Émile de Saint-Auban. La France contemporaine, Clément Deltour, 1903.

PLAIDOIRIE DE Me DE SAINT-AUBAN

Dispensez-moi, Messieurs, de tout exorde ; j’ai hâte de m’expliquer ; n’attendez de moi ni réflexions générales, ni opinions littéraires, ni exposé de doctrines.

Plus que jamais je veux me garder du reproche d’avoir fait un pot-pourri : je n’arriverais jamais même à imiter M. l’avocat général.

Hier, pendant trois heures, aujourd’hui encore, M. l’avocat général a tenté d’aller à l’encontre des impuissances de l’accusation qui n’apporte ici ni une preuve, ni un témoin, ni un fait. Dans le long interrogatoire, rien n’a échapié à M. le président. Que reste-t-il cependant de tout cela,et n’auriez-vous pas oublié jusqu’au nom de Jean Grave si M. l’avocat général n’avait pas rencontré cette brochure vieille de dix ans sur laquelle s’appuie tout son réquisitoire. M. l’avocat général a exploité cette brochure avec un art infini ; il ne l’a pas lue, il l’a distillée. M. l’avocat général est un impressionniste de premier ordre; il n’embrouillarde certes pas ses réquisitions, mais il embrouillarde quelque peu le procès.

Ce réquisitoire, c’est l’histoire de l’anarchie. Un assistant pénétrant dans la salle au milieu des débats

aurait pu croire assister au procès d’Emile Henry ou de Vaillant. On a fait passer devant vos yeux tous les spectres de guillotinés de France et de l’étranger; on a accusé l’un d’avoir reçu une lettre, l’autre de n’en avoir pas écrit; à un autre on a dit : « Tu es anarchiste, donc tu es coupable ». Tout cela au nom de la société. Pour sauver la société, il faut sauver d’abord la justice. Pour sauver le corps.il faut sauver l’âme. Et la justice est l’âme de la société.

C’est un mauvais procédé que celui qui consiste à mêler Grave à celte bande de cambrioleurs, et si quelqu’un entrait ici, devant ce monceau d’objets soustraits: de pendules, de couvertures de soie, etc., il croirait avoir affaire à une bande de cambrioleurs dont Grave serait le chef.

Il faut revenir aux accusés, pénétrer dans leur conscience et les connaître pour les juger. Grave est un écrivain, un penseur. Beaucoup d’écrivains, de premier ordre, et notamment M. de Goncourt, lui ont donné des certificats dépensée; M. l’avocat général ne veut lui donner qu’un certificat de criminel. On n’a cependant pas trop défiguré Jean Grave, à cette audience, et si on l’a traité de misérable, la péroraison de M. l’avocat général n’était pas d’accord avec son exorde et sa discussion.

Ne soyez pas trop sévères, messieurs, pour ceux que leur pensée mène sur les bancs de la Cour d’Assises dans ces temps troublés, les idées vont vite, se modifient rapidement, et les accusés changent avec la même rapidité.

Grave est un intellectuel et c’est à vos cerveaux que je veux m’adresser. On peut rêver une autre société mieux organisée que la nôtre, sans être pour cela un criminel. Proudhon a été l’initiateur et le maître de ce qu’on appelé aujourd’hui Panarchisme scientifique.

Proudhon, quand il a dit : « La propriété, c’est le vol», n’a jamais été un voleur. Cependant, M. Guesde, en cas pareil, imiterait Proudhon, et Grave imiterait M. Guesde. Ce sont là des opinions, mais pas autre chose.

Pourquoi m’arrêter à l’honorabilité de Jean Grave ; elle est indiscutable, reconnue de tous. J’ai amené ici un témoin, mais j’ai là une lettre du docteur Manouvrier, le célèbre professeur d’anthropologie: il a été en rapport avec Jean Grave et donne sur lui les renseignements les plus flatteurs ; il apprécie son intelligence, sa présence d’esprit et sa parfaite bonne foi, tout en n’adoptant pas ses idées.

J’aurai à vous démontrer maintenant que Jean Grave n’a pas prêche la violence, la dynamite et le couteau; j’aurai à vous faire des lectures dont je m’excuse par avance, vous demandant toute votre attention bienveillante.

Le procès actuel est un procès d’association. On ne devrait pas y parler des opinions et des écrits de Jean Grave.Ce qu’on poursuit c’est la provocation au crime et à l’assassinat. Jean Grave a-t-il fait un acte, a-t-il participé à une association ; y a-t-il, en ce qui le concerne, affiliation, y a-t-il entente ? Les écrits, vous n’avez pas à vous en occuper, ils sont en dehors du débat ; c’est affaire à d’autres poursuites ; tous, du reste, sont couverts par la prescription. Quant à l’homme qu’il sera demain, vous n’avez pas à vous en occuper : d’abord le délit n’est pas encore commis, et il ne se commettra jamais ; de plus, M. l’avocat général est armé par une série de textes récents et singulièrement sévères.

