Le groupe anarchiste d’Agen se réunissait le lundi et le samedi chez le compagnon Palazot qui tenait un débit de boissons, 4 place Raspail, près de la cathédrale.

Cour d’appel d’Agen                                  Agen le 3 mai 1892

Parquet

Direction des affaires criminelles

1er bureau

Monsieur le Garde des sceaux,

En réponse à vos communications du 2& et du 30 avril, j’ai l’honneur de vous transmettre les renseignements que j’ai l’honneur de vous transmettre les renseignements que j’ai pu recueillir sur les origines, l’organisation et la composition du groupe anarchiste d’Agen.

Ce groupe a commencé à se former au cours de l’année 1890 et s’est véritablement organisé à la suite de conférences faites à Agen en février 1891, par les anarchistes bordelais, Benoit et Lapeyre. Il se compose actuellement d’une quarantaine de membres connus et de quelques personnes qui, sans professer les idées anarchistes, entretiennent des relations avec le groupe et sembleraient disposées à lui prêter un certain appui.

Ces anarchistes se réunissent régulièrement le lundi et le samedi chez le compagnon Palazot, qui tient un débit de boissons, 4 place Raspail, près de la cathédrale.Là, ils discutent, lisent les brochures et les journaux du parti, et s’occupent aussi, sans doute, de correspondance. Il leur arrive quelque fois de se réunir au 1er étage du café des « Deux mondes », place du 14 juillet mais le débit Palazot est bien le lieu ordinaire de leurs réunions et conciliabules. Ces lieux de réunions ne sont un mystère pour personne ; ils ont été insérés dans le Père Peinard et reproduits le 30 avril dernier dans l’Avenir du Lot-et-Garonne, journal réactionnaire d’Agen.

Le sieur Blouin, marchand de journaux, membre du groupe est le dépositaire des brochures et feuilles anarchistes. Il vend surtout le Père Peinard, L’Agitateur de Marseille ; le Pot à colle ; l’En Dehors et la Révolte. Il a distribué et distribue encore gratis une petite brochure anarchiste intitulée « Causerie » dont je vous ai adressé un exemplaire. Un autre membre du groupe et l’un des plus actifs, Chavinier, employé chez le sieur Nacker, droguiste, paraît s’occuper avec Murat, voyageur de commerce pour le compte de la même maison, de la correspondance avec les feuilles anarchistes. Il les fait expédier à Blouin, qui lui remet le produit de la vente, déduction faite de son bénéfice. Chavinier et Murat se livrent à la propagande ; ils sont avec Peyrebelle, Luquet et Massias, les membres influents du groupe. Les membres qui passent pour dangereux, en ce qu’ils seraient capables peut-être d’exécuter aveuglement des ordres seraient Costes Firmin, Bourguignon, Goineau, Genestet, Rivière et Cazes. Au mois de février dernier, l’anarchiste Liard a fait à Agen une série de conférences notamment dans la salle du théâtre, mise à sa disposition par la municipalité. Ces conférences paraissent avoir augmenté la cohésion du groupe et produit une impression malsaine dans les milieux ouvriers.

Les détails qui précèdent sembleraient indiquer déjà que le groupe anarchiste d’Agen ne reste pas dans l’isolement. Tout récemment, il a pris part à une souscription ouverte par l’Agitateur. Les deux lettres saisies chez l’anarchiste Jouy, de Toulouse que vous m’avez communiquées, établissent que Murat et Chavinier sont en relations tout au moins depuis de février et avril 1891, avec Darnaud, anarchiste demeurant à Foix. Ce Darnaud, ancien capitaine, aujourd’hui propriétaire et rentier, passe pour un anarchiste isolé, un théoricien ; il n’exerce pas, comme on l’a supposé, la profession d’imprimeur. Murat a vu Darnaud à Foix et sa profession de voyageur de commerce doit lui permettre de se tenir en rapport avec bien des affiliés. Chavinier doit être l’auteur de la brochure saisie à Toulouse chez Jouy et intitulée : « Exemple de fonctionnement de la société anarchiste. Groupe anarchiste d’Agen* ». Cette brochure a été imprimée à Agen au mois d’avril 1891 par Cassan et Cazautet, imprimeurs du journal républicain L’Indépendant et le dépôt en a été effectué à la préfecture de Lot-et-Garonne. Il se peut que Murat ait des relations avec des anarchistes de Marseille ; mais la lettre qui lui a été adressée de cette ville par un sieur Guilbert et dont vous m’avez transmis une copie, ne suffirait pas à le démontrer. Il résulte enfin d’un télégramme adressé hier soir à la préfecture par M. le préfet des Alpes-Maritimes, qu’au cours d’une perquisition opérée à Nice chez des anarchistes italiens, on a trouvé des brochures anarchistes émanant du groupe d’Agen et une en-tête de lettre sur laquelle on lit : « Envoi de Chavinier, rue Raspail à Agen ». L’envoi a dû partir du débit de Palazot, place Raspail, car Chavinier demeure 17 cours Voltaire. Il semble bien, du reste, que la correspondance du groupe se fait chez Palazot. En effet au cours d’une réunion tenue récemment chez cet affilié, aussitôt après les nombreuses arrestations d’anarchistes opérées à Paris et en province, Murat recommanda aux membres du groupe de ne laisser désormais ni journaux, ni correspondance dans l’armoire où ils avaient coutume de déposer et de conserver leurs papiers. Dès lors, qu’à l’heure actuelle les papiers compromettant du groupe ont été cachés ou détruits.

