
Les frères Reclus, par Nadar, 1889, original. De gauche à droite, Paul Reclus (1847-1914), Élisée Reclus (1830-1905), Élie Reclus (1827-1904), Onésime Reclus (1837-1916), Armand Reclus (1843-1927). 1 photogr. pos. sur papier albuminé : d’après négatif sur verre ; 16,2 x 22,3 cm. Gallica.
Il y a quelques mois, le Monde Libertaire faisait paraître sous forme de feuilleton une série d’articles relatant les péripéties qui conduisirent Élie et Élisée Reclus à s’installer en Belgique, du côté de Bruxelles (à Ixelles pour être précis). Le récit s’attardait en partie sur un événement assez considérable : l’annonce de l’arrivée du géographe anarchiste au sein de l’Université Libre de Bruxelles eut en effet pour conséquences une série de troubles et de conflits, au sein du milieu académique, qui aboutit à la fondation, en 1894, d’une université dissidente : l’Université nouvelle (École Libre d’Enseignement Supérieur). C’est là qu’Élie et Élisée Reclus, parmi d’autres enseignants, donnèrent plusieurs cours et conférences jusqu’à leurs décès respectifs, à une année d’intervalle.

Pour faire écho à cette série d’articles, nous nous proposons de revenir, en images, sur les traces d’Élie et Élisée Reclus à Bruxelles. Un peu de tourisme libertaire, d’une certaine façon !… Car c’est durant pas moins de dix années que les deux frères demeurèrent sur le territoire belge, avec de fréquents séjours à l’étranger, et y exercèrent une grande partie de leur activité.
Élisée résida essentiellement à Ixelles, actuellement l’une des dix-neuf communes de la Région de Bruxelles-Capitale. Ixelles, à y regarder d’un peu près, c’est une sorte d’aimant à révolutionnaires de tout poil, version triple XL ! A commencer par Karl Marx, qui y vécut d’octobre 1846 à février 1848 (au n°50 de la rue Jean d’Ardenne) avec son épouse Jenny et leurs deux filles. Leur fils Edgard naquit d’ailleurs à Ixelles en 1847. Au rayon marxiste (bien que pas encore léniniste), le camarade Lénine passa quelques mois sur le territoire de la commune, durant l’année 1914.
Si l’auteur de « Misère de la philosophie » vécut à Ixelles, on ne s’étonnera pas d’apprendre que celui de « Philosophie de la misère » y demeura à son tour plusieurs années !… Eh oui… Pierre-Jospeh Proudhon, en exil, séjourna rue du Conseil n°8 (1), de 1858 à 1862. Les mauvaises langues racontent qu’il rentra à Paris pour avoir déclaré dans la presse être favorable à l’annexion de la Belgique à la France et s’être ainsi rendu indésirable aux yeux de la population belge… Ce qui est un raccourci assez peu véridique par rapport aux propos tenus réellement par le philosophe anarchiste et illustre polémiste ! Voulant fustiger les menées annexionnistes garibaldiennes, Proudhon joua la carte de la provocation, en appelant dans la presse à l’annexion du territoire belge à la France. L’ironie de la chose passa mal. « Les Belges, écrit-il le 12 septembre 1862, quand on prononce devant eux le mot d’annexion, sont comme des taureaux, ils voient rouge. »1 Il y eut quelques rassemblements au pied de son immeuble, il fut pris à parti par deux ou trois personnes. Proudhon, jugeant impossible de « travailler dans une alerte perpétuelle » prit donc la résolution de rentrer à Paris.
Victor Kibaltchiche, Victor Serge, habita au 37 de la rue Goffard et fréquenta le siège des Jeunes Gardes Socialistes d’Ixelles. Raymond Callemin, le « Raymond la science » de la bande à Bonnot, est natif d’Ixelles (28 mars 1890).
Enfin, dans un autre registre, c’est dans cette commune belge que le général Boulanger se suicida, sur la tombe de sa maîtresse, au cimetière d’Ixelles… où lui-même est inhumé.

