Le père Peinard

Une sorte de feuille ordurière n’ayant droit à aucune prétention littéraire, rédigée en un style dont la bassesse n’a même pas la drôlerie pour excuse : c’est le Père Peinard. Il y a loin des grossièretés stupides de ce chiffon de papier aux spirituelles avocasseries que le fondateur de la Lanterne de Boquillon inaugura. Réunissez tous les jurons possibles, amalgamez avec l’ordinaire langage des pires escarpes et vous ferez un Père Peinard. La recette n’est ni difficile à suivre, ni coûteuse.

Certes, je n’eusse jamais songé à faire du Père Peinard un sujet d’article si, par le plus grand des hasards, cette plate imitation du Père Duchesne m’était tombée sous la main. J’ ai lu un bout d’article relatif aux anarchistes de Saint-Denis, et peut-être est-il intéressant de citer pour l’édification de l’honnête ouvrier la prose de l’organe officiel des compagnons.

« A Saint-Denis»

Tout le patelin est sans dessus dessous, nom de Dieu.

Ce que les bons bougres rigolent et se payent la tête de leurs volatiles municipaux, c’est rien que de le dire

Y a de quoi, aussi! Vrai, ou peut pas imaginer une frousse plus faramineuse que celle qui a pris aux fesses des conseillers de l’endroit.

Il a suffi que deux douzaines de zigues à poil fassent un peu de fouan pour leur foutre la trouille.

Déjà, l’autre samedi, ils avaient pas osé siéger. La semaine qui vient de s’écouler ça a été kif-kif : iis devaient se réunir vendredi et samedi, mais bastai. ils verront plus tard s’ils doivent se réunir; pour l’instant ils sortent pas de leurs piaules.

Leur trac est tellement grand que leurs ménagères en finissent pas de nettoyer les fonds de culotte. »

Ce n’est vraiment pas mal. Encore n’ai-je choisi que l’échantillon le moins déplacé. Il vous reste à penser — ceci peut être considéré comme à peu près convenable eu égard au goût général de cette feuille de papier imprimée que je me garderais bien d’appeler journal, — ce que vaut le reste.

Eh ! bien, je n’ai jamais cru qu’avec de gros mots on pouvait arriver à faire triompher une cause même bonne. A plus forte raison, n’arrivera t-on pas à faire réussir une cause, radicalement mauvaise et deux fois vicieuse, étant d’abord irréalisable en sa fin, puis malsaine en ses moyens.

Allons un peu au fond dos choses et puisque l’occasion s’en présente et qu il nous reste quelques minutes à perdre, discutons sérieusement, sans sourire, la doctrine anarchiste. L’absence de toute loi est son premier principe. La loi — les anarchistes ne nous apprennent rien d’ailleurs — est une restriction à la liberté humaine et comme cette liberté doit être illimitée, on nous propose tout de suite de mettre le feu aux sept codes réunis. C’est peut-être très logique. Malheureusement, de par l’expérience humaine, il demeure prouvé qu il n y a rien de plus faux que la logique si ce n’est la théorie qui fait du jeu de billard un jeu géométrique.

En théorie les lignes décrites par les billes sont géométriques mais en pratique Veftct détruit tout ce calcul.

L’anarchie a ce point de ressemblance avec le billard, c’est quelle a la prétention d’être rigoureuse et mathématique et qu’elle ne veut pas tenir compte de l’effet, c’est-à-dire des passions humaines.

Si l’homme était parfait — et la femme aussi — il n’y aurait pas besoin de lois. Voilà qui est très bien. Mais d’abord l’homme est-il parfait?

Je ne crois pas et je vais jusqu’à dire que même la qualité « d’anarcho » pour parler Peinard ne me parait pas suffisante à réaliser la perfection désirable.

Les braves gens qui s’intitulent internationalistes et qui croient aux balivernes que leur récitent des Martinet ou des Courtois n’ont jamais songé qu’ils seraient les premiers à réglementer duriment, s’il leur arrivait de gouverner, ce que Prud’homme appelait le char de l’Etat. Que viennent nous dire ces agitateurs sans scrupules; de quoi parlent-ils dans leur réunion. D’abord et avant tout de leur organisation, de la discipline des compagnons.

Mais voilà des mots qui jurent étrangement avec leur principe. On n’organise pas sans poser de règles ; et si jamais un mot m’a paru savoir être rayé du vocabulaire anarchiste, certes c’est le mot discipline.

Des saltimbanques qui paradent et vivent de leurs pitreries et des malheureux qui les écoutent et les paient, tel m’apparais le parti du grand chambardement.

Il n’est d’ailleurs pas besoin d’être fort exercé en psychologie politique pour voir jusqu’où va la fumisterie d’une telle coterie, il n’y a qu’à lire son organe.

Si donc, vous avez le courage nécessaire, allez jusqu’au bout du Père Peinard. Je l’ai fait une fois par devoir professionnel. Je ne sais si je pourrais à nouveau m’imposer une pareille tâche,

Celte accumulation de grossièretés sans esprit, de plaisanteries sans finesse, finit par lasser. Cette publication n’a pas à être comptée dans la Presse et j’en suis à me demander, en terminant cet article, si il n’eut pas été préférable de dédaigner les lignes que le Père Peinard consacre à St-Denis et si le désir de mettre nos lecteurs au courant de tout ce qui se dit de notre ville ne m’a amené à discuter avec un organe indigne de toute discussion.

Edgar JEGUT.

Journal de Saint-Denis 12 mars 1891

Lire le dossier : Les anarchistes de Seine-Saint-Denis