L’ambassadeur de France à Berne

à M. le Ministre des affaires étrangères

Berne le 30 août 1894

Monsieur le Ministre,

La récente campagne poursuivie par certains journaux français, notamment le Matin et le Figaro sur le séjour en Suisse d’anarchistes dangereux et sur la tolérance qu’y rencontreraient leurs agissements de la part des autorités locales a eu le don de mettre la presse suisse en fort mauvaise humeur.

Il serait trop long d’analyser les divers articles qui ont été publiés à cette occasion de ce côté de la frontière. Tous, d’ailleurs suivaient le même but sous une forme un peu différente : établir la fausseté des renseignements fournis par les journaux français, faire valoir le (illisible) scrupuleux avec lequel la (illisible) remplace les devoirs internationaux.

Il va sans dire que, dans la plupart des feuilles locales, le thème était accompagné de commentaires assez désobligeants pour notre pays et sa presse et le Bund, organe allemand de Berne a été jusqu’à conseiller « à la France de balayer devant sa porte, sans s’occuper de ce qui se passe chez les voisins. »

Si l’on rapproche cette polémique au ton généralement (illisible) des déclarations que j’ai recueilli de la bouche de M. Raffy, chef du Département de Justice et Police, quand j’ai, sur les instance de V. E., appelé l’attention du gouvernement fédéral sur les agissements des anarchistes de Lugano, il est facile d’établir à quel mot d’ordre la presse obéis en répondant aussi vertement aux insinuations de nos journaux.

M. Raffy étant, en effet, bien embarrassé pour me répondre, il a certainement conscience de l’impuissance où se trouve le pouvoir exécutif fédéral à agir dans certains cantons et notamment au Tessin (partie illisible) que les circonstances (illisible) et devant les indications précises que je lui apportais, il a préféré nier le mal que de s’engager à le combattre par des mesures qu’il se sent incapable de faire exécuter. Sans méconnaître les difficultés que (illisible) la police de Lugano, le chef du Département de Police et Justice m’a assuré cependant que sur ce point comme sur les autres, la police fédérale étendait sa vigilante attention et que s’il pouvait se passer quelque chose d’inquiétant que son département en serait aussitôt informé.

Or si la police politique existe et rend des services dans les cantons de langue française et allemande, comme à Genève, Berne et Zürich, chacun sait qu’elle ne pénètre pas dans le Tessin, où elle devrait, pour avoir une action utile, recruter sur place. . Les seuls renseignements que le Procureur général de la Confédération puisse recevoir de ce canton ne lui viennent que des Préfets, fonctionnaires payés par le Gouvernement cantonal et peu enclins d’ailleurs, pour diverses raisons à appeler l’attention en haut lieu sur ce qui se passe dans leurs districts.

C’est ainsi que s’explique l’errement avec lequel le canton du Tessin a accueilli la nouvelle que des ordres étaient venus du (illisible) fédéral pour surveiller les anarchistes de Lugano : « quelle surveillance , demandait le journal, à la date du 2 août dernier, est-ce la fameuse police fédérale ? », laissant entendre ainsi le cas qu’il fallait faire d’une police à qui il ne manque, pour fonctionnaires, qu’une direction, un personnel et de l’argent.

Bien entendu, je n’ai pas cru devoir insister outre mesure, dans mon entrevue avec M. Raffy, sur les renseignements que je possède et sur l’excessive tolérance dont les municipalités tessinoises se montrent vis à vis des anarchistes.

Je n’ai pu que prendre acte des déclarations qu’il m’a faites touchant les réformes accomplies dans le service des directions de police cantonales et le bon résultat qu’il fallait en attendre.

Il est certain que l’entente entre des administrations, l’échange des notes et des signalements qu’elles se communiqueraient, assureraient dans une certaine mesure la surveillance des individus suspects.

On peut dire que la bonne volonté apportée par les cantons frontières, dans leurs relations avec nos commissaires spéciaux et la fermeté avec laquelle le Conseil fédéral prononce l’expulsion des anarchistes français que (illisible) signale, sont pour nous donner jusqu’à maintenant (illisible) satisfaction.

Mais je persiste à penser qu’il y aurait plus à faire dans cet ordre d’idées et en faisant valoir si complaisamment les quelques réformes secondaires qu’il a réalisé, M. Buffy n’a réussi qu’à montrer clairement l’impuissance où il se trouve de prendre des mesures plus énergiques.

L’événement d’ailleurs l’a poussé, à la suite de ma démarche et des révélations faites par la presse française, un ordre d’expulsion cantonal a été lancé contre Pacini, Gori et Lavetere, agitateur connus de Lugano.

Sur la résistance des municipalités locales, le gouvernement du Tessin (partie illisible).

Dans ces conditions j’estime que mon (illisible) peut-être le (illisible) ainsi que je l’ai suggéré dans mon rapport du 1er août, d’organiser à Lugano une surveillance dont nous supporterions les frais et qui nous permettrait d’être tenus exactement au courant des mouvements anarchistes du Tessin. D’après les renseignements qui me sont parvenus, il ne serait pas impossible de trouver, dans la ville même, des hommes capables de se charger de cette mission et d’y apporter le tact et la discrétion nécessaires. Si V.E. veut bien m’accorder les fonds qui seraient indispensables pour l’organisation de ce service, j’examinerai les moyens les plus pratiques d’établir à Lugano une surveillance que le gouvernement fédéral est définitivement incapable d’assurer lui-même.

Archives nationales 19940500/59

Lire le dossier : Collaboration des polices française, suisse et italienne dans la surveillance des anarchistes en 1894.