Ministère de l’intérieur
Préfecture de Haute-Savoie
Commissaire spécial des chemins de fer
Annemasse le 14 juillet 1894
Monsieur le Préfet,
J’ai l’honneur de vous faire connaître que conformément aux instructions de M. le Directeur de la Sûreté Générale, je me suis rendu le 14 juillet courant à Lausanne avec le Directeur de la police de Genève, à l’effet de conférer avec les autorités de police de ce canton, pour l’organisation d’un service de surveillance des anarchistes.
Le canton de Genève ayant dû, depuis longtemps, cesser toutes relations avec le canton de Vaud, en raison de l’indifférence et de l’inertie qu’il manifestait en tout, ce n’est guère qu’à regret que le Directeur de la police centrale de Genève qui n’espérait rien de cette démarche m’a accompagné.
Nous avons néanmoins trouvé le meilleur accueil auprès de M. le Conseiller d’État, chef du département de justice et de police du canton de Vaud, avec lequel nous avons eu une entrevue et qui nous a donné satisfaction complète sur toutes les questions que nous lui avons soumises.
L’entente qui est résulté de cette entrevue a porté sur les points suivants :
1° Réorganisation de la police de sûreté. Les trois seuls agents actuellement en fonctions, dont un manchot phtisique, un aliéné et un alcoolique vont être mis à la retraite et il sera crée une police de sûreté comprenant 10 agents dont un inspecteur.
2° Organisation d’un service d’expulsion entre Genève et Lausanne et entre cette ville et Évian.
Les sujets allemands, autrichiens et italiens arrêtés à Genève et expulsés, seront conduits à la frontière du canton de Vaud et acheminés de canton en canton, jusqu’à la frontière de leur pays.
Les sujets français arrêtés dans le canton de Vaud et expulsés seront conduits par bateau à Évian et remis entre les mains du commissaire spécial de cette ville, dans les mêmes conditions que ceux arrêtés à Genève et expulsés sont conduits à Annemasse.
En ce qui concerne les déserteurs, l’ordre de conduite mentionnera leur situation, mais s’ils refusent de faire leur soumission, ils ne pourront être poursuivi du chef de désertion et un délai leur sera accordé pour quitter le territoire français.
3° Surveillance des anarchistes. Tout anarchiste étranger expulsé d’un pays quelconque ou d’un canton de la Suisse ne sera plus toléré. Selon le cas, il sera expulsé librement ou conduit à Évian et remis au commissaire spécial. Une surveillance rigoureuse sera exercée sur tous les anarchistes en général et tout déplacement signalé aux autorités de police soit du canton de Genève, soit du canton de Neufchatel, soit au commissaire spécial d’Évian.
Une liste générale des anarchistes résidant dans le canton de Vaud va être établie et me sera communiquée. Dès que le Département de justice et de police sera renseigné sur leur compte, des mesures seront prises à l’égard de tous ceux dont la présence pourrait offrir un danger pour la sécurité du canton.
C’est ainsi que l’anarchiste Maggi Angelo, expulsé de France et signalé par mon service comme étant à Lausanne, a déjà été arrêté et conduit à la frontière de Chiasso et que l’anarchiste Hinaut, également signalé par mon service, a été expulsé et arrêté à Genève.
En résumé, les police de Genève, du canton de Vaud, d’Annemasse et d’Évian, se communiqueront les renseignements qui pourraient les intéresser et faciliter la surveillance de leur région.
Le régime de tolérance qui a toujours existé dans les cantons de Genève et de Vaud peut donc être considéré comme ayant pris fin.
Je ne manquerai d’ailleurs pas de veiller à ce que toutes les promesses faites de part et d’autre soient tenues.
A cette occasion, je crois devoir, M. le Préfet, appeler votre attention sur la nécessité qu’il y a de pourvoir le poste d’Evian d’un commissaire spécial ayant déjà la pratique du service et non d’un débutant qui ne saurait que faire dans des cas parfois difficiles. Il conviendrait par suite, de nommer à Évian, M. Benet, actuellement à Collonges et de le remplacer dans cette localité par M. Hennequin qui vient d’être nommé à Évian.
Par suite de l’entente avec le canton de Vaud, ce dernier poste va prendre, en effet, une réelle importance.
J’ajoute qu’il y a intérêt à laisser à M. Benet sa qualité de commissaire adjoint, le poste d’Évian ne pouvant et ne devant être qu’un poste d’appui à celui d’Annemasse.
En terminant, je crois devoir vous faire connaître qu’un de mes agents de Genève est parti depuis 3 jours pour Lugano, avec la mission de se mettre en relations avec les anarchistes de cette ville et d’étudier la situation des groupes anarchistes qui peuvent exister dans le Tessin.
De mon côté, j’ai dû retarder mon départ pour prendre toutes mesures utiles et préparer le terrain partout avant de me présenter et ne pas perdre ainsi de temps en route. Je partirai, par suite, demain matin pour Milan et de là pour Lugano et Bellinzone, dans le but d’organiser le même service qu’entre Genève, Lausanne, Annemasse et Évian.
De là, je me rendrai à Berne où j’aurai une entrevue avec le Procureur général fédéral, chargé de la police politique.
Mon intention est, en effet de provoquer une réunion de toutes les Directions de police cantonale de la Suisse, pour arriver à une entente générale. D’ores et déjà, je suis assuré du concours des cantons de Genève et de Vaud, qui prendront l’initiative de cette réunion.
De Berne, je terminerai par Neufchatel, pour solliciter le concours des autorités de police de ce canton afin de compléter le réseau du service de surveillance qui englobera ainsi les cantons de Neufchatel, de Vaud et de Genève, avec les postes frontières de Morteau, Pontarlier, Bellegarde, Évian et Annemasse.
Dès mon retour, je ne manquerai pas de vous rendre compte du résultat de ma mission.
Le commissaire spécial
Léal
Archives nationales 19940500/59