AUX OBSÈQUES DE l’ÉBÈNISTE HENRI CLER. MANIFESTATION SYNDICALISTE. LES RÉVOLUTIONNAIRES CONTRE LA POLICE. COLLISIONS SANGLANTES.

Metropolitan museum of art. Alphonse Bertillon. Albumens silver prints. Photographs.

La manifestation organisée hier par la fédération de l’ameublement, à l’occasion des obsèques de l’ébéniste Henri Cler, mort, comme nous l’avons raconté, des suites d’une blessure reçue au cours d’une bagarre survenue le 13 juin dernier au faubourg Saint-Antoine, entre des grévistes et la police, a provoqué des incidents très violents. Des coups de feu ont été tirés à plusieurs reprises sur les agents, et après plusieurs bagarres et collisions sanglantes, les hauts fonctionnaires de la police ont dû faire faire les sommations légales et commander à la cavalerie de charger les manifestants.

Carte postale cartoliste

Au moment de la levée-du corps, vers trois heures et demie, il y avait aux abords du domicile du défunt, 127, faubourg Saint-Antoine, une foule énorme. Le square Trousseau, situé non loin de là, avait été envahi par les délégations syndicales groupées autour de leurs bannières et drapeaux.
Les militants les plus connus de la C. G. T. et de l’Union des syndicats se trouvaient au milieu de cette masse, d’où montaient par instants les refrains de Internationale. Les commissaires de l’Union des syndicats eurent, beaucoup de peine à frayer un passage au corbillard, derrière lequel marchait le fils du défunt, soldat dans un régiment de l’Est. Mais c’est à dessein qu’on n’avait laissé aucun agent au milieu de cette foule compacte et hostile.
Sur le cercueil, on avait déposé une couronne d’immortelles rouges, portant cette inscription « A notre camarade, victime de l’ordre social » et épingle l’affiche illustrée que le dessinateur révolutionnaire Grandjouan avait composée pour l’Union des syndicats au lendemain des événements de Vigneux-Draveil, et représentant M. Briand vêtu de la simarre rouge du garde des sceaux et chargeant au milieu des dragons. Cette affiche est intitulée « Les victoires de la troisième République. »

En tête du cortège, une femme portait un drapeau rouge sans inscription, cravaté de crêpe, et un jeune homme brandissait le drapeau noir des « Jeunesses révolutionnaires ».

Carte postale cartoliste

On avançait très lentement, bien que la circulation de tous les véhicules eût été suspendue dans le faubourg. On sentait dans la foule grandir l’effervescence. Les cris se croisaient. On interpellait les locataires qui se penchaient aux fenêtres des maisons, et dont quelques-uns agitaient des drapeaux rouges.

Un premier incident se produisit devant le poste de police du quartier Sainte-Marguerite, à l’angle de la rue de Montreuil et du Faubourg Saint-Antoine. L’agent Vidal, de planton à la porte, insulté menacé et même frappé par des énergumènes, dut se mettre à l’abri dans le poste, dont les vitres volèrent bientôt en éclats.

Devant les ateliers d’ébénisterie de MM. Sanyas et Popot, des cris furent poussés, parce que la bagarre au cours de laquelle Henri Cler fut blessé avait été provoquée par des perturbateurs qui entendaient par là « soutenir n les ouvriers de cette maison en grève. Là, comme ils voulaient intervenir, une dizaine de gardiens de la paix furent lapidés, et trois coups de revolver éclatèrent.
Cependant le cortège, qui ne comprenait pas moins de quatre à cinq mille personnes, s’engageait dans l’avenue Philippe-Auguste, flanqué à distance par des agents et suivi par des dragons.
Sur le boulevard de Belleville, les musiques des baraques foraines durent se taire pendant que le corbillard passait. Au n° 33, un industriel grimpé sur un échafaudage ayant été pris à partie par un manifestant, le chantier où il se trouvait fut envahi par une bande de syndiqués. Mais une trentaine de gardiens de la paix arrivèrent aussitôt, et à coups de plat de sabre chassèrent les intrus, tandis que deux coups.de feu retentissaient.
A partir de ce moment, les incidents se multiplient. Place du Combat, un gardien de la paix reçoit un pot à lait sur la tête. A l’angle de la rue de Meaux et du boulevard de la Villette, un autre, qui est monté sur un tramway de l’Est-Parisien pour aller prendre son service, est sommé de se découvrir et de mettre pied à terre. On l’invective.
On le menace. Un individu tire sur lui un coup de pistolet et s’éclipse. La scène s’aggraverait encore, si une vingtaine de gardiens de la paix du 20e n’accouraient et ne châtiaient les énergumènes.
Ceux-ci se réfugient dans une vacherie on les chasse de ce dernier retranchement. Pendant ce temps, un sous-brigadier est lapidé sur le boulevard, des apaches renversent et piétinent un de ses hommes qui voulait arrêter un manifestant lançant des boulons de fer; et un peu plus tard, à la rotonde de la Villette, on fait feu sur un gardien de la paix qui reste à son poste.
Rue de Flandre, où le cortège pénètre en chantant l’Internationale, c’est un encombrement inouï de tramways, de camions, de véhicules de toute sorte. La marche se ralentit. Aussitôt qu’on a franchi la barrière, la cavalerie et la police font évacuer le talus des fortifications, où des milliers de curieux avaient pris position.

