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Le journal Le Temps avait rendu compte du meeting de soutien des anarchistes à Duval, suite à sa condamnation à mort, par la cours d’assises de la Seine. Mais du côté de la Préfecture de police, la crainte de manifestations anarchistes, lors de l’exécution du condamné avait été renforcée par des rapports alarmistes de certains indicateurs, comme celui du n°4, dans sa note du 13 janvier 1887 : « Les anarchistes sont exaspérés : ils jurent de faire payer aux bourgeois la condamnation de Duval, le plus cher qu’ils pourront. Il est certain qu’on va assister à la perpétration de nouvelles folies, sinon de nouveaux crimes. Les anarchistes vont se procurer les adresses des membres du jury ; dans quel but ? La réponse est facile : ce sont de véritables bêtes fauves doublées de fous furieux ».

Il importait donc de surveiller au plus près la réunion de la Boule-Noire.

La première brigade de recherches de la Préfecture fut mobilisée, informant quasi minute par minute, du déroulement du meeting :

23 janvier 1887, 1h15*. Rapport de la 1ère brigade de recherches.

La grille qui donne accès dans la salle de la Boule-Noire n’est point encore ouverte, il n’y a jusqu’à présent personne aux abords.

Couchot vient d’arriver, seul.

1h15.

Les portes de la salle de la Boule noire ne sont pas encore ouvertes.

Environ 15 personnes se trouvent aux abords, parmi eux sont cinq anarchistes appartenant à la Ligue des Antipatriotes.

L’attitude de ces individus est très calme ; les cinq révolutionnaires causent entre eux.

2h05.

Les portes de la salle de la Boule-Noire ont été ouvertes à 2 heures.

A l’entrée Tortelier examine les personnes qui pénètrent dans la salle.

Environ 50 individus sont entrés ; on remarque une dizaine de journalistes et parmi les anarchistes Couchot, Lucas, Leboucher et Constant Martin.

Jusqu’à présent les curieux paraissent se trouver en plus grand nombre dans la salle que les révolutionnaires.

2h25.

Le public continue à pénétrer dans la salle de la Boule-Noire. Il s’y trouve, en ce moment, environ 250 personnes parmi lesquelles sont environ 25 ou 30 anarchistes.

Ces révolutionnaires sont pour la plupart des jeunes gens ; on remarque parmi eux, outre ceux qui ont été précédemment signalés : Courtois, le femme Gentil et Ulrich, le savetier de la rue des Boulangers.

Aux abords de la salle, il y a une trentaine de curieux qui attendent l’arrivée de Louise Michel et dont l’attitude est très calme.

La plupart des journalistes venus assister à cette séance appartiennent à la presse réactionnaire : Bois Glavy du Gaulois est parmi eux.

3h10.

L’entrée de la salle de la Boule-Noire se fait assez lentement ; il s’y trouve environ 400 personnes. Parmi les anarchistes sont : Grenotté avec plusieurs militants de la Panthère des Batignolles ; Willem, le tailleur ; Willems ; Hénon ; Thomas ; Quinque ; Braut, qui est actuellement reporter à l’Action.

Les révolutionnaires militants paraissent être au nombre de soixante.

Devant la porte il y a une vingtaine de curieux que l’on croit être des habitués des asiles de nuit et qui semblent ne pas entrer dans la salle parce qu’ils n’ont pas les 30 centimes nécessaires pour payer leur place.

Rapport probablement vers 3h25

Il ne se trouve personne aux abords de la salle de la Boule-Noire.

A l’intérieur environ 450 personnes assistent à la réunion ; celle-ci ne se prolongera probablement pas après la tombée du jour,le patron de l’établissement refusant, dit-on, d’éclairer la salle.

Labruyère, du Cri du Peuple, se tient en permanence au café du Cirque, avec deux autres individus.

Louis Michel est arrivée vers 3 heures 25.

