Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Vingt sixième épisode. Fortuné fonde l’imprimerie La Moderne. La CGT en crise dans les Ardennes et à Paris.

Lévy le trésorier de la CGT après avoir réglé ses comptes de fin d’année 1908, est parti chez Fortuné au Parc Saint-Maur où il prépare par correspondance sa réélection au poste de trésorier, en écrivant en province. Le 6 janvier il est de retour à son poste, au siège de la CGT.
Mais l’atmosphère est délétère au sommet du syndicat. On peut même parler d’une crise d’identité, Alors qu’une partie de son comité confédéral est emprisonné, au lieu d’une solidarité active qui aurait dû souder ses dirigeants, cela part un peu dans tous les sens et les inimitiés se révèlent.

Le 2 janvier 1909, une délégation de la CGT est reçu cordialement par le secrétaire de rédaction de l’Action française, le quotidien royaliste, afin de lui remettre un appel aux ouvriers qui sera intégralement publié par le journal. Il s’agit d’appeler à participer aux meetings organisés le 9 janvier, pour protester contre la comparution devant la cour d’assises de la Seine-et-Oise des 8 dirigeants inculpés de la CGT.1
Le 5 janvier les détenus de la CGT sont amnistiés par le gouvernement.
Dès le 6 janvier 1908, au comité confédéral, c’est la reprise du duel Griffuelhes–Lévy, le premier expliquant que Lévy avait fait des ragots durant son emprisonnement, concernant de l’argent qui se serait évaporé. Lévy lui répond que certains services étaient mal gérés comme l’imprimerie et la dette de la Maison des Fédérations, rue de la Grange-aux-Belles.
Le 11 janvier 1909, on se chicane toujours au bureau confédéral mais cette fois à cause du quotidien La Révolution que va fonder Pouget, il y a ceux qui sont dans le projet : Griffuelhes, Monatte et ceux qui n’en sont pas : Lévy, Yvetot, Janvion. Ce dernier s’est proposé pour collaborer au journal mais Pouget l’a écarté. Les deux camps se mènent une guerre futile.
Il semble que depuis le congrès de Marseille, la CGT se délite et Pouget semble espérer, sur ses ruines, créer les bases d’un grand Parti du Travail.2
Cette crise de la CGT est marquée par un renouveau des groupes purement anarchistes et Pouget considère que La Révolution faciliterait probablement ce renouveau de l’anarchie pure.
Durant la première quinzaine de janvier, Janvion se rend 6 à 8 fois à l’Action française, le bruit se répand d’une collaboration des royalistes et de la CGT.
Selon un rapport de la Préfecture de police, à la CGT « certains ne cachent même plus les sympathies qu’ils ont pour l’Action française dont l’activité révolutionnaire les séduit. La plupart se promettent, le cas échéant, de rester neutre et même, au besoin de faire le jeu des royalistes. »3
Au comité confédéral la lutte se poursuit entre partisans et adversaires de la Révolution, d’un côté Pouget et Griffuelhes, de l’autre Lévy qui accusait Griffuelhes d’être un tripoteur qui s’était livré à des opérations commerciales suspectes, pour acquérir l’immeuble de la rue Grange-aux-Belles, sur lesquelles il avait prélevé des bénéfices scandaleux.4 Griffuelhes se défend et montre que grâce à ses efforts la CGT a un local convenable alors qu’elle risquait de se retrouver à la rue. Il met son poste de secrétaire de la CGT en jeu : si Lévy est reconduit comme trésorier, il ne faut plus compter sur lui.
Le 19 janvier 1909, le comité confédéral réélit Lévy comme trésorier par 56 voix contre 50 à Sauvage de la Fédération des mouleurs et 33 abstentions. Mais Lévy démissionne aussitôt, alors que Griffuelhes vient d’être désavoué. Il explique qu’il n’a posé sa candidature que pour une raison morale et remercie le comité de la preuve de confiance qu’il lui accorde et s’adressant à Griffuelhes, il aurait dit : « A nous deux maintenant ! Toi aussi tu seras obligé de partir » .5
Mais chaque camp a des arrières pensées : Griffuelhes ne veut pas quitter son poste au moment du lancement du quotidien La Révolution et Lévy a un projet d’hebdomadaire avec Janvion.6
A la fin du mois de janvier, Griffuelhes n’est plus candidat à sa réélection et son départ risque de poser un problème car il est propriétaire des locaux de la Grange-aux-Belles avec Garnery et Louzon. En effet Griffuelhes est le gérant de « Griffuelhes et Cie », propriétaire de l’immeuble. Selon un rapport de police, il aurait déclaré à Merrheim : « Comment veux-tu que je m’en aille. C’est moi qui suis le mandataire du propriétaire ; je suis le gérant. Il faut que je touche les loyers et surveille la maison. »7