Pierre-Jospeh Proudhon séjourna rue du Conseil n°8 (1). Voir (2) (3) (4) (5) ci-dessous
Quant à Élisée Reclus, notre géographe, ancien de la Commune de Paris, anarchiste déclaré et savant reconnu, il résida successivement au 38 de la rue de la Croix (2), au 22 de la rue Vilain XIIII (Quatorze) (3), puis au 27 de la rue du Lac (4), et enfin à nouveau rue Vilain XIIII (5), mais cette fois au n° 26.

rue du Lac 27.
Louise Dumesnil, veuve d’Alfred Dumesnil, et sœur d’Élisée et d’Élie, avait également rejoint les deux frères dans leur bastion ixellois. Noémi, la femme d’Elie, était bien-sûr présente également. Les trois foyers ne demeurèrent jamais éloignés les uns des autres que de quelques rues.

Le bâti de la rue de la Croix a totalement disparu, laissant place à un établissement scolaire. On retrouve néanmoins, dans la cour de l’école, une sorte de bas-relief, « allégorie de la géographie », qui lance un clin d’œil en direction du souvenir d’Élisée Reclus !… Rue Vilain XIIII, c’est une autre déconvenue, puisque, selon nos informations, il ne s’agit pas des lieux d’habitation qui accueillirent le géographe. La construction des bâtiments visibles actuellement remontent en effet à 1902 ou 1903. Pour autant, la demeure de la rue du Lac semble, elle, avoir été préservée.

Amis philanthropes rue du persil
Les tout premiers cours et conférences organisées par l’Université Nouvelle furent accueillies au siège du temple des Amis Philanthropes, loge maçonnique de tradition libre-exaministe. C’est là que se déroula la première leçon d’Élisée, le 2 mars 1894. C’est là également qu’il prononça une conférence à l’intitulé sobre : « L’anarchie », le 18 juin 1894. Le texte fut publié sous forme de brochure, par Les Temps Nouveaux, à Paris, en 1896. Très récemment, le texte a été réédité chez Nada éditions (Paris, 2021), avec une excellente préface de notre compagnon (géographe et anarchiste lui aussi) Philippe Pelletier.
L’Université Nouvelle, où enseignèrent Élie (cours de mythologie et ethnographie religieuse) et Élisée, eut plusieurs sièges. Le premier connu se situait au 21 de la rue des Minimes, dans la maison qui appartint à Théodore Verhaegen, le fondateur de l’Université Libre de Bruxelles !… C’est à cet emplacement que se situe l’actuel Musée Juif de Bruxelles. Il est fort probable que la bâtiment ait été reconstruit aux environs de 1900. Certaines archives font état du 13 Rue des Minimes comme siège de l’Université Nouvelle : on peut émettre l’hypothèse d’une erreur de communication dans l’adresse, puisque lorsque les cours commencèrent réellement, l’adresse mentionnée est bien celle du 21 rue des Minimes. Aux alentours de 1901, l’Université Nouvelle déménage Rue Ruysbroeck 28 (où elle avait déjà des instituts et laboratoires), puis en 1908, pour s’installer au 67 Rue de la Concorde.
A sa fondation en 1898, l’Institut de Géographie était quant à lui situé rue Ernest Allard 35. On le retrouve, en 1904, avenue Longchamp 23a (l’actuelle avenue Winston Churchill) et déménage en 1908 dans le nouveau bâtiment de l’Université Nouvelle, 67 rue la Concorde. A la mort d’Élisée en 1905, c’est son neveu Paul Reclus, qui reprend l’Institut de Géographie à l’Université Nouvelle jusqu’en 1919.
Le dernière demeure, selon l’expression consacrée, qui accueillit Élie (décédé le 11 février 1904) puis Élisée (décédé le 4 juillet 1905), se situe au cimetière d’Ixelles. La dépouille mortelle d’Élisée fut rapportée de Torhout (Flandre occidentale), où ce dernier poussa son dernier soupir, dans les bras, dit-on, de sa compagne Florence de Brouckère2, grande bourgeoise qui possédait là-bas une résidence campagnarde.

