TRIBUNAL CORRECTIONNEL De Roanne.

Audience du 15 avril.

Le procès des anarchistes.

Dans le courant du mois dernier, des perquisitions pratiquées, à la requête de l’administration des contributions indirectes, chez deux ouvriers tisseurs, Ovize Pierre et son fils Benoît, aboutissaient, non a une saisie d’allumettes de contrebande, mais à lai découverte d’un véritable arsenal.

M. le commissaire central Guillemenot; saisissait chez le père Ovize, domicilié dans la rue Déserte, un revolver, des cartouches, un flacon d’acide sulfurique concentré, des tubes en fer à parois très résistantes et enfin 750 grammes d’une substance explosible des plus dangereuses.

De son côté, M. le commissaire de policé du second arrondissement découvrait au logis de Benoit Ovize, rue Bravard, une caisse enfouie dans le sol. Elle contenait une huitaine de pistolets, une sorte de canon minuscule et rudimentaire, une collection de limes, des stylets, une lanterne sourde, des moules à balles, du plomb, un rouleau de courroies et une boite métallique conservant quelques résidus de chlorate de potasse. Un tube en fer était dissimulé derrière une poutre du plafond.

A la suite de ces trouvailles, le père et le fils Ovize furent mis en état d’arrestation. Une enquête aussi habile que minutieuse de M. le juge d’instruction a envoyé les deux prévenus en police correctionnelle, devant laquelle ils ont passé vendredi matin. Le père Ovize est un grand barbu au visage pâle, aux longs cheveux plats, à la mine sournoise. C’est par lui que M. le président Laurent a commencé ses interrogatoires, dans lesquels il s’est montré aussi plein de finesse que de fermeté.

D. Pourquoi votre fils vous a-t-il quitté ?

— R. C’est parce qu’il pensait « mieux mettre de côté ».

D. Cette séparation entraînait au contraire un surcroît de dépenses pour l’un et l’autre. Mais vous aviez une « fréquentation ». Cette femme n’a pas voulu supporter son faux beau-fils.

— R. Il s’en est allé « de bonne ».

D. Combien gagniez-vous par jour, dans votre métier de tisseur ?

— R. A peu près 2 fr. 50.

D. Comment se fait-il alors, qu’avec un aussi faible salaire, vous qui professez si hautement des idées d’économie, vous ayez acheté un revolver d’une valeur de cinquante francs ?

— R. C’est une fantaisie comme une autre.

On voit que ce n’est pas bien brillant comme réponses. Ovize a continué jusqu’au bout sur ce ton.

D. Les perquisitions opérées chez vous ont aussi amené la découverte d’un acide. A quoi vous servait-il ?

— R. C’était de l’eau-forte pour brûler mes cors.

D. Ce n’était pas de l’eau-forte, mais de l’acide sulfurique, du vitriol. D’ailleurs il y en avait une quantité suffisante pour brûler les cors aux pieds de tous les éléphants des Indes. On a aussi trouvé chez vous un explosible.

— R. C’était pour aller à la pêche.

D. Vous n’aviez dans votre maison aucun engin de pêcheur.

Le prévenu ne pouvant nier le délit de fabrication de matières explosibles, a surtout cherché à esquiver l’accusation d’anarchisme.

D. Etes-vous anarchiste ?

— R. Je ne sais pas ce que c’est. Je ne demande qu’à travailler et à gagner ma vie honnêtement.

D. Cependant vous receviez la visite de personnes excessivement suspectes, signalées à la police, de Denis, de Deville.

— R. Le premier m’a vole 70 francs.

D. Vous avez assisté à une réunion anarchiste dans la rue Bravard.

— R. Non, Monsieur le Président.

Malheureusement il y a été vu par un agent de police.

Benoit Ovize, jeune homme de 19 ans, an visage bilieux et quasi imberbe, ne s’est pas tiré avec plus d’honneur que son père des questions de M. le Président.

