LA GRANDE RÉUNION DES ANARCHISTE

Attaque contre la presse. Les Journalistes sur le banc des accusés. L’incident Druelle. L’éloquence anarchiste.

Le groupe corporatif des tailleurs, avec le concours des groupes anarchistes, avait organisé hier soir, salle de la Redoute, rue Jean-Jacques-Rousseau, une réunion publique et contradictoire. L’ordre du jour portait « La misère des travailleurs étalée au meeting de la rue Lévis. Attitude ignoble de la presse vis-à-vis des ouvriers sans travail. De l’action révolutionnaire et du parlementarisme. Mesures à prendre pour le prochain meeting ».

De toutes ces questions, la seconde a occupé la plus grande partie de la séance.

Les orateurs inscrits étaient les citoyens Duprat,  Druelle, Montant, Louiche, Tortelier et Roussel. Le prix d’entrée, fixé à 50 centimes, avait empêché un grand nombre d’ouvriers de venir à cette réunion quelques anarchistes seulement étaient présents, toujours les mêmes; le reste du public deux cents personnes environ-était composé de curieux.

A neuf heures, l’un des organisateurs est monté à la tribune, a pris place devant la table et a agité la sonnette. Les anarchistes ont l’habitude de ne pas nommer de bureau; un seul citoyen est chargé de la direction des débats, sous le titre de « délégué à l’ordre » Aussitôt, le susdit délégué a donné la parole au Compagnon Roussel.

Le procès du Cri du Peuple.

L’orateur a fait une charge à fond de train contre le Cri dit Peuple.

« Ce journal, a-t-il dit, est payé par la police pour faire une campagne contre les anarchistes qui, depuis quelque temps, prenaient une importance considérable et certainement préjudiciable aux intérêts de cet organe ̃ bourgeois.

Si Druelle a été arrêté ce matin, c’est grâce aux dénonciations du Cri, dont tous les rédacteurs sont des mouchards Au lieu du nom de Jules Vallès, qui figure sur les manchettes de ce journal, nous devrions y lire le nom de Girard le policier! ».

Le citoyen Roussel a été interrompu par un aimable compagnon qui a proposé que tous les journalistes présents à la réunion prissent place sur l’estrade, bien eu vue des assistants, afin que «quand le moment sera venu, on puisse les reconnaître pour tirer dessus ». Plusieurs des reporters, notamment ceux de la France, de l’Evénement, du Gaulois et de la Bataille sont alors montés près du délégué à l’ordre, et se sont assis sur un banc transformé pour la circonstance en banc des accusés.

L’arrestation de Montant.

Le citoyen Martinet a succédé au citoyen Roussel et a raconté, des larmes dans la voix, l’arrestation de l’anarchiste Montant, recherché depuis longtemps par la police pour purger une condamnation, arrestation qui venait d’avoir lieu à l’instant même.

« Je me rendais à cette réunion, a dit Martinet, eu compagnie de Montant, qui devait y prendre la parole lorsque, arrivés près d’ici, un individu, qui nous suivait, cria Tiens, te voilà, Montant!

Mon compagnon se retourna, croyant avoir affaire à un ami, mais l’individu, qui n’était autre qu’un mouchard, se précipita sur Montant, et aussitôt cinq ou six individus s’emparaient de lui, le faisaient monter de force dans un fiacre, et le mettaient ainsi en état d’arrestation. »

Réquisitoires contre les journalistes.

Puis commença une série de réquisitoires d’une violence extrême contre les journalistes en général, et eu particulier contre ceux présents à la réunions.

Les compagnons Duprat, Martinet et plusieurs dont nous ignorons les noms, se sont succédé à la tribune et ont maltraité les malheureux reporters qui, cependant, étaient là pour remplir leur mission; les accusateurs leur ont fait subir des interrogatoires, les accusant de tous les méfaits imaginables, les traitant de lâches, vendus, pourris, mouchards, etc.

L’un de ces individus, nommé Millet, qui a été accusé par plusieurs journaux d’avoir frappé l’agent Poltery, dimanche dernier, n’a pas été le moins violent. « Profitons du bonheur que nous avons d’être en face de ces sales individus pour leur mettre le nez dans leur m… » s’est-il écrié.

Plusieurs de ces citoyens étaient tellement exaspères qu’ils montaient furieux sur l’estrade, mettant le poing sous la figure de nos confrères, d’un air menaçant. Heureusement la majorité des assistants, composée ainsi que nous l’avons dit, de curieux, a protesté plusieurs fois contre l’attitude des anarchistes.

Défense des accusés.

