Cachet du Cercle des Outlaws.

Tribunal de Saint-Étienne

Parquet du procureur de la république

Les anarchistes de Saint-Étienne

Saint-Étienne le 18 décembre 1882

Le Parti anarchiste s’est manifesté pour la première fois à Saint-Étienne à l’époque du Congrès régional ouvrier de juin 1881. Les sieurs Bordat et Bernard, tous deux de Lyon, délégués du groupe anarchiste de cette ville, ont assisté aux premières réunions de ce congrès, d’où ils se sont ensuite retirés, leur théorie n’y ayant pas obtenu le succès qu’ils se promettaient.

Immédiatement après ce Congrès et probablement par suite de la propagande faite à Saint-Étienne par Bordat , les anarchistes stéphanois se sont groupés et ils ont fondé un Cercle, sous le nom de Cercle des Outlaws (hors la loi). A cette époque ils étaient au nombre d’une douzaine environ parmi lesquels les plus marquants étaient et sont encore : Faure Régis, passementier, intelligent ; Faure, dit Cou tordu, ancien commissaire central, sous la Commune de Saint-Étienne, brute grossière et sans intelligence ; Ricard, ouvrier armurier, intelligent et très résolu ; Ava, ancien chef de gare, très intelligent mais très prudent et qui aujourd’hui, se tient, je crois, en dehors de toute manifestation.

Le 19 juin dernier, jour anniversaire de ce que l’on a appelé la fusillade de Ricamarie, les anarchistes de Saint-Étienne en compagnie de Bordat ont fait une manifestation au cimetière de la Ricamarie. Dans cette localité, qui est un centre d’ouvriers mineurs, ils n’ont recueilli aucune adhésion et sur ma poursuite Bordat, Régis Faure et un nommé Placide (Adolphe) ont été condamnés le 27 juin pour bris de clôture, violation de sépulture et outrage aux agents, à des peines de un mois, huit jours et dix jours de prison.

Depuis cette époque il s’est produit à Saint-Étienne, à la fin d’octobre et au commencement de novembre dernier, divers faits ou incidents que l’opinion publique a rattaché avec plus ou moins de fondement aux manifestations anarchistes. Plusieurs lettres de menaces ont été adressées à diverses personnes et notamment à un sieur Dupuy, cafetier ; les menaces dont les auteurs sont restés inconnus et qui n’étaient probablement sérieuses., n’ont reçu aucun commencement d’exécution. Le 6 novembre et le 19 du même mois, on a trouvé dans une maison de la ville, rue Roumille, 25 et place Chavanelle, 17, du pétrole répandu sur un palier d’escalier ou sur une porte de cave ; ces tentatives d’incendie (si c’étaient là des tentatives d’incendie) se sont produites dans des conditions qui n’étaient pas de nature à inspirer une grande frayeur aux propriétaires et locataires de ces maisons. On a trouvé aussi à Saint-Étienne rue Beaubrun deux cartouches de poudre comprimée et à Firminy près de la gare, cinq ou six cartouches de dynamite enfouies sous le sol, dans la localité où les mineurs sont très nombreux et possèdent presque tous en petite quantité de ces matières qui servent à leur travail. Il est vraisemblable que ces cartouches ont été ou perdues par des ouvriers ou cachées après avoir été volées.

En résumé, aucun incident n’est venu ici émouvoir l’opinion, ni troubler l’ordre public.

En ce moment, les anarchistes sont à Saint-Étienne une trentaine environ. L’arrestation de Ricard, Régis Faure et Faure dit Cou tors, et plus récemment le départ d’un nommé Feuillade, les ont désorganisés ; leur Cercle des Outlaws dont le siège s’est transporté successivement dans trois locaux différents, ne s’est plus réunir, ils manquaient de plus de ressources et se sentent d’ailleurs étroitement surveillés. Les menaces qu’ils pourraient faire et les plans qu’ils pourraient former ne peuvent donc inférer, en ce qui concerne Saint-Étienne, aucune crainte sérieuse.

J’ai l’honneur de joindre au présent un rapport de police qui est le résumé fait par le commissaire central sur ma demande, de divers rapports adressés par lui au préfet de la Loire.

Le procureur de la république.

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Ville de Saint-Étienne (Loire)

Commissaire central de police

Rapport sur l’organisation et la situation du parti anarchiste à Saint-Étienne

Saint-Étienne le 17 décembre 1882

Monsieur le procureur de la république,

En réponse à votre demande de renseignements de ce jour, j’ai l’honneur de vous faire connaître que l’anarchisme, qui n’a d’ailleurs compté jusqu’ici, qu’un nombre très restreint de partisans, n’a fait son apparition à Saint-Étienne, qu’au congrès régional de juin 1881.

1° Organisation

Antérieurement à cette époque, j’avais signalé les agissements des collectivistes, qui se réunissaient au cercle de la rue Mi-carême, sous la direction du sieur Ava-Cottin, correspondant assidu de Benoit Malon.

Ces collectivistes furent représentés audit congrès par plusieurs délégués, et notamment par le jeune Coupat qui prononça les discours les plus violents et dont les théories subversives se rapprochaient beaucoup des théories anarchistes.

Bordat et Bernard se présentèrent au même congrès, au nom d’un groupe révolutionnaire, dont le siège était, à cette époque, rue de Cuir à Lyon. Après avoir critiqué les moyens préconisés par les collectivistes, pour arriver à une transformation complète de la société ; il feront un long exposé des théories anarchistes ; mais ils furent tellement violents, que les autres membres du congrès refusèrent de les suivre dans cette voie. C’est alors qu’ils se retirèrent et refusèrent d’assister aux trois ou quatre dernières séances.