On a vu Chincholle, du Figaro, entrer dans la salle.

Rapport sans précision d’heure.

A deux heures et demie, 350 personnes sont réunies à la salle de la Boule noire.

On remarque de chaque côté de la tribune un drapeau noir et un drapeau rouge.

Le journal Le Révolté,« La Défense de Duval devant la cour d’assises » et une brochure « le centenaire de 1889 », sont vendus à l’intérieur.

Un compagnon anarchiste qui doit très probablement appartenir au groupe de la Panthère, monte à la tribune et déclare que la réunion a pour but de protester contre la condamnation de Duval, et de lancer à la face de la bourgeoisie le mépris des prolétaires.

Il termine en poussant le cri de « Vive l’anarchie, Vive la Révolution Sociale ».

Le compagnon Tennevin qui succède à l’orateur précédent, dit qu’en présence de l’odieuse condamnation qui vient de frapper Duval, il croit nécessaire d’exposer à nouveau les théories anarchistes. Nous voulons, dit-il, remplacer l’organisation actuelle de la société, organisation faite au profit de la minorité contre la majorité.

Nous sommes dans une période d’avachissement (sic). Or nous croyons, nous anarchistes, que pour réviser l’ordre actuel des choses, tous les moyens sont bons. Il n’y a qu’un moyen, c’est la violence et nous en userons.

Parlant de Duval, il dit que ce dernier n’a fait que mettre en pratique, les principes que lui et les siens partagent. La propriété, c’est le vol, ajoute-t-il, et en nous en emparant nous ne faisons que rentrer dans ce qui nous a été déjà pris.

S’adressant plus particulièrement à la classe nécessiteuse, il leur conseille de ne penser à leur propriétaire que lorsqu’ils auront satisfait à tous leurs besoins.

Duval est le seul qui ait osé revendiquer devant les juges de la bourgeoisie la gloire d’avoir soutenu les principes que nous partageons tous (applaudissements).

Tortelier, dans un discours violent, dit que le peuple a été, en 1789, la victime de la bourgeoisie, qui s’est appropriée les biens enlevés aux nobles.

Il ajoute que les hommes actuellement au pouvoir n’ont rien fait pour le peuple, qu’il est toujours dans la misère, sans qu’il soit rien fait pour l’en sortir.

Parlant des événements de 1871, il évoque la mémoire des 3.500 cadavres qui crient vengeance.

Prévoyant l’exécution de Duval, il adjure le peuple de se porter en foule à la place de la Roquette, pour empêcher un assassinat.

La fin du discours de Tortelier est couverte d’applaudissements.

Rapport sans précision d’heure.

Après le discours de Tennevin, un ouvrier sans travail nommé Aubry, est monté à la tribune. Il a dit que de la devise républicaine il n’acceptait que les mots « liberté et égalité », sans pouvoir dire pourquoi il ne voulait pas de « fraternité ».

Il a approuvé les actes de Duval, disant que les malheureux qui manquent de pain, par suite des exploitations bourgeoises, sont poussés aux plus dures extrémités et doivent faire la révolution sociale au plus vite.

Dans une réunion tenue il y a quelques temps, on a dit, à poursuivi Aubry, que pour faire cette révolution, il fallait détruire cent mille individus ; on s’est trompé car c’est au moins trois millions de bourgeois et de capitalistes qu’il faut « supprimer » en commençant par les Rothschild et tous les banquiers.

Il ajoute quelques autres phrases tellement incohérentes que le président l’a invité par signes à quitter la tribune.

Un jeune révolutionnaire âgé de 16 ou 17 ans est alors venu à la tribune lire une protestation de la Jeunesse anarchiste de Paris qui approuve la conduite et les actes de Duval, son attitude devant la cour d’assises et qui dit que les jeunes anarchistes parisiens sont prêts à continuer son œuvre et à se mettre dans les rangs de ceux qui veulent la suppression de tous les abus par la révolution sociale.

