Saison 3 : Fortuné Henry, le syndicaliste CGT, fondateur du journal Le Cubilot. Lire l’ensemble des épisodes.
Vingt troisième épisode. Fortuné Henry quitte la colonie d’Aiglemont et s’installe au Parc Saint-Maur.

Une mauvaise entente entre colons d’Aiglemont s’est installée depuis un moment mais un autre événement précipite la chute de l’Essai. Ce sont deux proches de la colonie qui y viennent régulièrement assister aux conférences ou manger à l’Essai, qui vont causer la chute et amplifier les divergences.
Le dimanche 7 juin 1908, Camille Thiry, menuisier et Pierre Paret, ajusteur-mécanicien, se rencontrent à 11 heures à l’Union des syndicats, rue Victoire Cousin, sont également présents Louis Bara, Alphonse Taffet, Ferrette et d’autres syndicalistes de l’Union. Thiry et Paret emportent un paquet d’affiches intitulées « Gouvernement d’assassins » pour les coller en ville le soir même.1

Ce jour de la Pentecôte, à la colonie d’Aiglemont, Fortuné, le Russe, Couca, l’Américain, Samuel Lefèvre, Adrienne Tarby et Mme Berthe sont bien occupés, montrant qu’ils n’accordent aucune importance aux fêtes religieuses. Entre 15 h et 17 h, Vermorel dit « Couca » ou « l’Espagnol » et Lefèvre sèment des betteraves. Des compagnons de Nouzon, dont Emile Roger, en visite, viennent discuter avec Lefèvre et les regardent travailler un moment. Toute la journée du dimanche passe en divers travaux agricoles, jusqu’à 17 ou 18 heures.
Vers 20 h 30, Lefèvre, Mme Berthe, « le typographe » et « l’américain » partent alors au bal dans le village voisin de Neufmanil, Mme Berthe danse avec « le typographe ». Ils rentrent vers 23 heures.
Le lendemain, 7 juin 1908, M. Thiéry, dentiste à Charleville se rend avec sa famille, passer la soirée salle du Gymnase où a lieu une séance de cinématographe. Lorsqu’il revient chez lui, à minuit, rue Forest, il constate qu’on s’est introduit chez lui et que 10.000 francs ont été volé dans son secrétaire.
Le voleur a escaladé une terrasse et brisé la vitre d’une porte-fenêtre, puis il est allé directement, en passant par plusieurs pièces, au secrétaire renfermant l’argent.
M. Thiéry fait connaître au juge d’instruction Garnier, que Camille Thiry, avait travaillé chez lui pendant un certain temps lors de la réparation de son secrétaire et qu’il savait qu’il y enfermait de l’argent.2
L’information judiciaire ouverte permet d’établir que Thiry a surveillé la famille du dentiste au abord du cinématographe, pour s’assurer que la famille Thiéry va y passer la soirée et qu’ensuite il passe voir Joseph Paret avec lequel il reste jusque tard dans la nuit.