Grave a-t-il participé à une association ou à une affiliation ? La loi veut une association formée en vue de commettre ou préparer des attentats contre les personnes ou les propriétés.

La loi punit la préparation ou la perpétration de ces attentats par les propagandistes. Vous aurez à vous demander si Grave était affilié à une association fondée dans ce but, ou s’il s’est entendu avec des gens qui poursuivaient ce résultat. Il faut que l’accusation nous montre le concert de Jean Grave avec les accusés qui sont ici. Montrez-moi leurs rapports, leurs réunions et établissez qu’ils se sont entendus.

Je connais Jean Grave et, dans nos longs entretiens, en l’écoutant, je me suis convaincu que ses idées étaient incompatibles avec toute idée d association; il me l’avait du reste affirmé ; mais je m’attendais à trouver dans le dossier une preuve quelconque, un témoignage, une lettre. Il n’y a rien, absolument rien.

Dans le premier interrogatoire de Grave M. le juge d’instruction lui présente un recueil dit Recueil International; c’est une oeuvre abominable, contenant les excitations les plus violentes aux pires excès. Jean Grave déclare aussitôt qu’il repousse toutes ces idées et n’est pour rien dans cet écrit « Je ne suis pas partisan, dit-il, de la violence pour la violence, mais la violence découlera nécessairement de la situation. » C’est tout Jean Grave, c’est je résumé, le pivot de tous ses écrits.

Puis on montre à Jean Grave sa brochure : la Société mourante et l’anarchie, de telle sorte qu’il aurait pu croire qu’on le poursuivait une nouvelle fois pour le même ouvrage. Il n’y avait rien de plus à l’instruction, et c’était tout.

A l’audience, Grave comparaît ; on l’interroge, et l’interrogatoire dure un quart d’heure. Mais le témoignage, la preuve, où étaient-ils ? Aucune lettre, aucun indice d’entente, aucune communication. Pour s’associer, il faut être au moins deux, et vous ne me prouvez pas même que les co-accusés se connaissaient.

Prouvez-moi que ces gens-là se sont entendus, au moins cérébralement, d’une manière quelconque, qu’il existe entre eux une communauté d’idées. On interroge Jean Grave : il donne une définition de l’anarchie.

Faure, ensuite, la définit autrement, et ainsi de suite : Chatel, Brunet, tous diffèrent d’avis et d’opinions.

La voilà, l’entente cérébrale : ils ne s’entendent sur rien ! Et voilà les gens qu’on poursuit pour affiliation, pour entente ! Ne faut-il pas joindre à ces divers anarchismes l’anarchisme judiciaire, qui serait peut-être autrement grave que celui que vous poursuivez ? On a relâché 250 anarchistes arrêtés, et, si on les a relâchés, c’est qu’ils n’étaient pas associés ; leur chef ne peut donc pas être affilié à leur association inexistante !

Si je scrute les écrits passés d’un certain nombre de nos hommes politiques, je trouve d’étranges choses, et notamment je lis dans le Père Duchêne, un article écrit dans un style qui n’a rien de commun avec celui de la Révolte. L’article parle de l’assassinat du général Bréa et l’exalte, le vante, au milieu des plus grossières injures pour la victime; cet article est d’un homme qui portait, vingt ans plus tard, un toast au czar : c’est de M. Humbert, président du Conseil municipal de Paris. On peut donc, en vingt ans, publier des écrits d’une étrange violence et devenir un parfait et honorable bourgeois.

Je veux maintenant, par la collection de la Révolte, vous montrer que Jean Grave n’a rien formé qui ressemble à une association, à une entente.

Le rapport de M. Bérenger au Sénat définit les associations nouvelles, celles qui n’ont qu’une durée temporaire, en disant qu’il s’en réfère au Code pénal pour l’interprétation du mot « association » ; l’entente doit être l’ancienne résolution d’agir, du Code pénal.

Toute association suppose deux éléments : un but déterminé et un lien quelconque qui unit les associés.

Qu’on me démontre que ces éléments existent !

Nous avons une association, bien réelle celle-là, qui, en 1785, a décidé la mort de Louis XVI, dans une réunion qu’on appelle convent et qui se tint dans une cave. Aujourd’hui l’association vit prospère et respectée; elle habite de somptueux immeubles et se considère comme la gardienne des lois, même, sans doute, de celle qui interdit l’association. Le pape Léon XIII l’appelle « une Secte criminelle, une association de malfaiteurs destinés à détruire les bases de la société ».