Le président a ensuite donné la parole a un orateur contradictoire.

Celui-ci a dit qu’il venait à la place de Chauvière, car ce dernier, sachant qu’il aurait des ennemis dans la salle a craint de ne pouvoir parler.

A ce moment, on a entendu crier dans la salle : « C’est encore un du Cri du Peuple !  A bas le blanquiste ».

Le président a fait cesser momentanément ces cris pour faire remarquer que la réunion étant contradictoire, on devait entendre tous ceux qui voudraient parler. Il a ajouté même en s’adressant à l’orateur : « Ecoutons-le, nous aurons plus de force pour répondre ensuite à ce « bonhomme-là ».

L’orateur blanquiste a dit que les abus dont les travailleurs sont victimes ne seront jamais supprimés si l’on emploie les mêmes moyens que Duval ; pour arriver au but désiré il faut s’allier à tous les petits patrons et tous les petits commerçants et n’agir que progressivement par les moyens paisibles.

Un violent tapage s’est produit dans la salle et l’orateur a dû cesser de parler ; il s’est assis en se croisant les bras dans la tribune, avec l’air de défier ceux qui produisaient le tumulte.

Au milieu du bruit on entendait les cris les plus divers : « C’est un agent en bourgeois qui parle » disaient les uns ; « Laissez le parler, les réunions sont libres », disaient les autres. « Foutez-le à la porte », ajoutaient quelques uns.

« Si c’est un agent en bourgeois, a répliqué le président, laissons-le dire, nous lui répliquerons après ».

« Je suis ici pour parler, a repris en se levant, l’orateur blanquiste et je parlerai ».

Sur ces mots un individu s’élança sur lui et le menaça de sa canne, quelques assistants empoignèrent l’agresseur et après quelques paroles vives, le calme s’est rétabli.

L’orateur blanquiste a de nouveau blâmé les actes de Duval, en ce qui concerne le pillage de l’hôtel de Mme Lemaire, dont Duval voulait probablement tirer un parti personnel.

Il est ensuite descendu de la tribune sous les huées d’un certain nombre d’assistants.

La réunion continue.

Rapport sans indication d’heure.

L’orateur blanquiste signalé dans le précédent rapport est Normand, étudiant en pharmacie qui venait, non à la place de Chauvière mais de Fournière.

A 3h1/2, Thévenot l’a remplacé à la tribune. Il a critiqué l’attitude et la conduite de Normand qui a renié ses idées anarchistes et qui n’a pu être chargé de venir parler au meeting au nom de Fournière, lequel n’est au fond qu’un bourgeois et ne peut par conséquent ni parler, ni faire parler contre la classe capitaliste.

Pendant le discours de Thévenot et au moment où Normand descendant de la tribune, regagnait sa place, quelques anarchistes se sont précipités sur lui et lui ont donné quelques coups ; les assistants ont retiré Normand d’entre leurs mains et l’ordre a pu être rétabli aussitôt.

Duprat est monté à la tribune après Thévenot. Il a dit que dans l’affaire Gallo, Normand s’est mal conduit devant le juge d’instruction, chez lequel il a été appelé, et a donné à supposer à ce magistrat que Gallo avait agi à la suite d’un complot formé entre un certain nombre d’anarchistes.

Il a terminé par quelques paroles approuvant les actes de Duval.

Tortelier a également critiqué la conduite de Normand qui a été louche dans certaines circonstances et il a approuvé les agissements de Duval qui n’est pas, a-t-il dit, un malfaiteur, mais un révolutionnaire convaincu qui protestait contre les exactions dont les travailleurs sont victimes de la part des capitalistes.

Louise Michel, entrée pendant le discours de Tortelier, a pris la parole. Après avoir, suivant habitudes, retracé la misère des uns, elle a dit que le moment de se révolter était venu et que chacun devait agir en réglant sa conduite sur celle de Duval.