Depuis quinze jours environs des nouvelles de toutes sortes, plus ou moins vraisemblables, ont été répandues en ville. Une femme qui paraît être de bonne foi, aurait entendu dire que Luquet cachait dans le grenier de sa maison une petite caisse renfermant des substances dangereuses et probablement des explosifs. Aucun indice sérieux n’a permis de préciser davantage ce renseignement et de conclure à l’opportunité d’une perquisition.

Au surplus, un seul entrepreneur d’Agen possède une certaine quantité de cartouches de dynamite, qui sont placées en lieu sûr. Le président du tribunal civil a reçu, le 1er avril dernier, une lettre anonyme contenant des menaces ; la directrice de l’école normale de filles a reçu, cette semaine, une lettre du même genre. Ces lettres, correctement rédigées, peuvent être l’œuvre de mauvais plaisants. En somme, jusqu’à l’heure actuelle, les anarchistes d’Agen ne se sont livrés à aucune manifestation violente. Ils se sont bornés à faire afficher, samedi 30 avril, un placard dans lequel, avec une prudence de style évidemment calculée, ils recommandent aux ouvriers de s’abstenir aux élections municipales, conseil qui n’a guère été suivi ; puisque la liste radicale-socialiste l’emporte et doit aux ouvriers la majeure partie de ses suffrages. L’étroite surveillance exercée depuis quelques jours a rassuré la population et contribué, sans nul doute, à tenir en respect le groupe anarchiste.

Il existe donc à Agen un groupe anarchiste parfaitement organisé qui compte des membres militants s’occupant de propagande.

Certains indices et de rares documents laissent supposer que ce groupe entretient des relations soit avec des anarchistes isolés, soit avec d’autres groupes constitués ; – qu’il échange des correspondances, reçoit des journaux, envoie des brochures et prend part à des souscriptions. Sommes-nous en présence de théoriciens, d’un groupe d’études anarchistes, ou d’individus déterminés préparant des actes de propagande par le fait ? Des perquisitions qui feraient tomber entre nos mains des papiers secrets du groupe, permettraient seules de découvrir le but visé et d’établir si réellement les anarchistes agenais sont groupés en vue de commettre des attentats contre les personnes ou les propriétés. Mais, j’ai expliqué plus haut comment ils avaient dû, au premier danger, détruire ou mettre en lieu sûr les documents qui pouvaient les compromettre.

J’estime donc que le moment ne serait pas favorable pour agir efficacement contre les principaux anarchistes. Des perquisitions inopinées pourront amener de meilleurs résultats dans quelque temps, alors que l’émotion du groupe sera calmée, que ses membres auront repris leurs habitudes et réuni de nouveau les divers documents intéressant leur association. Au surplus, les individus qui exercent sur ce groupe une influence prépondérante, semblent se préoccuper principalement de la diffusion des théories anarchistes, et non de la propagande par le fait.

J’attendrai, Monsieur le Garde des sceaux, les instructions que vous voudrez bien me donner et auxquelles je ne manquerai pas de me conformer.

Le Procureur général

Source : Archives nationales BB/18/6450

*Exemple de fonctionnement de la société anarchiste, Groupe anarchiste, Agen, 1891, 21 p. [BNF, IIHS] [Maitron : l’auteur serait J. Roux – pseudonyme – selon M. Netlau, « Bibliographie de l’anarchie », 1897, p. 98.] Anarlivres

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Agen. Les anarchistes d’Agen se réunissent tous les lundis soir au Comptoir agenais, chez Palazot, 4 place de la Cathédrale. Ils engagent les travailleurs à venir y discuter familièrement les questions qui intéressent tous les ouvriers.

Tous les samedis soir, les anarchistes sont réunis au « Groupe d’Etudes Sociales », café des Deux Mondes, au 1er étage, place du 14 juillet ; ce groupe est absolument libre et chacun peut venir y exposer ses vues sur la Question sociale, certain d’y trouver un excellent accueil.

Le Père Peinard 8 mai 1892