Cour d’assises de la Loire.

Audience du jeudi 30 mars 1876.

AFFICHES SÉDITIEUSES A ROANNE.

Deux accusés : Rausch Marius, âgé de 21 ans et Réal Jean-Baptiste, âgé de 35 ans.

M. Picollet d’Hermillon, tout récemment nommé procureur de la république à Montbrison, occupe le siège du ministère public.

Me Aubagnan, avocat du barreau de Montbrison, est assis au banc de la défense.

Il est donné lecture de l’acte d’accusation qui est ainsi conçu :

« Dans la nuit du 12 au 13 février 1876, vers minuit, le commissaire de police de Roanne constata que des affiches manuscrites avaient été placardées sur la devanture d’un café situé sur la rue Saint-Jean et tenu par un sieur Philippe; il les arracha aussitôt, et, pensant que d’autres écrits de même nature avaient dû être apposés dans divers quartiers de la ville, il donna l’ordre aux agents de les rechercher. C’est ainsi qu’il a été saisi 30 affiches, 24 à Roanne et 6 au Coteau : leur état matériel indiquait qu’elles venaient d’être placardées la même nuit.

Vers une heure et demie du matin, la police de Roanne arrêtait, dans le faubourg Mulsant, le nommé Rausch Marius, ouvrier chaisier, âgé de 21 ans, au moment où il se disposait à coller sur les murs des affiches semblables à celles qui avaient été enlevées quelques heures auparavant. On le trouva, eu outre, porteur d’autres écrits qu’il tenait cachés dans ses vêtements. Surpris ainsi en flagrant délit, Rausch a reconnu qu’il était l’un des auteurs de ces affiches; elles ne sont pas de son écriture, c’est Réal Jean-Baptiste, tisseur et écrivain public à Roanne, qui les avait copiées soit sur des originaux manuscrits que Rausch lui a remis, soit composées lui-même sur les indications que Rausch lui a fournies. Enfin, c’est Rausch qui, avec l’aide des nommés Poyet, Brossard et Bonnet, les a apposées dans divers quartiers de Roanne et au Coteau.

Toutes ces affiches, sans être identiques, présentent entre elles de très-grandes analogies, aussi bien en la forme qu’au fond. Elles sont toutes écrites sur de grandes feuilles de papier blanc, en caractères très lisibles et évidemment tracées par une main exercée; elles renferment les plus violentes attaques contre la propriété, contre le gouvernement.

Quelles que soient leur nature et leur origine, elle contiennent enfin des excitations passionnées à la haine des classes ouvrières contre celles que la fortune a favorisées. Ces affiches, en effet, s’adressaient exclusivement a la population ouvrière de la ville et des campagnes; elles se produisaient au milieu de la période électorale et pouvaient ainsi provoquer de regrettables conflits. De ces faits, il résulte contre les nommés Rausch Marius et Réal Jean-Baptiste les chefs d’accusation suivants :

Offense envers la personne du président de la république.

Attaque contre les droits et les pouvoirs du gouvernement;

Attaque contre le principe de la propriété;

Excitation à la haine et au mépris du gouvernement;

Excitation à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres;

Outrage à la morale publique et religieuse;

Attaque contre le principe de la souveraineté du peuple et du suffrage universel;

Outrage, à raison de leurs fonctions et de leurs qualités, envers les ministres d’un des cultes reconnus par l’Etat.

Rausch est interrogé le premier; c’est un jeune homme blond, au teint rose, à l’œil bleu, qui n’a pas l’air d’un conspirateur et d’un rédacteur d’affiches subversives. Il appartient à une honnête famille du côté de sa mère. Son père, d’origine belge, exerçait la profession de cordonnier en chambre; ouvrier habile, il manquait malheureusement de stabilité. Plusieurs fois il disparut abandonnant sa femme et ses enfants qui, un beau jour, le voyaient revenir au moment où ils se demandaient s’ils devaient prendre le deuil.

Avec un tel père, l’éducation du jeune Rausch laissa quelque peu à désirer. Tourmenté comme lui d’une humeur vagabonde, il fit souvent l’école buissonnière; on le vit dans les cafés roucouler de plaintives romances. On était loin de deviner que ce tendre virtuose, devenu sectaire exalté, afficherait sur nos murs des appels à la révolte contre les principes sociaux.

Il était difficile d’assouplir ce garçon intelligent mais indiscipliné. Son oncle entreprit la tâche de lui apprendre le métier de chaisier; sous la direction de cet oncle, qui fit preuve de beaucoup de dévouement et de persévérance, Marius Rausch devint un ouvrier habile. Dans ces derniers temps, il gagnait de 4 à 5 francs par jour.

