La manifestation anarchiste

Les anarchistes de Saint-Denis ont bougé un peu jeudi, la police s’est également remuée; le tout réuni a composé une manifestation. Je m’empresse d’imprimer que ce sont les anarchistes qui ont commencé. Leur commencement, qu’ils savaient le mieux, n’était pas trop mal.

Sur les affiches convoquant les jeunes conscrits, on trouvait le matin du tirage, des mots écrits à la main: «A BAS la PATRIE, VIVE L’ANARCHIE » Etaient-ce les authentiques lecteurs du Père Peinard ou de simples fumiste qui avaient ainsi publié de leur littérature ? J’incline à croire que les deux propositions peuvent être soutenues.

Ce qui venait directement des anarchistes, c’étaient les affiches imprimées et les sortes de prospectus de manifestation que l’on distribuait un peu partout.

Voici quelle était à peu près la teneur de ce bout de papier qui indiquait le bon coin ou se trouvait la meilleure et la préférable anarchie :

« Les soldats sont des martyrs, les officiers des brutes, les bourgeois sont des infâmes et les anarchistes sont des braves gens. »

Ôtez cette particularité que de telles choses ont été dites quelques milliers de fois et vous trouverez, encore un certain intérêt a lire ce petit produit de la fertile imagination des « compagnons. »

Il va sans dire que c’était notamment sur la place de la caserne que les anarchistes voulaient manifester. Mais, voyez le malheur, c’était aussi surtout la place de la Caserne qu’avait le plus follement fait occuper M. Rouquier. Donc les anarchistes se sont trouvés nez à nez avec M. Rouquier et ses agents qui ont assez facilement dispersé la criarde bande. C’est vers midi que les compagnons se sont réunis sur la place. A midi 25 il ne restait plus que des agents qui manifestaient… leur ennui par des bâillements prolongés.

Ce notait que le prologue; la chose allait devenir plus sérieuse. Les fortes têtes s’étaient réunies au café Coulomb et chantaient la Carmagnole et Ça ira. Après Ça ira les compagnons ont entonné le veux Père la Purge œuvre d’un des leurs et qu’ils considèrent comme remarquable bien qu’elles soit plutôt d’une désespérante banalité…

C’est au son du Père la Purge que la police est entrée au café Coulomb pour inviter ces messieurs, pardon ces citoyens à se séparer le plus lestement possible.

Ils l’ont fait.

Des moutons, les anarchistes ! A moins que ce ne soit que des modèles en carton pâte à qui M. Rouquier ait eu à faire.

jusqu à 1 heures l’anarchie nous a laissé la paix.

C’était l’entracte, on préparait un dernier tableau saisissant.

M. Rouquier considérant l’affaire comme complètement terminée, rentrant dans ses bureaux avec ses agents – et la satisfaction du devoir accompli.

Que si l’on fut venu dire son collègue du sud, M. Bélouino.

– Il y a des anarchistes ?

– Bah ! Eut dit M. Bélouino. Où ça, à Paris.

Ces diables d’anarchistes existaient cependant et après avoir bien bassiné M. Roquier, se disposaient à embêter son collègue.

Vers quatre heures, M. Bélouino était informé qu’à deux pas du commissariat au café du Zanzibar se tenait une réunion des meneurs anarchistes.

M. Bélouino donna immédiatement l’ordre de cerner le Zanzibar et accompagné de son collègue M. Roquier et de son secrétaire M. Dupont, pénétra dans l’établissement.

Les compagnons étaient réunis au premier, dans une salle de billard.

M. Bélouino somma les anarchistes de se séparer. Un des plus fougueux, le nommé Decamps tira un revolver, mais bien qu’en ait dit certains de nos confrères parisiens, insuffisamment renseignés, ne fit pas feu sur M. Rouquier.

Le revolver était uniquement destiné à effrayer les agents qui l’entouraient. Il espérait se sauver par la fenêtre. Effectivement il parvint à gagner le balcon et on dut le saisir au moment où il l’enjambait pour sauter dans la rue.

Il n’y a pas eu de coup de revolver de tiré.

Les anarchistes cernés se sont rendus à merci.

Douze d’entre eux ont été arrêtés sur les ordres de M. Bélouino et dirigés vers le dépôt de la Préfecture de Police.

Ce sont les nommés: Decamps Henri 31 ans, Collion François 20 ans, Fradet Ernest 20 ans, Bertrand Elysée 20 ans, Ferrière Nestor 19 ans, Montgouillard Ernest 17 ans, Voyez Émile 20 ans, Dertho Émile 29 ans, Sauval Paul 17 ans, Pernin François 30 ans, Ferrieu Henri 16 ans, Galau Charles 17 ans.

Il y a eu également deux prêtresses du culte, les citoyennes Ségard Louise, 33 ans et Monceau Aimée, 28 ans qui ont été appréhendées au corps.

Après interrogatoire ; M. Bélouino a fait relâcher ces braves femmes détraquées.

Un fait assez bizarre s’est produit au commissariat sud. Le père du jeune Galau est venu le réclamer et rencontrant le citoyen Decamps dontil est parait-il une des très vieilles branches, lui a coram populo, chez le commissaire de police, demandé vingt sous. Généreusement le Citoyen Decamps a octroyé une infime parcelle de capital au père Galau.

Au moment où M. Bélouino a pénétré dans le café du Zanzibar et mis ces bons diables en état d’arrestation, ils portaient des écharpes noires et rouge avec des sortes de cocardes ou ces mots étaient portés en exergue « Du pain ou du plomb. »

Nous apprenons à la dernière heure que les compagnons réunis à Aubervillicrs, ont flétri les agents du pouvoir qui ont arrête leur douze frères et ont osé porter la main sur Pernin, le propre frère du maire de Saint-Ouen.

Puis ils ont déclaré que Je Conseil municipal de Saint-Denis avait manqué à tous ses devoirs en n’intervenant pas auprès des commissaires de police pour faire relâcher leurs victimes.

Pour punir le Conseil de sa trahison, les anarchistes réunis en tribunal secret et redoutable, ont décidé qu’ils entreraient en armes par la force et contre et contre la force dans la salle des délibérations et qu ils feraient aux conseillers des remontrances énergiques el tumultueuses.

M. Devoluet a pris lui aussi une décision. Le Conseil ne se réunira pas avant huit jours et de sérieuses mesures d’ordre seront prises pour empêcher les anarchistes d’entrer.

Donc, représentants de Saint-Denis, délibérez en paix.

Edgar JEGUT.

Journal de Saint-Denis 22 février 1891

***************************

Une rectification. — Nous avions annoncé dans notre dernier numéro l’arrestation de M. Ernest Fradet. comme anarchiste au « Zanzibar ». M. Ernest Fradet a bien été arrêté mais par erreur.

Conscrit de l’année et demeurant juste en face dans la maison de M. Plouin. M. Fradet se trouvait au Zanzibar comme client. ll a d’ailleurs été remis en liberté eu arrivant à Paris.

Journal de Saint-Denis 26 février 1891

Lire le dossier : Les anarchistes de Seine-Saint-Denis