
Ministère de l’intérieur
Préfecture de Haute-Savoie
Commissaire spécial des chemins de fer
Annemasse le 14 octobre 1894
Monsieur le Chef du 4e bureau,
Je vous prie de vouloir bien l’excuser de la liberté que je prends de vous adresser ces quelques mots, au sujet d’une modification qu’il y aurait intérêt à apporter dans la publication de l’État signalétique des anarchistes expulsés de France, dont le dernier numéro a eu le don de rendre les suisses absolument furieux contre les autorités françaises.
Le Conseil fédéral reçoit un ou deux exemplaires de cet État par l’intermédiaire de l’ambassade à Berne. Déjà le Conseil fédéral avait demandé des renseignements à Genève sur 2 anarchistes portés sur l’avant dernier n° paru et Genève avait répondu en exprimant son étonnement et son mécontentement de voir 2 de ses ressortissants portés sur cet état, alors qu’ils habitaient dans le canton.
Avant hier, le Conseil fédéral a de nouveau signalé à Genève 18 anarchistes portés sur l’état et habitant cette ville. Dans la lettre, le Conseil fédéral dit : « Nous appelons votre attention sur ce fait et vous prions de nous dire comment ils ont pu être expulsés. »
Genève a répondu : « Nous n’y comprenons rien, ces individus habitant notre ville et non en France, et nous ne pouvons que protester contre ces procédés inqualifiables des autorités françaises.
Bref, à Genève, dans le canton de Vaud, à Neuchatel, à Berne, on est furieux de ces expulsions et l’on dit qu’on ne donnera plus aucun renseignements à la police française.
Cette publication est donc de nature à nuire au service de frontière et si elle se continue, elle aura pour résultat de nous faire supprimer toute relation avec les polices voisines. Il en sera de même avec l’Italie.
Il y aurait donc lieu de supprimer toute communication de l’État aux pays voisins et d’aviser les ambassades et les consulats à tenir cet état confidentiel, mais le mieux serait de scinder l’État en deux, c’est à dire de ne faire figurer sur l’un que les anarchistes auxquels l’arrêté aurait été notifié.
Quant à l’autre, c’est à dire celui sur lequel ne figurerait que les anarchistes auxquels l’arrêté n’aurait pas été notifié, il resterait confidentiel et ne serait adressé qu’à la police.
J’ai bien fait récemment un rapport dans ce sens à M. le Préfet de la haute-Savoie, mais je ne sais quelle suite y a été donnée.
En tout cas, si l’on persiste dans le système actuel, il y aura certainement, sinon une rupture entre les polices suisses et française, du moins un refroidissement tel qu’on ne pourra plus avoir aucun état civil, surtout pour les ressortissants suisses.
Dans ce pays, on n’a pas la même opinion qu’en France sur les anarchistes et l’on n’expulse que ceux qui font quelque chose sur le territoire suisse. Encore faut-il que ce quelque chose soit grave.
Je suis, d’autre part avisé, que le Conseil fédéral a écrit à la légation suisse à Paris, pour demander des renseignements sur l’expulsion de Grandjean Joseph, Léandre, auquel l’arrêté a été notifié à Moret. Le Conseil fédéral s’est ému de voir expulser un employé fédéral en service sur le territoire français, Grandjean étant un employé des postes. Des renseignements ont été demandés à Genève qui a répondu que Grandjean était bien un anarchiste convaincu mais que depuis la révocation de son frère, il ne faisait plus rien, ce qui ne l’empêche pas d’être un individu essentiellement dangereux. S’il n’a point été révoqué avec son frère, c’est qu’il est soutenu par le directeur des postes de Genève.
Il y aurait en tout cas le plus grand intérêt pour moi, à ce que la Direction n’indique pas que Grandjean a été signalé par Annemasse et à ce que je ne sois pas mêlé à l’affaire, la situation est déjà assez difficile ici. Partant en congé mercredi, je compte repasser par Paris d’ici une dizaine de jours. Je me présenterai à la Direction et vous donnerai de vive voix des explications dont vous pourriez avoir besoin.
Léal
Archives nationales 19940500/59