Le reporter de l’Evénement, le premier mis en cause, a présenté sa défense. Il était accusé de s’être trouvé dimanche, à la sortie du meeting de la place Lévis, au milieu d’un groupe d’agents de police. Il a répondu que son devoir étant de renseigner son journal, il avait été obligé d’avoir recours aux agents pour se procurer des renseignements.

M. Mermeix, rédacteur de la France, mis plusieurs fois en cause, a dit qu’il acceptait la responsabilité de ses articles, qu’il avait l’habitude de signer.

Un rédacteur du Cri du Peuple, interpellé sur la campagne entreprise par ce journal contre les anarchistes faisant partie de la police secrète; a répondu qu’il était étranger à cette campagne et qu’il ne savait par conséquent si les attaques étaient justifiées ou non.

Incident.

Un incident, qui a menacé un instant de dégénérer en mêlée, a été soulevé à propos des accusations portées contre Druelle par le Cri du Peuple, et dont nous avons parlé dans notre numéro d’hier.

Des amis de Druelle ont critiqué la façon de procéder du journal, qui, pour juger le susnommé, a formé un comité sans consulter personne et a refusé d’entendre l’accusé se disculper.

Un compagnon s’est élancé à la tribune et s’est écrié :

« Je suis anarchiste et j’ai été appelé à faire partie du jury; j’ai donc examiné le dossier de qui nous a été soumis, et je déclare que Druelle est un mouchard! »

Cette réponse inattendue a soulevé le plus violant vacarme on s’est invectivé et peu s’en est fallu que ou n’en vint aux mains.

Le silence s’est rétabli lorsque le citoyen Choumora, le vendeur habituel des journaux et brochures révolutionnaires dans les réunions publiques, a demandé la parole pour réclamer contre une décision des groupes de l’Agglomération parisienne, le mettant également à l’index comme affilié à la police.

Sa défense a paru ne pas trouver un grand nombre de convaincus.

Enfin, à bout d’arguments, un assistant s’est écrié : « Nous nous sommes assez occupés de ces sales journalistes! Quand ils nous embêteront, il ne faudra plus discuter avec eux, mais leur foutre une trempe ». Le délégué à l’ordre a agité sa sonnette, a annoncé qu’une quête allait être faite à la sortie au profit de la femme du citoyen Leboucher, arrêté le matin, et a déclaré la séance levée.

Il n’a été nullement question du prochain meeting public.

A onze heures, les assistants se retiraient avec assez de calme : au dehors, dans la rue Jean-Jacques-Rousseau et dans les rues adjacentes, un certain nombre d’agents en bourgeois faisaient le guet, mais ils n’ont pas eu à intervenir.

Le Matin 29 novembre 1884

Les reporters au pilori

Quelques anarchistes, connus sous le vocable de groupe corporatif des tailleurs, avaient organisé hier soir une réunion publique à la salle de la Redoute, pour y discuter « l’attitude ignoble de la presse vis-à-vis des ouvriers sans travail ». Plusieurs rédacteurs de journaux avaient été spécialement convoqués à cette réunion, à laquelle deux à trois cents personnes environ s’étaient donné reniez-vous.

C’est le compagnon Roussel, un tout jeune homme, qui monte le premier à la tribune. Je m’attaquerai spécialement au Cri du Peuple, dit-il tout d’abord. Notre ami Druelle gênait les rédacteurs de ce journal pour leurs combinaisons électorales de l’année prochaine; c’est pourquoi ils ont exécuté Druelle. Déjà l’accusation infâme de policier avait été portée publiquement contre lui par un blanquiste, et il devait fournir des explications qu’il différa pour diverses raisons. Survint le meeting de la salle Lévis, où le peuple montra qu’il lui restait encore quelque peu de sang dans les veines. On pensa, au Cri du Peuple, qu’il était urgent d’en finir, et il constitua lui-même un jury composé d’ennemis personnels de Druelle. Il allait néanmoins fournir aujourd’hui des explications, même après avoir été exécuté, lorsque la police, dont le Cri du Peuple est l’organe, l’a mis en état d’arrestation, afin de laisser la calomnie faire la tache d’huile, sans qu’il puisse se défendre.

Ici se place un incident provoqué par l’arrivée d’un reporter dans la salle. Un anarchiste demande ce que ce reporter pouvait bien faire, dimanche dernier, au milieu d’un groupe d’agents, serrant la main à l’officier de paix, tandis qu’on pourchassait les manifestants de la salle Lévis.