Entre temps Rausch s’était mis à lire les œuvres de Proudhon et avait rêvé, lui aussi, une rénovation sociale. Tête ardente et légère à la fois que les idées les moins pratiques faisaient tourner, comme une girouette que se disputent les vents, ce jeune ouvrier ne pouvait guère se plier à la vie régulière et laborieuse de l’atelier. Il changea souvent de patrons et de résidences. C’est probable ment pendant son séjour a Genève, cet asile des déclassés, si favorable à l’éclosion des brochures antisociales, qu’il perdit ce qui lui restait de sain jugement. Ces libelles démoralisateurs ont assurément inspiré, plutôt que Proudhon, les imprécations ampoulées qui sont le fond des affiches incriminées.

Toujours est-il que, de retour à Roanne, Rausch continua à lire avec ardeur les publications socialistes. Dès lors, il se posa en rénovateur, faisant à tous propos des citations empruntées à ses lectures favorites.

En décembre 1874, nous reçûmes une lettre écrite en petite ronde qui nous intrigua fort, en nous révélant à Roanne l’existence d’un groupe de socialistes. Cette lettre, que nous avons conservée, se termine par une signature libellée ainsi : « Un Ouvrier socialiste, mais pas du tout communard et encore moins radical. » Nous croyons aujourd’hui qu’elle est l’œuvre de Rausch.

On comprend que ce jeune homme soit arrivé ainsi par suite de l’exaltation croissante de ses idées à l’acte coupable qui l’amène devant la cour d’assises.

Dans ses réponses aux questions qui lui sont posées par M. le président, il s’exprime avec assez de convenance; toutefois sa vanité de réformateur souffre de ne pouvoir définir ou expliquer les théories indiquées dans les affiches.

Est-il d’origine prussienne ou belge? La question est restée indécise. Rausch affirme qu’il est Belge. Nous le croyons : son père se disait Belge à une époque où il n’y avait aucun inconvénient à avouer la nationalité prussienne.

Pour nous, il suffit que nous puissions constater que Rausch n’est pas Français. Il a déclaré lui-même qu’il ne servirait jamais la France. Et, en effet, il a tenu parole en placardant sur nos murs, en pleine période électorale, des affiches subversives, au risque d’ajouter un élément de trouble à l’animation qui régnait déjà dans notre ville.

L’interrogatoire établit que Rausch n’a pas de mauvais antécédents, si ce n’est ses relations avec un homme mal famé, le nommé Réal, son complice.

L’accusé Réal forme avec le jeune Rausch un contraste frappant; il a les cheveux et la barbe noirs, le teint jaune.

Il est tisseur, et au besoin écrivain public.

Malheureusement pour lui, dit le Mémorial de la Loire, dont nous allons emprunter le compte-rendu, Réal a un dossier judiciaire trop bien garni dans lequel on peut compter onze ou douze condamnations, soit pour ruptures de ban, soit pour vagabondage.

Onze condamnations ! s’écrie M. le président, et voilà les gens qui se permettent de régenter l’opinion publique ! Voilà les gens qui parlent de revendications !

Réal reconnaît qu’il a été condamné pour vol. « Mais je n’étais pas une âme perverse, ajoute-t-il, et la preuve c’est que, m’étant bien conduit dans la prison, j’ai été l’objet d’une faveur toute particulière : j”ai été gracié par sa majesté l’empereur Napoléon, car c’était du temps de l’empire. » Quant aux autres condamnations qui figurent dans son dossier, elles ne sont, suivant lui, que les conséquences de la première. Une fois que son passé de réclusionnaire libéré fut révélé par l’indiscrétion de quelqu’un, il devint l’objet du mépris public; il vit toutes les portes des ateliers se fermer devant lui. De là ses nombreuses ruptures de ban. Mais sa conscience ne lui reproche plus rien, et s’il n’est pas réhabilité aux yeux du monde, il l’est à ses propres yeux par les efforts qu’il a faits pour travailler et les souffrances qu’il a endurées.

Dans l’affaire des affiches, Réal prétend n’avoir joué que le rôle de copiste. Il n’avait pas de travail; Rausch est venu qui lui a offert de l’argent pour copier les originaux; il a accepté, mais il n’a été que l’instrument passif de Rausch.

Il se défend d’avoir été le véritable collaborateur de Rausch ; il a plutôt été son modérateur, son atténuateur.

M. le président à Rausch. — Hé bien ! Rausch, de quel droit parliez-vous donc « au peuple ? » Faites donc des chaises, puisque c’est votre état! Quel était votre but ?

Rausch. — Il y a des hommes qui font des folies a tout âge. Il ne faut pas croire qu’il y ait chez moi des idées arrêtées.

M. le président. — Vous reconnaissez que vous avez fait une folie, c’est déjà quelque chose. Quand vous avez été arrêté, vous avez glissé un paquet d’affiches dans la main du caporal de la patrouille. Pourquoi ?

Rausch. — Pour qu’il les fit disparaître.

M. le président. — Oui, pour qu’il manquât à son devoir ; mais il ne vous a pas écouté et il a remis les affiches à la justice.