D. Pourquoi avez-vous quitté votre père?

— R. Pour « mieux économiser » en travaillant.

D. Pour cela, vous n’aviez besoin ni d’un casse-tête, ni de pistolets.

— R. Je m’amuse à tirer à la cible le dimanche.

D. Personne ne vous a jamais entendu. Pourquoi avez-vous caché dans votre cave une caisse pleine d’armes ?

— R. Pour que mes camarades ne me les demandent pas.

D. Ou avez-vous pris vos pistolets ? —

R. Je les ai achetés à un inconnu.

D. A quoi vous servait votre lanterne sourde ?

— R. A aller chercher des pommes de terre la nuit.

Et jusqu’à la fin le jeune Ovize ne trouve que des explications aussi enfantines.

Après lui, M. le commissaire central et M. le commissaire du second arrondissement viennent confirmer leurs procès-verbaux de perquisition. Ils n’apprennent rien de nouveau, mais la déposition de M. Bouchot, expert-chimiste, est des plus intéressante.

M. le procureur de la république et M. le juge d’instruction, a-t-il dit en substance, m’ont remis un flacon dans lequel j’ai trouvé de l’acide sulfurique concentré, et une boite de poudre dont l’analyse a révélé sans difficulté la composition. Cette poudre est formée de 66 pour cent de chlorate de potasse, uni à du soufre, du sucre, de la houille, le tout arrosé de pétrole. Cela forme un mélange détonant, à effets brisants, impropre aux armes à feu. Il éclate sous l’action de la flamme, d’un choc ou de l’acide sulfurique.

Pour vendre plus saisissantes ses explications, M. l’expert écrase, devant le tribunal, une pincée de cette poudre sous un marteau, ce qui produit une assez forte détonation. Il verse, sur une autre pincée, une goutte d’acide sulfurique, et aussitôt une flamme rose, assez semblable à un feu de Bengale, illumine le prétoire. Une fumée épaisse très âcre, s’en dégage, qui nécessite pendant un moment l’ouverture d’une fenêtre. Ovize prétend, ajoute M. Bouchot, qu’il se sert de cette poudre pour la pêche. Tout explosible peut être employé à cet usage, mais celui qui m’a été soumis est d’une fabrication trop dangereuse et trop coûteuse pour que l’explication d’Orize soit admissible. D’ailleurs on a trouve chez lui des mèches aériennes, mais pas de mèches sous-marines.

En outre, lorsqu’on veut faire la guerre aux poissons, on se sert de tubes très faibles, qui n’absorbent pas la force d’expansion, mais la laissent agir tout entière contre l’eau. Les tubes trouvés chez Ovize ont des parois très épaisses. Il soutient, en outre, n’avoir aucunes notions de chimie. Or, l’explosible fabriqué par lui est fait exactement suivant une formule connue, qui donne un composé détonant à force d’expansion au moins double de celle de la poudre de chasse.

Ensuite défilent une demi-douzaine d’ouvriers des usines Vindrier et Beluze qui rapportent des propos révolutionnaires tenus par Ovize père, ou qui reconnaissent, comme ayant été volées, un certain nombre de limes et de ciseaux trouvés chez Ovize fils.

En un langage clair et plein de distinction, M. le procureur requiert vigoureusement contre les deux prévenus l’application des lois sur la fabrication de matières et d’engins explosibles.

A l’égard du fils seul, moins coupable que son père sur le premier point, il demande en outre la punition du délit surabondamment établi de vol.

Me Joatton, chargé de l’ingrate tâche de défendre ces Ravachol au petit pied, a fait l’impossible pour ébranler la conviction et toucher les entrailles des juges. Ceux-ci n’en ont pas moins rapporté de la salle de délibération une condamnation à 3 ans de prison et deux ans d’interdiction de séjour contre le père Ovize et à 6 mois de prison contre le fils, celle-ci pour vol seulement.

Mémorial de la Loire et de la Haute Loire 16 avril 1892

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