Il est près de sept heures quand la tête du cortège pénètre, par la porte de la route d’Aubervilliers, dans le cimetière de Pantin-Parisien.
Seulement, comme la fosse réservée à Henri Cler est creusée à l’extrémité est de la nécropole, il faut encore une demi-heure pour que le corbillard parvienne au terme de son parcours. Alors c’est une ruée sur les tombes la foule, piétinant les fleurs, enjambant les bordures, franchissant les tombes, se presse autour des employés des pompes funèbres qui ont les plus grandes difficultés à tirer le cercueil et à le porter devant la fosse.
Voici les couronnes d’immortelles rouges et les chefs de la G. G. T. Prenant le premier la parole, M. Arbogast, secrétaire de la Fédération de l’ameublement, remercie les syndiqués d’avoir suivi en masse le corps d’Henri Cler. Puis M. Thuilier, secrétaire de l’Union des syndicats, engage ses amis ne pas « se laisser assassiner par les Bandits de la préfecture ». Et enfin M. Lavaud, député socialiste, exprime les sentiments de douleur que la mort d’Henri Cler a causés dans son parti. Entre temps, on perçoit quelques cris de « Vive Henri !»

A sept heures et demie, la cérémonie terminée, beaucoup de manifestants s’en vont par les allées du cimetière. Mais il en reste 3,000, groupés en masse compacte, et qui décident de sortir, coûte que coûte, du cimetière derrière tes drapeaux rouges déployés. Bien entendu, la police est, de son côté, résolue à ne pas tolérer cette sortie; et dès que tes étendards révolutionnaires apparaissent dans l’avenue principale, MM. Laurent, Touny, Orsatti, Garpin, Pruvost et Leblanc, qui forment l’état-major du service d’ordre devant le bureau du conservateur, examinent la situation. S’étant rendu compte que l’endroit n’est pas propice à une manœuvre ayant pour but de diviser la colonne, ils vont se poster du côté de la porte de Flandre. C’est là que les révolutionnaires seront arrêtés et dispersés.
Quelques minutes s’écoulent. Bientôt l’Internationale retentit, puis la Carmagnole. Et soudain, voici la tête de la colonne qui débouche pour franchir la barrière au pas accéléré. Déjà on entend les cris des énergumènes « Assassins! A mort les flics! » Mais derrière les grilles de l’octroi, on voit briller les casques des dragons et des gardes républicains et il apparaît que les glacis des fortifications ayant été déblayes, les troupes ne courent pas le risque d’être surprises sur leur flanc. Il y a là quatre escadrons du 23e dragons, un escadron de la garde à cheval, trois cents agents et des réserves.
Les dispositions sont vite prises les troupes se resserrent, ne laissant vide qu’un étroit couloir. C’est par ce chenal que les manifestants devront passer. Les commissaires de police ont ceint leur écharpe. Le commissaire divisionnaire Orsatti demande à. M. Laurent :
Peut-on considérer cette colonne comme un rassemblement armé?
Oui répond le secrétaire général de la préfecture.
Aussitôt M. Touny fait avancer deux trompettes:
Vous exécuterez, leur dit-il, la sonnerie du « Garde à vous! »
M. Orsatti, lui, se porte au-devant de la colonne
Dispersez-vous et pliez les drapeaux! dit-il.
La réponse des manifestants est significative. Ce ne sont que des cris de « Assassins! Assassins! »

pont de Flandre
Alors les trompettes font les sonneries. Les trois sommations se succèdent. Mais malgré les appels réitérés au calme, la colonne est demeurée compacte, et soudain un ordre bref
En avant, sabre au clair !
Les agents, sabre à la main, s’élancent. Et c’est la collision.
Des manifestants se réfugient sur le talus conduisant à la voie du tramway Pantin-Saint-Ouen; les gardiens de la paix les poursuivent, et la lutte continue. Les coups de revolver crépitent.
Toutefois, il reste devant la police un bloc de 2,000 révolutionnaires qui ne lâchent pas pied.
Alors M. Touny fait donner la cavalerie: dragons et gardes à cheval chargent. Les drapeaux sont arrachés mis en pièces. En vain les manifestants essayent de résister; ils sont disloqués, coupés, chassés, mis en fuite dans toutes les directions.
A partir de ce moment la cavalerie déblaya les rues avoisinantes. Tout le monde doit fuir devant la trombe.
D’une tapissière partent des cris « Assassins! », M Touny donne immédiatement l’ordre de faire évacuer le véhicule. Quatre des personnes qui s’y trouvaient sont arrêtées et conduites au commissariat.
Quarante et un agents ont été blessés au cours des bagarres qui ont accompagné et suivi, les obsèques de l’ébéniste Henri Cler. Vingt et un des gardiens de la paix appartiennent au 20e arrondissement, treize au 1er, deux au 2e et un au 11e.
Le lieutenant Simon, de la garde républicaine, a reçu sur son casque un tesson de bouteille et a eu sa tunique déchirée. Cet officier est le même, qui, au cours des manifestations Ferrer, avait été grièvement blessé.
Cinq des individus arrêtés au cours des bagarres d’hier ont été envoyés au Dépôt. Ce sont les nommés Adolphe Rosenblatt, trente-deux ans, sujet roumain, ébéniste, inculpé de bris de clôture et d’infraction à la loi du. 8 août 1893; Jean-Marie-François Soufflot, quarante-sept ans, serrurier; Eugène Gillet, cinquante et un ans, mouleur en cuivre, inculpé de bris de clôture et de violences à des agents; Léon Arnoud, quarante-cinq ans, ébéniste, et Jules Koch, trente-deux ans, plombier, inculpés de voies de fait et de rébellion.

Source : Le Temps 28 juin 1910

Iconographie :

cartoliste. Site international de cartes postales anarchistes

Metropolitan museum of art

Pour aller plus loin :

Biographies de Henri Cler sur l’Ephéméride anarchistele Maitron et sur le Dictionnaire des militants anarchistes

Un livre : Le goût de l’émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque » d’Anne Steiner.