Elisée Reclus
Il nous a fallu mener une brève enquête afin d’éclaircir le mystère de la sépulture des frères Reclus. En effet, selon le site même de la ville d’Ixelles, Élisée Reclus « fut, conformément à sa volonté, enterré dans la fosse commune du cimetière d’Ixelles. Une simple plaque commémorative se trouve encore dans l’allée longeant le mur séparant le cimetière de l’avenue de la Couronne. »3 Dans la plupart des autres versions, une même sépulture accueillit successivement Élie, Élisée et enfin Noémi (décédée le 14 juillet 1905).
La lettre de Paul Reclus à Kropotkine (6 juillet 1905) au sujet de l’inhumation de son oncle ne mentionne pas que le choix de la fosse commune figurât parmi les dernières volontés du géographe, mais bien qu’il n’y ait pas de convoi funéraire ni de cérémonie. Ce vœu fut respecté. Actuellement, une pierre où figurent les noms d’Élisée et d’Élie se trouve bien au cimetière d’Ixelles. Alors ? Sépulture ou pierre commémorative ?

Pierre au cimetière d’Ixelles
Le fin mot de l’histoire se trouve dans les registres du cimetière : « Jacques Élisée Reclus, décédé à 75 ans le 4 juillet 1905 à Thourout (Torhout en flamand) a été inhumé le 4 juillet 1905 au cimetière d’Ixelles en fosse ordinaire. Exhumé le 15 février 1906 et transféré dans la concession 1717 – Avenue 12 – borne 1 – tombe 44 où il repose depuis. Par contre, son frère Reclus, Jean Pierre (dit Élie) décédé le 11 février 1904 a été inhumé en fosse ordinaire mais n’a pas été exhumé et transféré. Sa tombe a donc été désaffectée au 31 décembre 1909 et a disparu. Son nom est néanmoins repris sur la stèle du tombeau de son frère Élisée. » Certaines, certains nous diront avec raison que nous autres anarchistes n’avons pas le culte de la personnalité. Et que fosse commune ou mausolée, ça ne change pas grand-chose au résultat !… Nous en convenons volontiers. Notre but n’avait d’autre prétention que de clarifier un point d’histoire. Pas de sanctifier des reliques, fussent-elles celles d’Élisée Reclus !
Au terme de cette petite escapade, nos remerciements s’adressent à Frédérique Bianchi à qui nous devons une grande partie des renseignements qu’elle a pris la peine de collecter, afin d’organiser in situ cette promenade que nous vous proposons virtuellement. Remerciements également à Eric A., autre exilé de nationalité française sur le territoire belge, à qui nous devons une partie des photos et dessins illustrant l’article. Emmanuel Bolsée, du Département citoyenneté (Cellule bureau cimetière) de la Commune d’Ixelles a pris le temps de nous aiguiller sur la question de la sépulture d’Élisée Reclus. Enfin, Margot Elmer, chercheuse en histoire, autrice d’une thèse sur l’Université Nouvelle, nous a aimablement éclairé sur les différents sièges de ladite université et de l’institut de géographie.
Christophe
Groupe Ici & Maintenant (Belgique)
1Correspondance. Tome XII / de P.-J. Proudhon, p. 183, Lettre à M. Félix Dlehasse, 12 septembre 1862.
2 Paul Vidal de la Blache, Élisée Reclus, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 14 : « Un jour, Ermance (Trigant-Beaumont) s’éloigne, peu avant la mort d’Élisée. Florence de Brouckère la remplace. Liaison de vieillesse. C’est dans les bras de cette ultime amante qu’Élisée expira« . Cité in Wikipedia art. Élisée Reclus