
26 janvier 1881
Genève, 17 route de Carouge
Cher compagnon,
Il y a bien longtemps que j’aurais dû vous répondre, mais ne sachant rien sur le Gargini dont vous me parlez, j’ai écrit à Charles pour lui demander s’il ne le connaissait pas, – et après toutes sortes de choses m’ont empêché de vous répondre.
Quant à moi je ne le connais pas du tout et certainement il ne m’a donné aucun renseignement pour le Révolté, puisque tous ceux que nous avons mis venaient, soit de Merlino, soit de Carlo. Il est vrai que j’ai reçu en été aux montagnes où j’étais, à Chesières, la visite d’un Monsieur qui m’a fait bien l’air d’un marchand et qui est venu me dire que le consul italien a fait faire mon portrait ; mais je suis presque sûr que c’est un des nombreux mouchards qui traînent à Chésières, probablement pour s’assurer que je suis bien là et pas en Russie.
Il m’a donné son nom Annibal Rossi, de ma taille, longues moustaches noires, pas de barbe, parlant assez mal français et manière de causer très ervile, très bavard aussi.
A propos de la Voix de l’ouvrier – ils sont toujours comme ça. C’est comme Marx déclarant que Bakounine est un mouchard et puis – trouvant son excuse en disant que c’est en son absence un autre qui a fait insérer cela. Ils sont tous de la même trempe – dégoûtant en effet.
Ont-ils au moins inséré la rectification ? Je ne reçois pas la Voix de l’ouvrier puisqu’ils ne nous l’envoient pas depuis quelque temps.
Comment vous plaisez-vous à Bruxelles ?
Depuis deux mois je suis déjà à Genève après avoir fini le travail avec Reclus. Nous travaillons maintenant surtout à faire de la propagande en France : le moins possible de polémique avec les étatistes et le plus possible de propagande de nos idées. Je ne m’illusionne plus facilement maintenant, mais il me semble que nous que nous réalisons des progrès réels en France. Le tempérament français se fait aisément aux idées de l’anarchie et puis les ouvriers sont tellement dégoûtés de tous les ambitieux qui cherchent à parvenir en montant sur leur dos, qu’ils ne se laissent pas prendre facilement par des inventeurs de programmes, les uns plus mauvais que les autres.
Mais il est évident que les anarchistes français ne marcheront d’un pas sûr que lorsqu’ils se sentiront appuyés nationalement et internationalement. C’est pourquoi il serait d’une très grande importance que l’idée des amis de Verviers de reconstituer l’association internationale des travailleurs prenne bien et arrive à bon port.
Pourriez-vous les aider dans le travail de réorganisation qu’ils ont entrepris ?
Il y a une chose surtout qui m’inspire des craintes, c’est que le mouvement ne dégénère simplement en une organisation de révolutionnaires isolés sans appui aucun, sans racines dans les masses. Alors on sera sûr que le mouvement cesserait d’être l’expression des aspirations populaires et qu’il se transformerait en une agitation superficielle et purement politique qui ne viserait qu’une chose : la guerre aux personnalités ds gouvernants et qui n’aurait pas avec elle les masses.
C’est pourquoi il me semble qu’il faudrait déployer toutes les forces en Belgique et en France pour activer la réorganisation de gros corps de forces ouvrières et il me semble que l’unique moyen serait de reconstituer l’Internationale avec ses grandes sections de corps de métier et ses grèves.
Je me hâte de finir, cher compagnon et je vous serre bien fraternellement la main.
Bien à vous
[s] Pierre Kro.
Avez-vous des nouvelles de Malatesta ? Est-il déjà à Londres ? Viendra-t-il ici ? Avez-vous son adresse ?
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15 février 1881
Genève, 17 route de Carouge
Cher compagnon,
Votre idée, comme vous dites , à mon avis est excellente. Pour le Congrès de Londres, j’ai entendu dire que les promoteurs mêmes de ce congrès commencent à y refuser et proposent la Suisse en voyant le peu de monde qui pourrait y venir. Mais l’affaire de commencer de la propagande socialiste (qui jamais n’a été faite) me semble excellente. Seulement, pour que le Congrès y fasse quelque chose, il faudrait qu’il fût nombreux et imposant ; autrement il n’aurait pas prise sur les anglais.