Pendant ce temps à Aiglemont, les derniers colons ont tenté de liquider le mobilier et des militants ardennais s’y sont opposés. La colonie est actuellement animée par Tafforeau et Cousinet que Fortuné parle d’aller les chasser à coups de pieds dans le derrière.8
Le 1er février 1909, le quotidien de droite extrême La Dépèche des Ardennes se réjouit du chant du cygne de la colonie : « L’Essai, qui d’après le célèbre anarchiste, devait être la cellule initiale de la société future, est tombée dans le marasme, et cet essai prouve une fois de plus l’inanité de la formule anarchiste et l’indestructibilité de la société.
Que le Vieux Gesly continue à être exploité par de soi-disant colons, inconnus et désormais sans influence, il n’en est pas moins avéré que l’argent est le facteur indispensable de la vie et la « déconfiture » de l’Essai a contribué à la victoire éclatante du capital uni au travail, sur le collectivisme et l’anarchie.
En abandonnant la colonie sur laquelle il échafaudait de si beaux rêves et où il avait mis toutes ses espérances, F. Henry a avoué son impuissance.
L’Essai, qui, au début, devait être une agglomération sociale chargée de montrer aux yeux des apôtres, la pourriture de la vieille société, s’est muée en repaire, et l’idyllique conception de F. Henry a eu comme conclusion l’affaire Thiry et Paret et comme dénouement la cour d’assises et le bagne. »9
Quelques jours plus tard, la Dépêche des Ardennes poursuit ses attaques contre Fortuné et dénonce les conditions de son départ, estimant qu’il : « a commencé par s’adjuger la part du lion dans le matériel de la colonie. Le reste appartenait en commun aux compagnons restés au Gesly ; or dans tout ce matériel que M. Fortuné a bien voulu laisser à ses successeurs, figuraient un cheval et une voiture ; tout cet équipage fut prêté à l’un d’eux, le compagnon Roger, candidat anarchiste aux élections de 1906 ; depuis ce moment, ni cheval, ni voiture n’ont reparu à la colonie et personne ne sait ce qu’ils sont devenus. Se réclamant des principes anarchistes, le compagnon Roger a-t-il considéré cet équipage comme sa part du matériel de la colonie ; imitant son chef de file, s’est-t-il dit que les compagnons lésés ne s’adresseraient pas à la police pour se faire restituer ce qui faisait partie du bien de leur communauté ? Personne ne le sait ; en tout cas, cheval et voiture sont disparus, fondus, évanouis et cette étonnante disparition fait beaucoup de bruit dans le landernau anarchiste. »
Le 4 février 1909, un rapport de police note que l’imprimerie La Moderne, au Parc Saint-Maur, vient d’être transformée, en société coopérative de production, enregistrée devant notaire, par l’intermédiaire de la Chambre consultative des coopératives. La Moderne est munie d’un conseil d’administration dirigé par Lévy, l’ancien trésorier de la CGT. Lévy n’est pas appointé et prête seulement son nom.10 Le capital social est fixé à 2.000 francs. La société commence son exercice le 7 mars 1909, pour une durée de 99 ans. Le conseil délègue tout ou partie de ses pouvoirs à un directeur qu’il choisit suivant sa volonté, dans son sein, parmi ses associés, et même en dehors de la Société. Le 15 février 1909, la Moderne est constituée par acte notarié reçu par Me Maciet, notaire à Paris, par Albert Lévy et Fortuné Henry, fondateurs. L’assemblée constitutive tenue le 6 mars 1909, nomme Louis Collongy, Albert Lévy et Fortuné Henry, membres du Conseil d’administration. Elle désigne Albert Lévy et Louis Collongy, commissaires. Par délibération du 6 mars du conseil d’administration, Fortuné est nommé directeur, avec tous les pouvoirs, y compris la signature sociale.11
Le même mois Fortuné se trouve en conflit avec Sébastien Faure, à propos d’un travail exécuté par l’imprimerie. Faure lui écrit que le prix est trop élevé, ce qui est facturé 40 francs, n’en vaut pas plus de 12. Il semble que Fortuné fait payer trop cher ses travaux. Il imprime maintenant 3 journaux syndicaux : celui des limonadiers, des choristes et des artistes lyriques.12
Dans les Ardennes, à la mi-février, les syndicats ardennais ne cotisent plus à la CGT et le local de l’Union, rue Victoire Cousin est à louer.13
Taffet à averti Merrheim du transfert du siège de l’Union des syndicats au 16 rue Baudin à Mohon (près de Mézières. Ardennes). Le journal Le Travailleur des Ardennes reparaîtrait à partir du 1er mars.14
Le 25 février 1909, un réformiste est élu secrétaire de la CGT, en remplacement de Griffuelhes. Niel n’est élu que par une voix d’avance sur Nicollet, le candidat des révolutionnaires, présenté par la Fédération du bâtiment. Niel est sauvé par Lévy, celui-ci avait mandat de la Fédération de la Marine de voter Nicollet, il a bien voté pour lui au 1er tour mais au second tour il s’est abstenu.15
Notes :
1 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 4 janvier 1909
2 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 11 janvier 1909 et Le Parti du travail, éd. de la Guerre sociale, Bibliothèque syndicaliste n° 3, s.d. [1910]
3 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 14 janvier 1909
4 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 15 janvier 1909
5 L’Humanité 20 janvier 1909 et le Temps 21 janvier 1909
6 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 20 janvier 1909
7 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 4 février 1909
8 Archives nationales F7 15968. Rapport 23 janvier 1909
9 La Dépêche des Ardennes 1er février 1909
10 Archives nationales F7 15968. Rapport 4 février 1909
11 Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris 18 mars 1909
12 Archives nationales F7 15968. Rapport 18 février 1909
13 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 17 février 1909
14 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 18 février 1909
15 Archives de la Préfecture de police Ba 1603. Rapport 25 février 1909
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