Le commissariat de police se trouvait place Cupif rebaptisée place de la République

Angers.
Voici de nouveaux détails sur l’explosion de mardi soir :
Vers onze heures et demie, M. Bailer, commissaire de police du deuxième arrondissement, rentrait, accompagné du brigadier Davy, à la maison de la place Cupif où se trouvent réunis le poste de police, les bureaux et le logement particulier du commissaire. Ils revenaient de faire tous deux une tournée dans les différentes parties de leur circonscription ; M. Bailer et son subordonné entrèrent au poste, situé au rez de chaussée de l’immeuble, qui comporte deux étages. Ce poste est une pièce assez exigüe, quatre mètres de côté environ, très haute de plafond. Elle prend jour sur la place Cupif par une fenêtre garnie à l’extérieur d’épais barreaux de fer et défendue à l’intérieur par de solides volets en chêne plein. Les deux fonctionnaires rédigèrent leur rapport de chaque jour puis, rien de particulier n’étant à signaler, le commissaire envoya son brigadier se coucher (il couche hors de la maison), et monta lui-même au premier étage, où, dans son bureau particulier, se tenait encore le secrétaire du commissariat.
Au rez de chaussée, restait seul un agent chargé de la garde, M. Andrieux ; au premier étage, causaient M. Bailer et son secrétaire ; au second étage étaient couchés Mme Bailer et ses trois enfants. Soudain, il était minuit moins dix, une explosion formidable ébranle tout le quartier, brisant les vitres, défonçant les devantures jusqu’à une distance considérable. C’était un engin placé sur la fenêtre du rez de chaussée, dans la maison de M. Bailer, qui venait d’éclater.
L’agent de police, Andrieux, après avoir étendu un matelas sur une table, s’y était couché ; par miracle il ne fut atteint que d’une blessure assez légère à la tête. Je dis par miracle, car tout dans la pièce à été criblé de projectiles ; le tuyau du poële, placé au milieu de la chambre, a été traversé de part en part par un projectile dont le passage a laissé un trou de 3 à 4 centimètres de diamètre ; la muraille en face de la fenêtre ressemble à une écumoire ; le bec de gaz, qui était allumé a été arraché et on l’a retrouvé incrusté dans le mur. Le commissaire et son secrétaire, qui étaient au premier étage, en ont été quitte pour une forte commotion, ressentie également par Mme Bailer, qui, croyant que la maison s’écroulait, s’est précipitée hors de son appartement au comble de l’émoi. Au dehors, l’effet de l’explosion avait été non moins considérable, puisque, à 90 mètres du commissariat, j’ai retrouvé ce matin, chez M. Neumann, cordonnier, la trace d’un projectile qui avait traversé la devanture. On a ramassé, dans la journée d’hier, plus de 70 débris de ferrailles, éparpillés aux alentours, débris absolument hétéroclites, gonds de porte brisés, vieux clous, rivets, boulons de dimensions considérables, toute la mitraille que l’auteur de l’attentat avait eu sous la main pour charger sa machine infernale.
De quelle forme, de quelle nature était cette machine infernale, voilà ce qu’il a été impossible d’établir jusqu’ici, car, outre les projectiles dont je viens de parler, on n’a retrouvé que quelques morceaux de tôle déchiquetés. L’enveloppe de l’engin sans doute. Le fait à peu près certain, c’est que l’attentat était dirigé exclusivement contre le commissaire Bailer, et surtout contre le brigadier Davy, lesquels auraient été infailliblement mis en miettes s’ils fussent demeurés quelques minutes de plus assis à la table où ils écrivaient leur rapport, table placée tout contre la fenêtre où la cartouche a été déposée.
On a appelé hier matin en consultation divers spécialistes de la ville, architectes, maîtres maçons, entrepreneurs de de travaux publics, etc… des renseignements qu’ils ont donnés, résulterait que l’engin devait contenir au moins deux cartouches de dynamite, car on a ramassé parmi les débris deux culots de capsules contenant encore des traces de fulminate de mercure. Il y a tout lieu de croire que ces cartouches ont été livrées par des ouvriers des ardoisières de Trélazé, qui en ont constamment à leur disposition, sans qu’il soit bien possible d’en vérifier l’emploi. Ces ardoisières sont à quelques kilomètres d’Angers, et leur personnel est fort travaillé par les propagandistes de l’anarchie.
Une douzaine d’arrestations ont été opérées hier et ce matin. Trois seulement ont été maintenues : celle d’un nommé Daumas, un triste sujet, plusieurs fois repris de justice, qui se dit cordonnier, mais ne travaille jamais, et au domicile de qui on n’a pu découvrir aucun des outils de sa profession ; celle d’une femme qui habitait avec Daumas ; enfin celle d’une femme Ledu, qui vit avec un certain Chevry, chenapan de la pire espèce, et que l’on peut supposer à juste titre l’inspirateur de l’attentat. Ce Chevry, agent d’affaire véreux, a été condamné l’année dernière à deux mois de prison, pour avoir envoyé au maire d’Angers une lettre diffamatoire, visant le brigadier Davy. On voit d’ici le rapprochement. Il fit appel et épuisa toutes les juridictions inutilement ; la peine fut maintenue.
Tout dernièrement, Chevry passait de nouveau devant le tribunal correctionnel d’Angers sous la prévention d’outrages à l’armée, il avait insulté de la façon la plus ignoble des officiers qui passaient dans la rue devant lui. Apprenant qu’un mandat d’arrêt était décerné contre lui, il se constituait prisonnier mardi. Quelques heures après, l’attentat était commis. L’instruction, conduite par M. Bernadeau, juge se poursuit. J’ai vu tout à l’heure M. Andrieux, l’agent blessé. La plaie qu’il porte au front a été faite non par la mitraille, mais par un éclat des volets intérieurs du poste qui ont été complètement disloqués ; il est debout, c’est dire que sa situation n’a rien d’inquiétante.

Le Progrès de Nantes et de la Loire-Inférieure 9 avril 1892