Je suis bien obligé de me mettre en relation avec la police, réplique le reporter interpellé, si je veux faire mon métier sans être molesté. On voit alors un autre anarchiste, le compagnon Duprat, demander que l’assemblée invite les reporters présents dans la salle à monter sur l’estrade, afin que le peuple sache sur qui il faudra tirer lorsque viendra le grand jour.

Plusieurs reporters se lèvent, et l’un d’eux s’écrie « C’est inutile, compagnon Duprat, vous nous connaissez assez sans cela. Et ils reprennent leurs places sur les bancs. »

Mais on veut absolument qu’ils montent sur l’estrade.

Sont-ils donc des lâches ? s’écrie un énergumène. Ont-ils peur d’accepter la responsabilité de leurs inepties?

« Nous ne montons pas parce que cela ne nous plaît pas », répliqua péremptoirement le même reporter qui venait de répondre au compagnon Duprat. Cette réponse semblait suffire aux anarchistes lorsqu’un rédacteur de la Bataille, M. Maës, insiste pour que ses confrères se montrent afin qu’on sache demain à qui s’en prendre, si les comptes rendus de la réunion sont inexacts. La plupart des reporters accèdent au désir de M. Maës, à la grande joie de ses amis, les organisateurs de cette réunion, qui vont pouvoir « se payer leur tête » pendant qu’il sera procédé à l’éreintement en règle qui leur est destiné.

Le compagnon Roussel délaisse son ami Druelle pour ne s’occuper que des reporters qu’il estime trop bêtes pour venir lui répondre. C’est maintenant le tour du compagnon Duprat. Je ne vous en veux pas, dit-il charitablement aux reporters, vous n’êtes que les tristes fruits de la société qui nous opprime tous. Hier, vous écriviez avec de l’eau bénite dans les journaux cléricaux, aujourd’hui vous écrivez avec de la tisane dans les feuilles républicaines, et, demain, pour cent sous, vous écririez avec du sang dans les feuilles révolutionnaires. Et moi aussi, qui ne suis qu’un simple ouvrier tailleur, j’ai été obligé de coudre une veste appartenant à Galliffet, et il me semblait sentir l’odeur du sang de mes frères. Mais je n’ai jamais dénoncé aucun prolétaire, tandis que vous, par vos comptes rendus dénaturés, vous nous signalez à la vengeance de la police. Vous êtes de véritables mouchards. Si vous croyez que nous nous trompons, essayez de nous instruire, si vous le pouvez, mais ne dénaturez jamais nos paroles. C’est tout ce que nous vous demandons.

Voici maintenant, à la tribune, un ancien déporte, le citoyen Chatmouru, qui, dans son ardeur révolutionnaire, s’est fait une spécialité de porter la bonne parole dans toutes les réunions sous la forme de brochures qu’il vend dans les prix les plus doux. Lui aussi est accusé par les collectivistes-guesdites d’être un mouchard, et il vient s’en plaindre avec une indignation qu’il ne réussit guère à communiquer à l’assemblée, car, de toutes parts, on réclame l’ordre du jour.

Le compagnon Martinet rentre dans l’ordre du jour. Je venais à la réunion avec un de nos bons amis, le compagnon Montant, dit-il en commençant deux individus qui passaient à côté de nous s’arrêtent après nous avoir dévisagés, et l’un d’eux dit tout a coup, s’adressant à mon camarade « Et bonjour, mou ami Montant tu viens donc à la salle de la Redoute? » Montant s’arrête sans défiance, mais il est aussitôt saisi par quatre solides gaillards et entraîné vers le poste. Je le vois encore, ce gros individu à la face rougeaude, à la barbe broussailleuse, ajoute l’orateur, tenant dans les mains une lanière comme s’il allait conduire un taureau, qui a osé profaner ainsi le nom d’ami; et je vous jure que lorsque l’heure de la vengeance sonnera, je ne le manquerai pas.

Mais nous ne faisons la guerre ni aux mouchards ̃ ni aux journalistes, nous n’en avons qu’à la cause qui les engendre, et si nous voulons nous débarrasser des gens qui entretiennent les préjugés, c’est uniquement pour que les préjugés disparaissent. Nous croyez-vous donc féroces? Adoptez nos doctrines, rendez ce que vous détenez et il ne vous sera rien fait.

Compagnons, dit un nouveau venu parmi les anarchistes, ne nous occupons plus de ces gens-là et laissons-leur salir leur papier comme ils l’entendront.

La séance est levé, ajoute le délégué à l’ordre en forme de conclusion.

Et le public s’écoule lentement, tandis que des discussions bruyantes s’engagent dans les groupes.

Le Temps 30 novembre 1884