Si je parle de la franc-maçonnerie, c’est parce que je ne peux pas ne pas la considérer comme le type de ces associations qui ont un pied dans le crime tandis que l’autre monte au pouvoir. La, je trouve l’organisation juridique, qui constitue l’association, dirigée par des hommes que nous devons respecter, puisqu’ils s’intitulent « vénérables », et des souscriptions qui servent à une propagande déterminée. Quand on entre dans chacun des groupes, on aliène une partie de sa liberté, on s’associe intimement. Est-ce que la franc-maçonnerie a le droit de faire un procès en concurrence déloyale à l’anarchie ? Est-ce que l’anarchie constitue une association destinée à détruire la société moderne, comme les francs-maçons se sont groupés pour détruire la société ancienne ? Non pas ; les anarchistes sont des isolés, des penseurs ou des miséreux; ils ne constituent pas une franc-maçonnerie. J’ai cherché, j’ai voulu savoir s’il n’y avait pas eu une tentative d’organisation, je n’ai rien vu de précis sinon Grave détruisant la tentative d’association et d’organisation faite au début par certains anarchistes. Vous allez voir comment et ce qu’en pense Jean Grave.

Me de Saint-Auban lit un certain nombre d’articles de la Révolte, desquels il résulte que Grave est l’apôtre de l’individualisme le plus complet ; la société nouvelle qu’il rêve serait formée par la seule attraction individuelle sans aucune autorité supérieure; Grave, dans ce journal, combat toute idée d’organisation et il lutte contre ses camarades qui voulaient la créer. Il dit, en 1889 : « Aujourd’hui, en France chacun agit dans son coin ». Dans un article il ajoute que « les ententes deviennent à la longue une gêne et nuisent au développement de l’individu ».

N’ai-je pas raison de vous dire, continue Me de Saint-Auban, qu’il n’y a aucune entente et que Grave a toujours cherché à ruiner les associations, les groupements de toutes natures. Est-ce là le manifeste d’un chef de parti ou seulement les articles d’un journaliste qu’on peut poursuivre pour délit de presse mais contre lequel tout procès en dehors est un procès de tendance.

On nous oppose les correspondances insérées dans le journal et les souscriptions. Il faut un état d’esprit comme celui qui existe aujourd’hui pour trouver dans ces correspondances la trace d’une affiliation quelconque.

J’ai là un journal mondain qui contient des correspondances mondaines, comme Grave insérait des correspondances sociales. Deux amoureux, par exemple, se donnent rendez-vous. Est-ce qu’il existe une entente entre ces amoureux et le journal ? entre la masseuse qui, à la quatrième page, offre ses services, la professeur d’anglais pour vieux messieurs et le gérant de ce journal ? La correspondance de la Révolte contient des indications sans intérêts, des conseils juridiques et des réclamations de prix d’abonnement ; ce sont les plus nombreuses.

J’ai à vous démontrer que les souscriptions ont été affectées à la marche du journal et ont servi à combler les vides de la caisse. Ces souscriptions avaient pour but de venir en aide aux familles des anarchistes poursuivis. S’il suffit de souscrire ou de demander des souscriptions pour constituer une affiliation, il y aura beaucoup de poursuites. Il est deux droits qu’on ne pourra enlever, celui d’asile et celui d’assistance ; et même à l’égard des anarchistes, ils subsisteront toujours.

Il y a eu des souscriptions particulières ; l’une pour l’achat d’une presse notamment; la comptabilité en a été tenue par Paul Reclus spécialement. On a fait des souscriptions pour répandre des brochures de propagande, et parmi celles-ci l’une est le Conseil de révision, de Tolstoï, et l’autre «l’interview de M. de Rothschild », par M. Huret, du Figaro ; cette dernière, je le reconnais, pourrait être dangereuse pour un de ces dégénérés que la faim tenaille et que la misère accable.

J’ai là une comptabilité de laquelle il résulte que les souscriptions ajoutées aux abonnements ne permettaient pas au journal de vivre. Je vais vous donner cette comptabilité.

M. de Saint-Auban fait connaître la comptabilité de la Révolte telle qu’elle a été insérée dans un des numéros du journal. Il en résulte que chaque numéro coûtait 263 francs. Les recettes ont été a peine de 8.000 francs, de telle sorte que les 33 numéros parus ont absorbé au delà le montant des recettes.

J’ai cependant à coeur, ajoute-t il, défendant un homme pour lequel j’ai une réelle estime intellectuelle non d’amoindrir sa responsabilité, mais de la dégager pleinement d’autres responsabilités avec lesquelles on tend à confondre la sienne. Dans de nombreux articles, Grave s’élève autant contre l’entente que contre la propagande par le fait. Je vais vous les faire connaître.