Mais, dès ce jour, les idées anarchistes commencèrent à germer dans l’esprit de quelques jeunes gens (Ricard, Petit, Durand, Brunel, etc.)

Au mois de septembre 1881, je signalais pour la première fois l’existence à Saint-Étienne d’un groupe anarchiste qui se réunissait 33 rue St Jacques, et qui, à ce moment, ne comptait que 13 membres.

Un peu plus tard, ces individus se formaient en cercle clandestin, sous le titre de Cercle des Outlaws.

Ricard, celui-là même qui vient d’être arrêté, était un des plus zélés ; il était du reste, l’ami intime de Bordat et de Bernard.

Il était en outre correspondant du Révolté de Genève, qu’il recevait par paquets et qu’il distribuait ensuite à ses amis du cercle et à ses camarades de ma manufacture d’armes.

Ce même Ricard était en relation avec le prince Kropotkine, qui, au mois de novembre 1881, vint donner quelques conférences intimes aux compagnons de Saint-Étienne, et qui, à cette occasion, fut piloté et hébergé par le même Ricard.

Un peu plus tard, le groupe anarchiste reçut de nouvelles adhésions. C’est ainsi que Régis Faure, Faure Etienne, dit Cou tors, Feuillade et quelques autres, se firent inscrire au cercle des Outlaws, de façon, qu’au moment des affaires de Montceau, je comptais environ 30 anarchistes militants dont vous direz avoir la liste.

Jusqu’au moment des affaires de Montceau, leur attitude à Saint-Étienne, avait été très réservée ; mais dès ce moment, je pus constater qu’ils se réunissaient plus fréquemment, d’abord 14 rue Valbenoit et ensuite 18 Petite rue St Jacques, chez le compagnon Faure Etienne (Cou tors).

Quelques uns d’entre eux étaient d’avis de manifester par des actes ; ils désignaient même le palais de justice, et les deux gendarmeries comme devant sauter d’abord ; mais la prudence ou plutôt la peur, les a toujours retenus, car ils savent que les principaux meneurs sont bien connus de la police et qu’au premier désordre ils seraient arrêtés. D’ailleurs l’arrestation de Régis Faure, Ricard et Étienne Faure à singulièrement refroidi leur ardeur ; ils se sont bien réunis quelques fois, pour la forme mais ils étaient peu nombreux, et ils ont toujours décidé que rien ne serait tenté avant la solution du procès de Riom.

Il faut ajouter aussi qu’ils manquent absolument de ressources, au point de ne pouvoir envoyer un délégué à Lyon pour s’entendre avec les compagnons de cette ville.

Ils ont tenté d’amener à eux les autres groupes collectivistes et quelques individualités du parti radical socialiste, afin de trouver quelques argent au moyen de cotisations plus nombreuses. Une réunion a eu lieu à cet effet au cercle de la rue St Paul mais aucune décision n’a été prise, si ce n’est celle de nommer un comité de salut public secret, chargé de prendre des mesures, si un coup d’état venait à se produire.

Enfin en ce qui concerne l’organisation, il y a lieu d’ajouter que le groupe se divise en 3 sections, se réunissant séparément et toujours avec la plus grande circonspection.

Dans le groupe chacun est désigné par un numéro, pour éviter d’écrire sur le procès-verbal les noms des affiliés.

2° Situation

Par ce qui précède, on voit combien est précaire la situation du parti anarchiste à Saint-Étienne, au point de vue du nombre de ses adhérents, comme au point de vue de ses ressources.

Depuis la disparition des nommés Faure et Ricard, un nommé Feuillade, forgeur, était demeuré à la tête du groupe, il a été désigné dernièrement pour aller s’entendre avec les groupes de Lyon, et avec mission de rapporter la liste des divers groupes de France et de l’étranger ; mais il n’a pu avoir ce document, le nommé Oudard, trésorier de la chambre syndicale des mécaniciens, se trouvant absent, ce jour-là. On lui a bien promis de la lui envoyer, mais je sais qu’elle n’est pas encore parvenue ici.

A Lyon comme à Saint-Étienne, les anarchistes sont décidés à attendre la fin du procès pendant. Ils disent que l’église de Fourvière sautera la première, quand le moment sera venu ; mais il est certain qu’à Lyon les révolutionnaires sont terrorisés, que leurs réunions sont beaucoup plus rares, et que leur audace a bien diminué depuis les récentes arrestations.

Enfin à St Etienne nos anarchistes se proposent d’organiser prochainement, avec l’aide des collectivistes et des radicaux, un grand meeting, pour protester contre les nombreuses arrestations de St Etienne, de Lyon et de Marseille ; mais il n’est pas probable que les radicaux consentent à se joindre à eux, et la réussite de ce meeting me paraît plus que douteuse ; d’autant plus que le chef des anarchistes, Feuillade a quitté avant hier St Etienne, où il ne trouvait plus de travail. Il s’est rendu à Bayonne où il s’est fait embaucher dans les ateliers de M. Bietrix.

J’estime donc, que pour le moment du moins, les anarchistes ne doivent inspirer aucune crainte soucieuse, tout en continuant à surveiller leurs agissements avec la plus grande vigilance.

Le commissaire central.

Source : Archives départementales du Rhône 2 U 434