Un fragment de vitre, provenant de la fenêtre fracturée et portant des empreintes de doigts est envoyée au service anthropométrique de Bertillon à Paris qui confirme qu’elles correspondent à celles de Paret.
C’est Paret qui s’est introduit chez le dentiste pour voler, avec la complicité de Thiry qui lui fournit les renseignements nécessaires sur la disposition des lieux.
Le 8 juin 1908, lundi de Pentecôte, une perquisition a lieu chez Camille Thiry, pour trouver le butin du vol, à cette occasion des affiches « Gouvernement d’assassins » sont saisies mais aucune trace du butin. Thiry est laissé en liberté. Pour une raison inconnue (est-ce pour cacher l’argent volé?), il décide d’aller à vélo à Puissemange en Belgique, en passant par Gespunsart, Neufmanil et le Petit Sabot l’auberge située près de la colonie d’Aiglemont où il vient pour assister à une conférence de Fortuné Henry l’après-midi.
Le même jour, Pierre Paret se rend au siège de l’Union des syndicats des Ardennes, rue Victoire Cousin. Vers 11 heures avec Alphonse Taffet et Louis Bara, ils partent à pieds pour la colonie d’Aiglemont. Ils y arrivent vers 13 heures.
Thiry arrive à la colonie d’Aiglemont alors que tous les colons sont à table à l’extérieur de la maison en fibrociment. Il paraît préoccupé, au point que Lefèvre se demande s’il lui est arrivé quelque chose. Lefèvre quitte la table, s’approche de lui et l’interroge, Thiry lui répond qu’il vient d’être perquisitionné. Lefèvre lui dit que ce n’est pas une raison pour être impressionné de la sorte. Thiry rétorque : « J’ai déjà été condamné, je crains de l’être à nouveau, bien que je sois innocent. J’ai une femme, des gosses que j’aime bien. » Après cette discussion à l’écart, Lefèvre reprend sa place et Thiry vient s’installer en bout de table
Lefevre part alors en vélo à Charleville une demi-heure ou une heure plus tard, pour « consoler » Mme Thiry pour laquelle il semble avoir une certaine attirance et bien sûr sans rien en dire au mari. Il trouve Mme Thiry en pleurs et lui dit que son mari est à la colonie et qu’il va revenir. Il rentre à la colonie vers 18h ou 18h 30.
Pendant ce temps Thiry se repose dans l’herbe de son voyage en Belgique. Il discute avec Roger de Nouzon et Rigaut de Deville.
Thiry et Paret, se mettent à discuter de la perquisition qui vient d’avoir lieu le jour même chez Thiry et des affiches saisies par la police. Paret répond : « Tu n’as pas de bile à te faire, les affiches n’ont pas été posées. Si on te dit quelque chose, tu diras que c’est moi qui les ai apportées. » Taffet, pour sa part, s’étonne même que Thiry ne lui adresse pas la parole, alors que la veille, il lui a remis un paquet d’affiches à coller.
Pendant ce temps Fortuné fait la sieste. Adrienne Tarby vient le réveiller vers 15 h 30, pour faire la conférence qui avait été annoncée.
Avant la conférence de Fortuné, Thiry prend une tasse de lait, il entend Fortuné qui invite Paret à rester à souper. La conférence a lieu en plein air entre la maison d’habitation et l’imprimerie, une soixantaines de personnes y sont rassemblées. Elle dure une heure et demie à deux heures puis on chante. Sa causerie terminée, Fortuné emmène les spectateurs voir l’imprimerie et la fait fonctionner.
Thiry repart en vélo vers 18 ou 19h. Les colons se mettent à table à l’intérieur, pour souper.
De son côté, Paret reste à la colonie. Il y chante, se promène dans les bois, mange avec eux et vers 22 heures rentre à Charleville. Il est minuit lorsqu’il arrive chez Camille Thiry, celui-ci lui remet un paquet contenant un revolver que Paret a l’habitude de porter sur lui, même lorsqu’il se rend à l’Essai.
Le 11 juin le juge d’instruction, précédé de cinq gendarmes,3 vient interroger Fortuné à la colonie et perquisitionne sa chambre, son coffre, la salle commune et l’imprimerie, sans trouver l’argent volé chez le dentiste. La perquisition semble assez bienveillante, tous les bâtiments ne sont pas visités.
Fortuné explique au juge Garnier que Thiry et Paret ne lui ont remis aucun paquet le lundi 8 juin.
Seulement 10 jours plus tard Fortuné quitte définitivement Aiglemont.
Le 21 juin 1908, il arrive chez son frère qui est fruitier, Grande rue à Brévannes, le préfet de Versailles, dans un télégramme4, lui prête l’intention de venir se fixer dans les environs.
Le 20 juillet 1908, une note du Préfet de police indique que « des dissentiments entre Fortuné et les autres colons, notamment avec le russe Mathieu qui lui reprochait d’être autoritaire, le fondateur après avoir vendu le matériel agricole, vient de s’installer à son compte à Brévannes, comme imprimeur. Il emporte, en quittant la colonie, le matériel d’imprimerie. »5
Le juge d’instruction Garnier, de son côté, considère que le départ de Fortuné Henry, peut être de nature à faire supposer que l’ argent du vol chez le dentiste a pu servir à cette émigration, mais il n’en n’a aucune preuve. Il est vrai que le transfert de l’imprimerie des bois d’Aiglemont vers la région parisienne n’est pas une mince affaire.
Quant à Lefèvre, il quitte la colonie, le 27 juin 1908, pour se rendre à Nancy, n’étant plus en « communion d’idées » avec Fortuné, à cause de « son attitude envers certains camarades. »
Selon Lefèvre « la seule raison de la dislocation de la colonie est un manque d’harmonie entre les colons »
Le 1er août 1908, il ne reste à Aiglemont que Vermorel, le Russe est descendu à Charleville. Fortuné, l’Américain, Adrienne Tarby et Mme Berthe ont quitté l’Essai. Le juge d’instruction qui se présente à la colonie pour les interroger ne peut entendre que Vermorel. Il s’agit pour lui de vérifier l’alibi de Lefèvre, à l’époque inculpé dans l’affaire du vol chez le dentiste6
Début août 1908, Fortuné s’installe au Parc Saint-Maur (quartier à Saint-Maur-des-Fossés. Val-de-Marne). Le 4 août 1908, le commissaire de police de Nouzon signale au juge d’instruction que la colonie d’Aiglemont a évacué sur la maison Maudière-Jeunehomme, anarchiste de la localité, une « partie de son personnel et de son mobilier, notamment une vache et un baudet. »
Dès le 15 août 1908, Fortuné vient tous les jours à la CGT à Paris. Il essaie d’y récolter des commandes des commandes pour son imprimerie et semble également vouloir intégrer la direction du syndicat, malgré la défiance de Merrheim à son égard. Il a donc attendu que Merrheim soit parti pour quatre jours en tournée dans le Nord et le Pas-de-Calais, « pour manœuvre et il est parvenu à séduire Alexandre Luquet, qui lui a demandé de venir prendre la parole dans une réunion dans le XVIIIe arrondissement. » Le 17 août, à son retour, Merrheim fustige la maladresse de Luquet qui s’excuse, mais les affiches sont déjà posées et « si compromettantes que paraisse à certains militants la présence, comme orateur de F. Henry, dans une réunion confédérale, il faudra bien le subir. »7
Notes :
1 3 U 2385 Archives départementales des Ardennes (lorsqu’il n’est pas mentionné une autre source, les informations de ce chapitre proviennent de ce dossier)
2 Le Petit ardennais 28 novembre 1908
3 Petit ardennais 13 juin 1908
4 Archives nationales F7 15968
5 Archives nationales F7 15968
6 Lefèvre sera finalement disculpé. Au procès en cour d’assises le 27 novembre 1908, Paret sera condamné à 5 ans de travaux forcés et Thiry à 20 ans de travaux forcés avec relégation.
7 Archives nationales F7 15968
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