Palais de justice de Laon.

Audience du 14 novembre.

Présidence de M. Combier, président du Tribunal civil de Laon

Affaire Devertus, Massey et Bal

Peu de monde dans la salle. M. le Préfet de l’Aisne assiste aux débats. Aucun avocat n’est assis au banc de la défense.

MM. Devertus, Massey et Balle sont invités à prendre place au banc des accusés.

M. Devertus dit qu’il accepte cette place, bien qu’à Paris il soit d’usage de donner aux inculpés libres d’autre siège, et les moyens de prendre des notes au cours des débats.

M. le président, faisant droit à cette requête, fait placer une table devant les accusés.

Devertus est un homme jeune, à figure assez douce ; il porte les cheveux ras, toute sa barbe. Sa mise est correcte. C’est lui qui va discuter l’affaire moins en inculpé qu’en avocat.

Balle a une figure énergique. Son œil est brillant. Il a de longs cheveux , une épaisse moustache, la voix forte, l’expression est intelligente.

Massey est d’apparence absolument banale et terne.

M. le président reçoit le serment de MM. Les jurés.

Lecture est donnée par le greffier des arrêts de renvoi.

Affaire du 28 avril à Guise

Interrogatoire de Devertus

Devertus Edouard, né le 6 mars 1850, marié, trois enfants, domicilié au Cri du peuple, 142 rue Montmartre. Refuse de donner d’autre domicile. A été homme de peine, cartonnier, vernisseur, comptable et enfin rédacteur au Cri du Peuple. A subi une condamnation pour complicité de vol par recel, a fait 3 mois de prison sur 4, a été  condamné pour outrages aux agents ; mais l’affaire est en appel. Se reconnaît pour socialiste militant.

D. Vous avez parlé le premier dans la réunion de Guise et vous avez dit : Il faut supprimer les exploiteurs, il faut faire justice à coups de fusil ; chacun a le droit de faire ce qui lui plait ; il faut la révolution et le pillage. Prenez ce qu’il vous faut dans les magasins. Prenez de l’argent dans la poche de votre voisin. Duval est mon ami et nous l’approuvons tous. Il faut couper les têtes qui dépassent. Il n’y a ni police, ni patriotes, ni frontières, plutôt que de se battre, il faut déserter.

R. Ma pensée est torturée et dénaturée. J’aurai à l’expliquer à messieurs les jurés. On me dit que je veux nuire à la société, moi je réponds que je veux l’améliorer et la servir en la reconstituant sur d’autres bases.

D. Reconnaissez-vous la provocation au meurtre, au pillage et à la guerre civile ?

R. Je dirai tout à l’heure ce que je crois qu’il faut faire de la fortune publique ; mais je nie la provocation directe au pillage des magasins.

D. En ce qui concerne la provocation des militaires, reconnaissez-vous l’excitation à la désobéissance et à l’indiscipline ?

R. J’ai dit que dans un mouvement insurrectionnel et dans ce cas seulement, le soldat ferait mieux de fusiller ses chefs que de fusiller ses frères.

Interrogatoire de Massey

Massey Laurent, 17 ans, employé de commerce à Saint-Quentin. Pas de condamnation, pas de mauvais antécédents, mais s’occupe de politique anarchiste.

D. Le 23 avril, vous étiez à Guise. Qui vous y avait amené ?

R. Personne. J’y étais de mon plein gré.

D. Vous avez pris la parole et vous avez prononcé un discours violent et ordurier. Vous avez conseillé aussi la révolution et le pillage. Plus de magistrature, plus de police, il faut piétiner cette sur cette loque qui est le drapeau tricolore, vive le drapeau rouge ! J’emmerde ce vieux pourri de Grévy. Le drapeau prussien vaut le drapeau français.

R. Ce sont des phrases qu’on prend dans mon discours et dont on se sert pour m’accuser.

Affaire du 24 avril à Saint-Quentin

Interrogatoire de Devertus.

Le lendemain de la réunion de Guise, vous étiez à Saint-Quentin. Vous y avez fait un nouveau discours dans lequel on relève ceci que : vous n’étiez pas patriote, que vous n’aviez pas de patrie ; vous avez ajouté que la guerre serait prochaine et que les soldats devraient fusiller leurs chefs et tendre la main ensuite à leurs frères d’Allemagne. Vous avez conseillé de brûler casernes, préfectures, monuments, grand-livre.

R. Ma pensée est dénaturée.

D. Vous vous en expliquerez avec les témoins. Vous avez dit encore que dans tout bataillon il y avait dix, vingt, cinquante socialistes prêts à fusiller leurs chefs ?