Elle a terminé en disant que le jour de l’exécution de cet anarchiste, elle irait à la place de la Roquette crier : « Vive l’anarchie » et elle espère voir tous les révolutionnaires qui ont de la conscience, se joindre à elle pour cette protestation.

Le jeune Jahn a répondu à Louise Michel que le groupe La Main Noire se joindrait a elle et tâcherait d’empêcher l’exécution de Duval.

Il a fait ensuite le tableau de la misère des travailleurs qui a-t-il dit, n’ont plus qu’une ressource, celle de s’insurger et de déposséder tous les bourgeois.

Jahn a terminé en invitant tous les anarchistes à se joindre à lui pour aller place de la Roquette, sinon pour empêcher l’exécution de Duval, ce qui serait difficile, mais pour exécuter ensuite le bourreau.

Un autre anarchiste est monté à la tribune pour approuver complètement les actes de Duval.

Le comte de Neuville a pris ensuite la parole. Il a dit que les choses qui se sont produites en France depuis quelque temps l’ont rendu communard, de royaliste qu’il était ; il a attaqué le gouvernement actuel, notamment M.M. Goblet et Dauphin.

Il a terminé en adjurant le peuple de ne pas laisser subsister un semblable état de choses et de s’insurger.

Après ce discours qui a été très applaudi ; Leboucher a critiqué dans son langage très violent, le comte de Neuvile, dont la place a-t-il dit n’est pas dans une semblable réunion.

Ricois, de la Panthère des Batignolles, s’est plaint de n’avoir pas été entendu par les juges qui ont condamné Duval. Il a voulu lire une lettre écrite récemment par ce dernier dans la prison de la Roquette, mais se trouvant trop ému, il a dû faire faire cette lecture par le président de la réunion.

Dans cette lettre Duval dit que des camarades ne doivent pas s’étonner s’il s’est pourvu en cassation ; il n’a agi ainsi que parce qu’il croit que son procès présente des vices de forme. Il engage ses compagnons a lui écrire et dit qu’il restera ferme et courageux jusqu’à la mort.

Le président a ensuite engagé les assistants à verser leur obole au profit de Duval puis il a levé la séance. Il était alors 4h45.

La quête a été faite à la porte.

Les anarchistes présents ont entonné la Carmagnole qu’ils ont chanté jusque la sortie ; celle-ci s’est faite lentement et avec calme.

Aucun incident à signaler.

4h1/4.

On a déjà vu sortir de la salle de la Boule-Noire une cinquantaine de personnes, qui pour la plupart stationnaient aux abords, avec une centaine d’autres curieux.

Tous ces curieux, disséminés sur le boulevard ne forment pas de rassemblement et attendent la fin de la réunion qui paraît devoir se produire bientôt.

On a vu entrer au meeting M. Coffignon, du Petit Journal, en compagnie de quatre autres journalistes.

4h40.

La sortie de la salle de la Boule-Noire est commencée à 4h1/2, elle s’effectue lentement et avec calme.

Il se trouve aux abords une centaine de personnes que l’on fait circuler.

4h55.

Les grilles de la salle ont été fermées. Louise Michel est partie quelques minutes après en passant par le café, elle était accompagnée d’un individu et tous deux sont montés en voiture aussitôt.

Il ne reste aux abords de la salle que quelques rares curieux.

5h10.

La sortie de la salle de la Boule-Noire s’est effectuée sans incident, une cinquantaine de révolutionnaires sortis en chantant la Carmagnole, se sont dispersés à peu de distance des portes intérieures.

5h20.

Toutes les personnes sorties de la salle de la Boule-Noire et quelques curieux qui se promenaient aux abords sont dispersés.

Le boulevard de Rochechouart présente maintenant son aspect ordinaire.

Source :

Archives de la Préfecture de police de Paris Ba 75

Les anarchistes et la condamnation de Clément Duval (1)

*de l’après-midi.