Il n’avait pas plutôt achevé que tout le groupe se précipitait sur moi et s’escrimait de son mieux. Ils voulaient paraît-il avoir ma peau. Je l’ai gardée et je ne suppose pas qu’ils puissent de sitôt s’offrir le luxe de s’en fabriquer des casquettes à trois pont.

Le flot grossissait et j’estime qu’ils ont du se donner les uns aux autres une grande partie des coups qui m’étaient destinés. Je n’en gémirai, ma foi pas.

Quelques courageux citoyens, parmi lesquels plusieurs ouvriers faisant partie des Cercles socialistes de Saint-Denis, m’ont aidé a me défendre. Je puis en les remerciant leur apprendre que je suis sorti tout entier de cette caverne de bandits. Et puisque l’occasion s’en présente, n’est-il pas du devoir du publiciste de leur rappeler à eux qui attendent des moyens légaux que la République met à leur disposition les réformes qu’ils espèrent à réaliser, qu’ils devraient renier hautement la coterie anarchistes qui leur fait un tort considérable dans l’esprit de certaines gens qui ne savent point établir entre les uns et les autres une distinction assez bien définie. C’est à eux de la définir cette distinction, et de se séparer d’une bande où ne se trouvent que quelques meneurs — qui passeraient vite derrière les naïfs qu’ils auraient mis en avant, si le danger se présentait — et de malhonnêtes gens, d’une bande dont le but n’est peut-être après tout que de faire échouer par des excès de violences, des revendications qui ont sans doute leur raison d’être. Ce ne serait pas la première fois que l’exemple se produirait de la réaction amenée par l’excès, et le travail déjà accompli serait à recommencer.

Évidemment ils ne partagent nullement la façon de voir d’un Viard, ils n’apprécient qu à sa juste valeur les discours du pitre Martinet dont les effets d’éloquence se bornent à des phrases dans le genre de celle-ci, avec des larmes dans la voix : « Tout à l’heure j’ai été bien peiné de voir que l’on se jetait sur ce jeune homme… » — (Tonitruant) « Eh! bien non,on ne lui en a pas fait encore assez… IL FALLAIT LE TUER SUR PLACE ! »

C’était de moi qu’il s’agissait…, je vois pas l’utilité de me confondre en remerciements affectueux vis-à-vis du compagnon Martinet, seulement je me permets de faire remarquer à qui de droit que c’est bel et bien une provocation à mon assassinat qu’il a lancée.

D’ailleurs j’étais en assez haute compagnie puisqu’on parlait d’en faire autant à MM Carnot, Constans, de Freycinet etc. L’instant était tragique mais je me vois fort honoré de m’être rencontré, même dans la bouche d un Martinet, avec ces Messieurs.

Un de nos confrères du Petit Journal qui se trouvait auprès de nous au moment de la bagarre a été violemment menacé et un rédacteur du Gaulois n’a du, d’être laissé tranquille, qu’à la présence ostensible, sous son pardessus, d’un revolver de fort calibre. Il avait pris le bon parti. Nous ne voyons pas d’autres moyens de recommander la sagesse aux anarchistes qu’en la leur prêchant une arme à feu à la main.

Il commence a être temps qu’on les musèle, qu’on expulse les étrangers qui encombrent leurs rangs dont la provenance est éminemment suspecte, et il ne nous paraît pas que la liberté de la tribune sera beaucoup atteinte quand on empêchera ces gens-là d’y préconiser le meurtre de nous tous qui nous obstinons — surtout quand nous comparons a eux — a nous considérer comme des honnêtes gens.

Edgar JÉGUT.

Le Journal de Saint-Denis 21 mai 1891

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