R. Je nie avoir conseillé de brûler les monuments et les maisons des bourgeois, les prendre peut-être, mais pas les brûler.

D. Et les actes de l’état civil, et les minutes des notaires ?

R. Oui, pour ne pas craindre les réactions et de manière à effacer les titres de propriété.

Interrogatoire de Bal.

Bal Alphonse, né à Paris, le 7 juin 1858.

D. Vous êtes ciseleur au familistère de Guise ?

R. Je l’étais avant que le philanthrope Godin me renvoie pour mes opinions politiques.

D. Oui, vous discutiez avec un nommé Duplaquet.

R. M. Duplaquet a toujours fait de la politique pour arriver à être conseiller municipal ou député

D. Vous vouliez convertir en société anarchiste la société des Egaux dont vous faisiez partie.

R. Je voulais la constitution la plus large et la plus égalitaire.

D. Vous avez prononcé un discours à Saint-Quentin — vous avez glorifié la Commune qui a fusillé Clément Thomas et Le comte.

R. C’est une erreur historique, la Commune n’existait pas.

D. Vous avez dit aux ouvriers : Il faut se révolter; et aux soldats : il faut tirer sur vos chefs.

R. C’est ce que le général Boulanger a dit aussi en recommandant aux soldats qu’il envoyait à Decazeville de partager leurs gamelles avec les grévistes.

AUDITION DES TÉMOINS

En ce gui concerne l’affaire de Guise.

1° Rohart Henri, commissaire de police à Guise — connaissait seulement Balle alors ouvrier au Familistère. Devertus a dit qu’il valait mieux tirer des coups de fusil que de voter — que ceux qui avaient besoin d’argent ou de vêtements n’avaient qu’à en prendre où il y en a.

La déposition reproduit et affirme les faits relevés dans les arrêts de renvoi. — Comme note nouvelle, M. Rohart ajoute que Massey aurait conseillé de ch… sur le drapeau tricolore.

2° Bray Edmond, garçon boulanger à Guise, assistait à la réunion du 23. L’inculpé Balle demande au témoin s’il n’est pas lui même sens le coup de recherches pour indélicatesses vis-vis de ses patrons. Le témoin ne nie pas. — M. le président lui rappelle alors ses dépositions antérieures que Bray confirme. Ce sont les mêmes constatations que précédemment, relatives aux excitations de Devertus et Balle au pillage, à l’incendie, à la désertion par les soldats et à l’assassinat de leurs chefs.

3° Piattre Alphonse, principal clerc de notaire à Guise — assistait aussi à la réunion. Elle était présidée par Mathieu, âgé de 18 ans, ouvrier au Familistère. Devertus a positivement érigé le vol en principe. Massey a été plus violent encore.

4° Filachet Jules, 20 ans, commis de perception à Guise, s’accorde avec le précédent témoin pour déclarer que Massey avait été plus violent encore que Devers.

5° Folmer Victor, 24 ans, employé de banque à Guise, même déposition.

6° Anciaux Eugène, 50 ans, marchand de charbons à Guise, même déposition. Les inculpés déclarent qu’ils n’ont rien à répondre, toutes les dépositions des témoins se trouvant calquées les unes sur les autres.

7° Lefèvre, directeur de la boulangerie coopérative de Guise, a entendu Devertus déclarer qu’il fallait la révolution et le pillage.

8° Douneaud, 43 ans, chef de comptabilité au Familistère de Guise, affirme positivement que Devertus a dit : « Si vous n’avez pas de vêtements, prenez-en dans les magasins, si vous n’avez pas d’argent, prenez-en dans la poche de votre voisin. » La désertion et le meurtre ont été directement recommandés aux militaires. — Devertus a ajouté que la Commune avait été bien bête de ne pas prendre l’argent de la Banque et celui de Rothschild. — C’est une bêtise que nous ne referons plus. 9° Philip, malade, lecture est donnée de sa déclaration, qui confirme les faits précédents.

10° Miot Julien, 51 ans, maître d’hôtel, adjoint au maire de Guise.

Devertus récuse le témoignage de ce témoin parce qu’il a, dit-il, la haine des accusés. Le témoin aurait fait à Guise un pied-de-nez à Devertus.

  • Le président. — Faites votre déposition.
  • Le témoin. — J’ai entendit Devertus seulement dans la réunion de Guise, et j’ai été si indigné que je suis parti sans vouloir en tendre Massey. Devertus a prêché Ouvertement la Révolution et le pillage. C’était écœurant et dégoûtant. 11° Leblond Louis, maire de Flavigny. Le témoin est d’autant plus affirmatif qu’il avait pris des notes pendant la réunion. Il confirme les faits de l’accusation et tous les témoignages précédents.