Me de Saint-Auban lit alors plusieurs numéros de la Révolte où Grave combat la propagande par le fait. Il dit que ces violences n’ont d’autre but que de faire prendre les anarchistes « pour des fous ». Dans certains, Grave déclare que les grands criminels politiques sont des visionnaires qui nuisent plus qu’ils ne servent à l’avènement de la révolution sociale.

Dans un numéro récent, Jean Grave critique un article de M. Zola paru dans le Figaro et dans lequel ce dernier expliquait les récents attentats par des considérations philosophiques.

Grave critiquant la violence d’idées et de langage de Zola, continue Me de Saint-Auban, n’est-ce pas un curieux indice de son état d’esprit ? M. l’avocat général a déclaré que Grave était le père des voleurs, qu’il les avait incités à la violence et au crime. J’ai à vous démontrer, maintenant, combien tout cela est inexact, et je le ferai en vous lisant encore des articles de la Révolte.

Me de Saint-Auban lit un certain nombre d’articles dans lesquels Grave se déclare partisan de l’expropriation telle que la fera la Révolution sociale, mais combat toute appropriation individuelle, tout vol. Grave appelle le vol «la contre-partie de la propriété, la soupape de sûreté de la propriété» ; il le combat au point de vue pratique et au point de vue révolutionnaire comme un moyen d’action nuisible.

J’ai démontré, continue le défenseur, qu’il n’y avait ni entente, ni combinaison, ni affiliation d’aucun genre entre Grave et les autres anarchistes ; Grave a toujours combattu la constitution de toute association ; il a réprouvé le vol et combattu les opinions de ceux qui l’approuvaient.

Quelle est la conclusion à tirer de tout cela ? Le procès qu’on nous fait est un procès d’association de malfaiteurs. Pour condamner Grave, il faut que la propagande de la Révolte ait masqué la propagande par le fait. Estimez-vous que les articles que je vous ai lus aient masqué la propagande par le fait, les attentats contre les personnes ou les propriétés ? Vous verrez ces articles ; vous les lirez et les apprécierez.

Que reste-t-il maintenant de la responsabilité de la Révolte ? Rien. Nous avons tous aussi une responsabilité : ceux qui attaquent, ceux qui défendent et ceux qui sont défendus. Le moment présent est fait d’égoïsme; la pensée est faite de rêve. C’est une révoltée: le combat entre elle et l’égoïsme est de tout temps.

Vous avez vu la lutte éternelle entre la vague et le roc : le roc brise la vague, et vous vous dites en voyant ses assauts: «  Jamais elle ne l’entamera».

C’est la l’égoïsme social. Bientôt vous voyez que la vague a attaqué le roc et l’a effrité, puis brisé. Le roc, c’est l’égoïsme de l’humanité ; la vague, c’est la pensée humaine. Le roc brise la vague, c’est le rôle de la société ; mais il faut le faire honnêtement, ouvertement, intellectuellement, sinon la pensée attaque le rocher et le renverse. Les tempêtes occasionnent des naufrages; mais sans la tempête le monde ne serait-il pas un marais malsain, et la mer, au lieu d’être une source de forces et de vie, ne serait-elle pas une grande empoisonneuse?

Demandez-vous si les penseurs ne sont pas pour les foules qui souffrent ceux qui ouvrent les champs de l’avenir, comme Moïse, sur la montagne, donnant une nouvelle loi ?

L’autorité poursuit, mais vous, jurés, croyez-vous, par les condamnations, le bagne, arrêter l’essor de la pensée humaine ?

Pour se défendre, pour défendre la société, il faut défendre d’abord la justice; quand vous sentez que, sous prétexte de sauver la société, on vous demande une injustice, il faut vous lever et repousser la condamnation qu’on vous demande. Un jour le monde féodal se trouva en présence d’un terrible soulèvement.

Le monde féodal, prenant alors son casque et son épée marcha sus aux Albigeois; il frappa, tua, éteignit le mouvement de révolte dans le sang; mais il n’a pas jugé, estimant qu’il ne fallait pas donner l’apparence d’une sentence à ce qui n’était qu’une exécution.

Tout à l’heure, dans la chambre de vos délibérations songez à la justice, songez à tous ces grands génies à tous ces penseurs qui précédèrent celuici dans là voie de l’idée, dont Grave est le successeur et si vous voulez sauver la société, comme on vous le demande, ne tuez pas la justice, cette âme des sociétés.

Quand on vous dit : « Ce sont des anarchistes ; il faut les condamner; cela suffit pour qu’on les condamne ! » répondez : « Ce sont là des propos de fusilleurs et non des phrases de justicier >.

Si la justice ne suffit pas, s’il faut autre chose, répondez à ceux qui s’adressent à vous : « Eh bien ! faites cette besogne, elle ne nous regarde pas. »

L’audience est levée à six heures et demie et renvoyée à demain pour entendre les autres plaidoiries.

La Gazette des tribunaux 10 août 1894