Paul Rousseau
Paul Rousseau. Document Le Maitron

A l’angle des rues St-Martin et de Venise, dans ce vieux quartier de Paris aux ruelles encore étroites, un petit bistrot genre ancien, avec des barres de ter, était tenu par le père Rousseau.

Au rez-de-chaussée, devant le comptoir, on y était un peu à l’étroit, mais un petit escalier tournant permettait l’accès à la salle du premier étage, meublée d’un vieux billard, de quelques tables et de chaises ; c’était le lieu des réunions et le siège de la Chambre Syndicale des menuisiers.

Sympathique aux révolutionnaires, le père Rousseau brave bonhomme n’était pas le commerçant d’aujourd’hui avide de faire fortune en quelques années. Depuis longtemps il était là, et y est resté jusqu’à un certain âge. Il n’y acquit pas un gros magot, car après il fut quelques années coutelier.

Nombreux furent ceux qui le mirent à contribution ; il ne marquait pas toujours, aussi quelquefois fût-il empilé ; peu lui importait s’il avait rendu service à un camarade dans la gène.

Il est mort au commencement de 1923 dans un coin de la Glacière. Quelques rares anciens camarades apprirent son décès, moi-même je ne l’ai su qu’un mois après.

En 1883 et les années suivantes, alors que n’existait pas encore la Bourse du Travail, à l’époque où les groupements ouvriers et les jeunes syndicats allaient du radicalisme socialisant avec les Métivier et les Finance, au socialisme diktat avec Chabert, Fabereau et Joffrin. Dans un temps où les idées anarchistes se manifestaient par quelques brochures d’Elisée Reclus et par le Révolté qui paraissait à Genève. Chez le père Rousseau ce fut l’endroit où se rencontraient ceux qui se défendaient contre les politiciens, siège du Syndicat des Menuisiers qui venait de se déclarer libertaire sous l’influence d’une petite équipe d’actifs camarades, qui discutaient tels que Montant, Jamin, (1) Tortelier, Gros, Cardeillac, Meunier, Bricout, Ponchet, etc., qui préparaient des grèves, organisaient des meetings et des manifestations de propagande, laissant de côté l’ouvriériste étroit pour la révolution expropriatrice.

Cela n’avait pas été sans attirer chez le père Rousseau les éléments extérieurs qui voyaient la libération du peuple autrement qu’avec le bulletin de vote et les augmentations de salaires.

Une pléiade d’intelligences vint se mêler à l’agitation suscitée par les menuisiers. C’était Pennelier, clerc de notaire, Pouget, courtier en librairie, Viard, marchand de couleurs, Ardouin, teinturier, Leclerc peintre en bâtiment, Picardat, gantier, Thomas, monteur en bronze, Duprat (1) et les frères Bourdin, tailleurs, Richel (1) et Leboucher, cordonniers, Louiche et Bourges, mécaniciens, Job, chaisier, Vaury, verrier, les compagnes Louise Michel, Cahuzac, Clémence ; des tout jeunes Roussel, Dehermc, etc.

Autour du billard s’organisaient l’agitation, la préparation des meetings en plein air aux Invalides, dans la Bourse aux valeurs ou aux voleurs, dans les églises, dans les grandes salles Rivoli, Graffard, Favier, Lévis, Waux Hall, Molière, manifestations où la bataille était de rigueur par les provocations de la police. Meetings dans lesquels les partis autoritaires et adverses interrompaient invariablement la parole des anarchistes, la lutte et les bagarres y furent chaudes.

On se rappelle les difficultés qui accompagnaient Les réunions de Louise, dans lesquelles chaque soir, inlassable elle venait apporter la bonne parole de vérité à Paris et en banlieue, les roues de son fiacre étaient attachées, des pierres en brisaient les vitres ; à quelques-uns dans les salles et dans la rue nous la défendions, quelquefois les revolvers partaient.

Notre brave Louise pardonnait tous les pauvres bougres qui l’auraient écharpée : « Ils ne comprennent pas », nous disait-elle.

Au bout de quelques années nous connûmes parmi ses défenseurs quelques-uns de ceux qui lui avaient jeté des pierres et la tournaient en dérision. L’Idée avait déjà fait du chemin et nos tout petits groupes grossissaient.

Tout cela se préparait chez le père Rousseau, rendez-vous de l’activité des premières années. Là on rencontrait des cœurs sympathiques, les espérances naissaient, l’enthousiasme se fortifiait.

Il est bon de remémorer ces moments passés que l’histoire ne dira jamais.

Le Pot à colle

Le Libertaire 13 décembre 1923