Audition des témoins en ce qui concerne la réunion de Saint-Quentin.

1° Mention Paul, commissaire de police à Saint-Quentin. — Il y avait 800 personnes à la réunion du 24. Trois drapeaux étaient arborés, 2 rouges et un noir. Devertus s’est déclaré antipatriote et anti-propriétaire. Il a dit qu’il fallait détruire les monuments publics, les bourgeois, l’état-civil, les minutes des notaires. Il a affirmé que dans tout bataillon il y avait des anarchistes prêts à fusiller leurs chefs. France, s’est-il écrié, commence par fusiller les tiens, l’Allemagne suivra, et nous nous tendrons la main par dessus la frontière. Quant à Balle, il a fait l’apologie de la Commune, il a prêché la révolte et recommandé aux militaires de ne jamais tirer sur leurs frères.

2° Ungeschickt, commissaire de police à Saint-Quentin. — La réunion du 24 était présidée par le citoyen Moral. Le programme portait : « La bourgeoisie capitaliste et crapuleuse. » — Même déposition que la précédente.

3° Garcin, 37 ans, mouleur et conseiller municipal à Saint-Quentin. — Devertus a fait l’apologie de Duval et a conseillé aux soldats de fusiller leurs chefs en cas de guerre avec l’Allemagne.

Bernard, 49 ans, épicier et conseiller municipal à Saint-Quentin. — Les orateurs l’ont indigné par leurs excitations à la guerre civile et au pillage.

Faucheux, voyageur de commerce. Devertus demande si le témoin n’a pas poursuivi des révolutionnaires à Saint-Quentin avec une canne à épée et un revolver.

Le témoins. — C’est un homonyme.

M. Faucheux, qui était de passage à Saint-Quentin, a entendu les excitations au pillage et au meurtre par Devertus. Balle a été plus obscur.

L’audition des témoins est terminée.

Réquisitoire.

M. Fouquier, procureur de la République, rappelle les faits qui se sont produits le 23 avril à Guise et le 24 à Saint-Quentin. On a là, dit-il, débité des doctrines subversives de toute société.

Devertus est une sorte de commis-voyageur en anarchie.

Les théories anarchistes consistent à faire table rase de tout ce qui existe. Leur emblème est le drapeau noir qui est un drapeau de larmes et de deuil ; il symbolise les moyens qu’on emploierait pour procéder à cette suppression générale qu’on décore du nom de liquidation sociale.

Il y a au bout de tout cela cupidité, ambition personnelle. — On crie « pas de chef » pour arriver à être chef soi-même.

Le ministère public établit qu’il y a en provocation directe à la guerre civile, au pillage, à l’incendie. Les faits sont prouvés.

En conséquence, il requiert l’application de la loi de 1881, sans atténuation pour Devertus, mitigée peut-être pour Bal et Massey. Les prévenus présentent eux-mêmes leur défense. Ils profitent de la circonstance pour faire an cours d’anarchie. Balle est particulièrement intéressant.

Quatre questions sont posées au jury en ce qui concerne Devertus — trois en ce qui concerne Massey et deux en ce qui concerne Bal.

Le jury répond affirmativement sur huit de ces questions et négativement sur une. Il accorde des circonstances atténuantes aux trois prévenus.

En conséquence, la Cour après en avoir délibéré conformément à la loi, condamne Devertus en un an de prison et 100 francs d’amende ; Massey, trois mois de prison et 16 francs d’amende, et Bal à trois mois de prison et 16 francs d’amende, fixe au minimum la durée de la contrainte par corps,

Journal de la ville de Saint Quentin 18 novembre 1887

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Dimanche, le parquet a donné l’ordre d’arrêter le jeune Massey Laurent, âgé de 18 ans, employé de commerce à Saint-Quentin. On sait que ce précoce anarchiste a été condamné à 3 mois de prison par la Cour d’assises de l’Aisne, pour excitation au meurtre et au pillage dans les réunions publiques que l’autorité a le tort de tolérer. L’arrestation de Massey a eu lieu sans résistance de la part de ce dernier. Puisse cet égaré revenir à de meilleurs sentiments !

Journal de Saint-Quentin 14 décembre 1887

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Guise. —Non contents de poursuivre en cour d’assises les orateurs anarchistes qui ont fait dernièrement une conférence, MM. les juges ont condamné en simple police les organisateurs de la réunion, pour tapage nocturne.

Il va sans dire que ce n’est qu’au tribunal que nos amis ont appris qu’il y avait eu du tapage. Toutes ces mesquineries ne sauraient empêcher la propagande de se développer.

Le Révolté 28 mai 1887

Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne