Belgique
Nous recevons de Bruxelles une longue correspondance sur le premier meeting de la Ligue anarchiste de cette ville ; nous regrettons que le manque d’espace nous empêche de la reproduire en entier et nous force de n’en donner que des extraits :
«Lundi passé, la Ligue Collectiviste-Anarchiste de Bruxelles a tenu son premier meeting public, avec cet ordre du jour : 1. — Pourquoi nous sommes collectivistes, anarchistes et révolutionnaires ? 2.—Protestation contre les actes de l’autorité, notamment à Châtelineau.
La salle de la Maison des Tanneurs, où se tenait le meeting, était remplie. Le bureau était composé des cit. L. Verrycken, président, Ch. de Buyger, assesseur, et E. Spilleux, secrétaire.
Le président ouvre la discussion par un discours, dans lequel il démontre, aux applaudissements du meeting, la base solide des principes anarchistes et la vitalité de ce parti presque dans tous les pays.
Il explique ensuite la raison de la création de la Ligue anarchiste en Belgique. Il y a deux ans, dit-il, un Parti Socialiste Belge a été fondé à côté de l’Internationale; ce parti a pour but déterminé la politique légale et parlementaire et la création d’un Etat ouvrier qui, évidemment, en tant qu’Etat, ne saurait subsister qu’en conservant les institutions actuelles, telles que magistrature, police, armée, etc.,— tandis que nous devons chercher à les démolir, un Etat qui, en cherchant toujours à donner au peuple des gouvernants, créerait nécessairement au-dessous de soi une classe encore plus misérable que le prolétariat actuel.
C’est contre les tendances funestes du Parti Socialiste, — dit-il, — que nous voulons réagir, et c’est pourquoi nous avons voulu former un groupe particulier qui se déclarât franchement révolutionnaire, combattant toutes les autorités quelles quelles elles soient ; un nouveau groupe par lequel nous aurons nos coudées franches, afin de ne plus continuer à faire en quelque sorte une propagande bâtarde…
L’orateur discute ensuite le programme du Parti Socialiste belge, dont tous les articles dénotent que ce parti ne veut agir que par des «moyens légaux» et constituer un «Etat» avec de très légères modifications apportées à l’Etat actuel.
Le citoyen Hubert Delsaute prend la parole et lit un grand discours, applaudi maintes fois, sur l’anarchie politique et économique. L’orateur conclut en disant: « Non, nous ne voulons plus être menés, ni servir de marchepied aux entrepreneurs de politique. L’affranchissement des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, en dehors de toute coterie politique; et cela n’est possible qu’en abattant tous les obstacles, en s’écartant de tout gouvernement, même ouvrier. Croyez-vous que ces quelques ouvriers qui constitueront un gouvernement, connaîtront mieux la question ouvrière que la classe ouvrière elle-même ? Qu’ils sauront, mieux que l’ensemble de leurs camarades, trancher les questions pendantes et trouver ce qui convient a tous et à chacun ?
« Nous voulons l’égalité sociale qui réside dans le communisme-anarchiste, et ceci, par la libre fédération des groupes producteurs et consommateurs, agissant par contrat, par le développement intégral garanti socialement, par le travail obligatoire et par l’équivalence des fonctions.
«Pour le présent nous sommes partisans de la destruction de l’ordre actuel, par la parole, par la plume et par l’action… Sachons — dit-il, — dans les manifestations populaires démontrer au peuple ce qui est à démolir et ce qu’il y a à faire pour établir le règne de l’égalité. Pour ma part, je ne crains pas pour l’avenir d’un peuple qui anarchiste; car celui qui sait avoir le courage et l’énergie pour briser les institutions tyranniques, sait aussi se servir de la liberté et de l’égalité.
Le président demande plusieurs fois s’il y a des contradicteurs des idées anarchistes; personne ne demandant la parole, le cit. Ch. De Buyger prononce un discours très-applaudi sur les troubles de Châtelineau. Il dit que les ouvriers auraient dû se défendre, étant en légitime défense, et qu’ils n’auraient pas dû écouter les éternels conciliateurs, qui sont aussi les éternels endormeurs du peuple.
L’orateur dit que les travailleurs doivent s’unir, se préparer, s’armer afin de pouvoir se révolutionner un jour radicalement. Il ne faut pas toujours se contenter de protester ou de pétitionner pour demander une chose quelconque: on ne demande rien, on prend…
Différents orateurs, les citoyens Marsini, Cort et Verrycken, parlent dans le même sens. Ce dernier dit qu’il ne comprend pas comment trois mille ouvriers se sont laissés sabrer par douze gendarmes. Ils n’auraient pas dû écouter les révolutionnaires « légaux » et auraient dû faire un bouillon des douze ratapoils… ( Bruyants applaudissements.)
Le citoyen Chauvière dit que le gouvernement a été à Châtelineau comme le sont tous les gouvernements autoritaires et personnels. L’orateur, souvent applaudi, démontre avec un grand luxe de détails les effets négatifs de tous les petits moyens, tels que grèves, sociétés coopératives, secours mutuel, caisses de résistance. Au lendemain d’une grève, les ouvriers se trouvent toujours gros-jean comme devant et de plus, ce qui est plus désastreux, désunis. Pour les caisses de résistance et de secours mutuel, ou de coopération , des émissaires bourgeois les font tomber par toutes sortes de moyens, et le plus souvent en enlevant la caisse. 11 faut montrer aux travailleurs un moyen plus large pour s’émanciper: il faut leur dire et leur faire comprendre qu’ils ne seront heureux que lorsque les trois mots fameux liberté, égalité, solidarité, feront la loi de l’humanité.
Différents orateurs, les citoyens Victor Delsaute, Secondo, Massin et De Buyger, prennent encore la parole.
A une observation faite par le citoyen Steens qui dit qu’on parle toujours de révolution sociale, sans bien préciser les voies et moyens pour y arriver, le président répond que ce n’est pas dans un meeting qu’on expose jusque dans ses moindres détails une théorie quelconque : le groupe anarchiste se propose pour cet hiver de donner plusieurs conférences et réunions, dans lesquelles les idées anarchistes et les voies et moyens révolutionnaires seront exposés et étudiés en détail.
Avant de se séparer, l’assemblée vote la résolution suivante:
“Considérant que la Constitution Belge, art. 19, laisse aux autorités locales la latitude d’interpréter le droit doctrinaire de réunion en plein air; interprétation qui permet à l’autorité de sabrer légalement les travailleurs: voir le cas de Châtelineau et autres, alors qu’elle s’abstient de toute démonstration pour les réunions bourgeoises ;
“Considérant que l’autorité est d’essence arbitraire parce quelle est le soutien de quelques Privilégiés propriétaires: usuriers, capitalistes, qui détiennent le patrimoine de tous;
« Considérant qu’il est établi que l’autorité a été une fois de plus dans cette circonstance l’agresseur du peuple; la réunion déclare:
« Qu’il est urgent pour tout socialiste d’étudier les voies et moyens de la révolution, c’est-à-dire l’action à faire pour se défendre contre l’arbitraire des gouvernements et la tyrannie bourgeoise.»
Le Révolté 15 novembre 1879
Lire le dossier : Les anarchistes en Belgique avant les émeutes de 1886