Mais, Congrès à part, n’y aurait-il pas moyen en effet de commencer quelque chose en Angleterre précisément parmi les ouvriers anglais.
Après avoir séjourné deux hivers à Londres – qui est encore l’endroit le moins propice – je me suis persuadé que – quoiqu’il n’ait été rien fait dans la direction socialiste et que les préjugés les plus absurdes règnent sur la capitale – néanmoins la grande masse des « Gesindel » comme disent les allemands est très enclin à partager nos idées. Seulement il faudrait agir absolument en dehors de l’aristocratie ouvrière organisée, c’est à dire des « Trades Unions ».
Comment pénétrer. Je connais seulement un seul qui me semble disposé à devenir socialiste et anarchiste – c’est le nouveau collaborateur du Républicain dont j’ai traduit l’article dans le Révolté. On pourrait se mettre en relation avec lui.
Ne pourriez-vous le faire ? Pour ma part je suis trop occupé – j’ai trop négligé mon gagne pain pedant ces trois mois, en sorte que je dois m’y mettre sérieusement. Mais ne pourriez-vous pas, vous, entamer des relations ? Connaissez-vous le nouveau journal Le Radical ? On en dit du bien.
Peut-être il y a là des gens avec lesquels on pourrait entrer en relation. Sur les vieux, comme Jung, il n’y a pas à compter ; il faut en découvrir de nouveaux et meilleurs.
Autre chose. Pourquoi vous méfiez-vous des belges ? Connaissez-vous les verviétois ? Je les aime beaucoup et je crois qu’ils feront quelque chose de bon. Surtout en temps de révolution, il donneront la vraie note au mouvement en le faisant économique, socialiste, non politique. Je ne dirai pas que les mineurs du Centre soient aussi bons que les verviétois. Les quelques uns que j’ai vus pendant quelques heures que j’y ai passées, ne m’ont pas produit l’excellent effet que font les verviétois.
A Bruxelles, il n’y a jamais eu depuis 1872 de mouvement révolutionnaire, ni vraiment socialiste.
Je vous remercie bien de votre aimable proposition et j’aurais voulu pouvoir en profiter de suite, car j’aurais bien aimé faire un voyage en Belgique, notamment à Verviers, à Charleroi, à Liège pour travailler à reconstruire l’Internationale ouvrière. Je ne perds pas espoir de pouvoir venir si je parviens à faire quelque travail bien payé.
Je vous écris en galop (lirez vous ma main).
C’est la semaine du Révolté et notre compositeur demande de la copie pour demain matin, donc je bûche. Je vous serre donc à la hâte mais bien cordialement la main.
A vous.
[s] Léopold
Henri (Malatesta) est à Ligano.
Quels journaux voudriez-vous avoir ?
J’ai écrit en marge par erreur. J’ouvrais une lettre adressée à Malatesta pour y ajouter cela et je le confonds avec la vôtre.
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27 février 1881
Genève, 17 route de Carouge
Cher ami,
Je viens de recevoir votre seconde lettre et je m’empresse d’y répondre.
J’ai déjà dit une fois formellement dans le Révolté à propos du Congrès de Zürich et je le répète à propos du Congrès de Londres – et la fédération jurassienne a unanimement approuvé cela – que je blâme de toutes mes forces cette habitude qui s’établit aujourd’hui de faire tout entre rédacteurs de journaux, qui s’érigent en meneurs, tandis que les organisations ouvrières restent de côté. J’ai dit que le Révolté n’avait pas à prononcer s’il adhérait, oui ou non au Congrès ; c’est à la Fédération jurassienne à se prononcer. Or, celle-ci ne s’est pas prononcée, parce jusqu’à présent :
1°Elle n’a su du Congrès que par les journaux ;
2° Parce que jusqu’à présent il n’est venu de nulle part, aucune proposition sérieuse concernant le sujet des discussions au Congrès. Il ne suffit pas que quelques personnes disent qu’ils vont réorganiser à Londres l’association internationale des travailleurs (en se gardant bien de formuler une seule proposition pratique) ; il faut savoir si l’Internationale veut se réorganiser et dans quel sens veut-elle modifier ses statuts et son mode d’action, s’il y a lieu de le modifier.