Sur la demande de M.le président, lecture est donnée de ces placards incendiaires. Dans notre numéro du 19 février, nous en avons cité des extraits soit de mémoire, soit d’après une copie rapidement faite au crayon par quelques-uns de nos amis. Nous avons à ce sujet encouru une dénonciation de la part d’un farouche démocrate qui, pendant le 4 septembre, ne s’est pas montré si scrupuleux observateur de la légalité.

La plupart sont adressées « aux citoyens agriculteurs. »

On y lit des propositions de ce genre :

« Il faut que chaque commune se gouverne elle-même.Tous les administrateurs, depuis le président de la république et les ministres jusqu’aux plus petits fonctionnaires, sont des fainéants. Vive la Révolution sociale ! A bas tout ce qui ne produit pas elqui consomme ! Vive la république sociale ! Peuple, sais-tu ce que c’est qu’être gouverné ?

  • C’est être espionné, toisé, patenté, timbré; et à la moindre réclamation, au moindre mot, être arrêté, emprisonné, jugé et fusillé. Nous ne voulons plus d’armée, plus de frontières ! Nous abolirons l’autorité dans l’Etat, dans l’Eglise, dans l’argent, dans la terre ! Plus d’exploitation du prolétaire ! Electeurs, plus d’impôts! etc., etc…

M. le président. — On croit rêver quand on entend de pareilles choses. Voyez-vous Rausch s’adressant aux électeurs et leur disant : « Il ne faut plus payer d’impôt. » Electeur ? il ne l’est pas ! D’impôt! il n’en paye pas. Qui est-ce qui vous a donc exploité tant que cela, Rausch ? Chaque fois que vous avez fait une chaise, ne vous l’a-t-on pas payée? Qu’espériez-vous? Est-ce que, vous aussi, vous vouliez une belle place?

Rausch. —Je n’espérais aucune place. Je reconnais que j’ai eu tort. Remarquez bien que je ne nie pas l’autorité dans la Commune. La Commune, il faut l’entendre.

M. le président. — Hé bien voyons, nous ne demandons pas mieux que vous nous expliquiez ce que vous entendez par la Commune.

Rausch semble chercher quelque définition dans sa mémoire, mais rien ne vient, et il déclare qu’il est incapable de développer sa pensée, que d’ailleurs tout ce qu’il a mis sur les affiches n’est pas de lui, qu’il l’a copié dans des brochures ou dans des livres.

M. le président. — Vous ne pouvez même pas vous expliquer. Vous voyez bien que vous auriez mieux lait de vous en tenir à l’exercice de votre métier. Si vous aviez fait des chaises, pendant le temps que vous avez employé à la composition des affiches, vous auriez gagné une somme très respectable.

Trois témoins étaient cités : le commissaire de police de Roanne, un agent de police, et le caporal du 139e, chef de la patrouille au milieu de laquelle avait été placé Rausch après son arrestation. Leurs dépositions n’offrent pas grand intérêt en présence des aveux complets faits par les accusés.

M. le procureur de la république, prenant la parole, requiert contre ces derniers l’application sévère de la loi. Ni l’un ni l’autre ne sont dignes de l’indulgence de MM. les jurés. Rausch est de ces esprits indisciplinés qui ne veulent pas obéir, mais qui voudraient bien commander, et dont l’unique ambition est la jouissance. Il n’a pas même le droit de voter, et il veut gourmander la société. L’autre est un repris de justice.

Quant au procès même, M. le procureur de la république lui refuse tout caractère politique. La politique, en effet, suppose des principes sur lesquels les honnêtes gens peuvent discuter. Or, les affiches dont il s’agit sont précisément la négation de tous les principes. C’est une question d’honneur, de moralité et de patriotisme qui est en jeu : il faut sévir énergiquement contre de pareilles attaques.

La parole est donnée au défenseur, Me Aubagnan, qui n’appartieut pas au barreau de Roanne.

Me Aubagnan représente Rausch comme un jeune ouvrier manquant de toute instruction. Il a lu un jour Proudhon, et cette prose capiteuse l’a grisé. Il s’est laissé prendre à tous ces grands mots d’exploitation du peuple, de fédération, qui ne sont sonores que parce qu’ils sont creux. C’est un esprit égaré : il a cru que ce qu’il avait lu était magnifique et il a voulu en faire part à l’univers. Pouvait-il troubler ainsi la paix publique ? Assurément non, car on aurait haussé les épaules devant ses pompeuses proclamations. Il ne méritait donc pas les honneurs de la cour d’assises. Me Aubagnan ajoute quelques mots en faveur de Réal.

Après le résumé de M. le président, les débats sont clos.

Le jury n’est pas resté plus de dix minutes dans la salle des délibérations. Il rapporte un verdict qui répond affirmativement aux vingt-quatre questions posées et sans déclaration de circonstances atténuantes. En conséquence, la Cour, après avoir délibéré, condamne Rausch Marius et Réal Jean-Baptiste, chacun à 4 années d’emprisonnement, et, de plus, Rausch à 50 fr. et Réal à 5.000 fr. d’amende.

Le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire 9 avril 1876

Lire le dossier : Les anarchistes de Roanne (Loire)