Eh bien, la fédération jurassienne, la fédération espagnole, ni les groupes de l’Italie qui ont tenu bon à l’Internationale pendant la période difficile, n’ont jamais reçu aucune communication à ce sujet, ni aucune proposition.
Le Révolté n’a pas à se placer comme organisateur du Congrès de Londres. Il est l’organe de la fédération jurassienne et il suivra cette fédération. Si l’ont veut savoir ce que la fédération pense du congrès, il faut lui exposer ce que l’on se propose de faire au Congrès, s’entendre tous sur l’ordre du jour et alors la fédération dira si, oui ou non, elle participe à ce congrès. Je vous avoue que la manière de faire tout entre 4, 5 personnes me répugne au plus haut degré. Nous l’avons assez vu fonctionner chez les social-démocrates allemands pour que nous, qui les avons attaqué à ce sujet, ne fassions pas de même.
Je le répète donc : Le Révolté n’a pas à se faire le bureau pour un congrès. Les adhésions doivent être envoyées directement aux organisateurs et si les organisateurs formulent des propositions d’une certaine importance, ils seront sûrs d’avoir des adhésions.
Maintenant, puisque les amis belges tiennent à avoir un Congrès à Londres, la fédération jurassienne se fera représenter à ce Congrès.
Il est mal lancé ; le renvoi même lui fera du tort – c’est vrai, mais il est évident que la fédération jurassienne fera tout ce qu’elle pourra pour qu’il réussisse. Malheureusement ce « qu’elle pourra » devra se réduire à l’envoi d’un délégué ; car vous comprenez que nous n’avons pas des masses d’argent en caisse et que l’on gardera avant de dépenser 300 francs par délégué – pour discuter quoi ?
Je l’ai dit dans une lettre à Delsaute et je vous prie de lire cette lettre et de la faire lire à tous.
Quel but visons nous par le Congrès de Londres ?
Est-ce la création d’une forte organisation révolutionnaire ? Je crois que oui. Eh bien, comment faut-il s’y prendre ? Il faut deux choses :
1° Une organisation secrète qui peut être peu nombreuse, mais bien organisée d’abord entre gens qui se connaissent bien et puis qui étendent leurs ramifications sur tous les pays – le genre d’organisation ne se fait pas à un congrès. Il s’arrête entre gens qui se connaissent tous et non pas dans un Congrès où il y aura 2, 3 mouchards, puisque le principe d’un congrès de ce genre, c’est la liberté de toute organisation révolutionnaire, ou se disant telle, de s’y faire représenter.
Veut-on une organisation secrète ? J’y applaudi de toutes mes forces et mes amis du Jura y applaudissent aussi. Nous l’avons toujours pratiquée et nous le pratiqueront.
Mais alors que diable va-t-on faire un Congrès qui est chose publique, ouvert à tous.
Qu’on convoque dans un endroit central, Paris par exemple ou même Bruxelles, une conférence clandestine. Qu’on élabore un plan d’alliance et qu’on fasse à cette conférence clandestine une organisation sérieuse.
Si on ne le fait pas c’est qu’on ne se rend pas compte de ce que doit être une conférence sérieuse poursuivant ce but.
2° Pour que l’organisation clandestine ne reste pas isolée de la main des ouvriers, pour que la masse ouvrière, elle aussi, entre dans le mouvement – il faut, en outre, une organisation ouvrière vaste, englobant des 100.000 hommes.
Le plan de cette organisation est tout fait, c’est l’Internationale et il n’y a qu’une chose à ajouter à ses statuts, celle-ci : l’Internationale ne prend aucune part aux luttes parlementaires . Elle poursuit la lutte sur le terrain économique.
D’un coup nous avons ainsi exclu les politiqueurs et nous créons, si nous y travaillons sérieusement, une organisation pacifique au début, mais nombreuse, imposanteet qui – dans la situation actuelle où chaque grève dégénère en combat et avec le travail souterrain qui se fera par l’organisation secrète, devra devenir le foyer de la révolution populaire. Est-ce clair ?
Eh bien ! Le congrès de Londres est un congrès manqué. Il n’est pas assez franchement révolutionnaire pour être une réunion de conspirateurs qui se connaissent. Il n’est pas non plus un Congrès destiné au public qui ferait beaucoup de bruit, imposant par le nombre de ses délégués (c’est matériellement impossible à cause de la distance).
Et vous comprenez que l’Internationale n’ira pas manger des milliers de francs (beaucoup plus utiles pour l’action) pour parader à un congrès de ce genre.
Evidemment nous y serons. Evidemment le Révolté en sera solidaire et lui fera de la propagande. Evidemment nous endosserons tous la responsabilité ; mais, entre nous, nous devons nous dire ce qu’il y a de défectueux.
Si nous n’avions pas devant nous le Congrès de Zürich qui peut se terminer par la constitution d’une association internationale ouvrière excluant de son sein tous les éléments révolutionnaires et soumettant les masses ouvrières à la dictature occulte des meneurs anti-révolutionnaires – si nous n’avions pas devant nous cette éventualité, j’aurais dit : eh bien, c’est une partie remise.
Allons à Londres, faisons figure piteuse aux yeux de l’Europe, mais au moins entendons-nous là pour convoquer un Congrès sérieux avec beaucoup d’organisations ouvrières et entendons nous entre quelques uns pour constituer une entente secrète.
Mais le temps passe et le Congrès de Zürich peut rendre impossible ce que nous devrions viser : l’Internationale des groupes ouvriers ne s’occupant pas de minimussisme.
Si ces observations arrivent encore à temps, profitons-en. Sinon, eh bien disons : le vin est tiré, il faut le boire.
Dans ce cas là :
1° Que les organisateurs écrivent à la fédération jurassienne (l’adresse du bureau fédéral est : Henri Robert Pares, 39 à Neuchatel) la date du Congrès, l’adresse du Comité d’organisation du Congrès et surtout quelles propositions les amis belges se proposent de faire et qu’es ce qu’ils entendent sous cette phrase (si malheureusement choisie pour un Congrès qui n’est pas un Congrès de l’Internationale) par réorganisation de l’Internationale.
La fédération espagnole étant clandestine et fortement poursuivie en ce moment, je peux me charger de leur expédier la lettre du comité organisateur du Congrès et alors ils verront eux-mêmes en Espagne quelle adresse ils peuvent donner à ce comité.
Si le Congrès a lieu, on tâchera de le faire pour le mieux et d’atténuer ce qui doit fatalement lui être nuisible. De cette solidarité nous avons toujours fait preuve et les belges qui nous connaissent, n’en douteront pas. Je n’y mets qu’une seule condition ; c’est qu’on dise enfin, qu’est-ce que l’on propose de faire à ce congrès ? Alors je saurai au moins ce que j’ai à en dire dans le Révolté et je sortirai enfin de cette situation stupide dans laquelle les amis belges nous ont mis, celle de parler d’un Congrès dont on ne sait pas même qu’est-ce qu’il veut.
On ne s’enthousiasme d’ailleurs jamais pour l’inconnu.
Il est temps de finir et je finis en vous serrant bien fraternellement la main.
(signé) Léopold
N’adressez pas Levachoff.
J’ai abandonné depuis longtemps ce nom de guerre.
Source : 3077. Max Nettlau Papers. IISH Amsterdam, p. 5-15
Note de présentation des 3 lettres : Photocopie d’une lettre de Pierre Kropotkine relative au Congrès de 1881. Avec photocopie d’une circulaire de Belgique [envoyée au Bureau de renseignements] dans laquelle la lettre est mentionnée. 1881. 1 couverture NB. Reçu d’Anna Staudacher en 1987.