On a vu que notre correspondant de Belgique avait écrit au Bulletin (du 15 octobre 1876 de la Fédération jurassienne), après le Congrès belge du 1er octobre, qu’il doutait qu’à Verviers on fût disposé à appuyer la pétition gantoise relative au travail des enfants dans les fabriques. En effet, quelques socialistes verviétois publièrent dans le courant d’octobre une brochure[117] où ils disaient que « la question telle qu’elle était posée dans la pétition en circulation ne changerait rien au sort du prolétariat, et que c’était une illusion que de demander des réformes à la bourgeoisie, attendu que celle-ci ne ferait jamais que ce qui lui serait imposé par la force[118] ». Toutefois, à une lettre de la fédération anversoise de l’Internationale demandant qu’un meeting fût tenu à Verviers pour discuter la question, et annonçant qu’elle y enverrait des délégués, le Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre répondit en acceptant la proposition et en fixant le meeting au 26 novembre. Le meeting eut lieu, et réunit quelques centaines de travailleurs. Un délégué d’Anvers y fit un appel chaleureux aux ouvriers du bassin de la Vesdre, en déclarant que si la pétition, après qu’elle aurait obtenu l’adhésion des travailleurs wallons, était repoussée par la Chambre, les Flamands alors s’uniraient aux Wallons pour lutter par la force contre l’ennemi commun. « Je vous demande, dit-il, encore un dernier effort, la main dans la main, un dernier essai avant de nous lancer définitivement dans les voies violentes. » Ce langage, qui n’était pas dépourvu d’habileté, fut vigoureusement applaudi. Mais P. Bastin et G. Gérombou combattirent le pétitionnement ; et lorsque, après une longue discussion, ou passa au vote, 27 mains seulement se levèrent en faveur de la pétition, 4 se levèrent contre ; tout le reste des assistants s’abstint. « Les ouvriers du bassin de la Vesdre, écrivit Émile Piette dans une lettre que publia le Bulletin, sont restés ce qu’ils étaient et n’ont aucunement changé d’idée : socialistes et révolutionnaires, ils ne peuvent et ne sauraient pactiser avec les partis bourgeois… La pétition sera mise au panier, et on s’occupera, comme du passé, de choses plus sérieuses que les pétitionnements. »
Notre Bulletin rappela aux Belges ce que le Volksstaat avait écrit en 1874 à propos d’une pétition analogue à la leur, que l’association autrichienne Volksstimme avait adressée à la Chambre des députés d’Autriche. « Nous pensons — avait dit le journal de Liebknecht et de Bebel — qu’après avoir vu leur pétition enterrée avec si peu de cérémonie, les ouvriers autrichiens comprendront une fois pour toutes que, par la voie parlementaire, ils ne peuvent pas même obtenir une minime amélioration de leur sort, à plus forte raison une amélioration radicale, et que ceux qui engagent la classe ouvrière à continuer dans cette voie sont, ou bien des hommes incapables et sans intelligence, ou bien des spéculateurs malhonnêtes et égoïstes. » (Voir t. III, p. 173.) Mais les meneurs des ouvriers flamands étaient bien décidés à faire la sourde oreille.
À Verviers, il s’était constitué, le 1er novembre (1876), un cercle avant pour but « l’étude et la propagation des idées socialistes » ; il se donna pour nom l’Étincelle, cercle d’économie sociale. Ses fondateurs furent des ouvriers qui pendant des années avaient, dans le Mirabeau, lutté énergiquement pour la cause prolétarienne. Ce journal, à la suite d’intrigues dont je ne connais pas exactement le détail, était maintenant dominé par des influences qui tendaient à le transformer en un organe hostile à nos tendances ; une partie de ceux qui y avaient tenu ferme le drapeau du socialisme révolutionnaire, des hommes comme Émile Piette, Gérard Gérombou et quelques autres[119], s’étaient vus mis à l’écart : on refusait leurs articles, et on accueillait ceux de Sellier, un professeur français réfugié en Belgique, appartenant à la secte « positiviste », et qui, sous l’anagramme de Resille, attaquait et calomniait nos amis[120]. Le cercle l’Étincelle, fondé pour tenir tête à cette intrigue réactionnaire, fut un actif foyer de propagande ; et, grâce à son action, grâce aussi à l’intervention des Jurassiens et des Italiens, on verra, au cours de l’année 1877, les idées révolutionnaires reconquérir droit de cité dans le Mirabeau.
Le 10 décembre eut lieu à Bruxelles une réunion de délégués de différentes associations ouvrières. Cette réunion-conférence, qui avait été convoquée par la Chambre du travail de Bruxelles, donna son appui au pétitionnement en faveur d’une loi sur le travail des enfants ; elle approuva en outre l’idée de créer en Belgique une fédération de toutes les corporations du pays, qui prendrait le nom d’Union ouvrière belge. « Si ce mouvement, dit à ce propos le Bulletin (24 décembre), doit amener à l’Internationale, par une voie indirecte, celles des sociétés ouvrières belges qui jusqu’à présent étaient restées indifférentes, nous nous en féliciterons, quoique le programme pratique développé dans la réunion de Bruxelles ne soit pas le nôtre. »
Mais les initiateurs de la conférence de Bruxelles n’avaient nullement l’intention d’amener les sociétés ouvrières belges à l’Internationale ; tout au contraire, leur but secret — Louis Bertrand l’a raconté dans son Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique — était de la supplanter.
Qu’était-ce que la Chambre du travail de Bruxelles ?
Ce groupement avait été fondé un an auparavant par Gustave Bazin[121], ouvrier bijoutier, et par le jeune Louis Bertrand, secrétaire de la chambre syndicale des ouvriers marbriers de Bruxelles, qui tous deux faisaient partie de la Section bruxelloise de l’Internationale. « Dans des conversations particulières, — raconte Louis Bertrand (t. II de son Histoire, p. 294), — après les séances de l’Internationale, Bazin et quelques autres parlaient souvent de l’utilité qu’il y aurait de fédérer les quelques sociétés ouvrières de Bruxelles, afin de donner au mouvement socialiste un centre d’action et de propagande. De Paepe, consulté par nous, approuvait fort l’idée, bien qu’elle dût déplaire aux anciens de l’Internationale, qui semblaient craindre la création d’un autre groupe fédératif que le leur, qui n’existait du reste plus que de nom[122]. C’est ainsi que le 4 janvier 1875 fut fondée la Chambre du travail, fédération des sociétés ouvrières bruxelloises. Son programme était bien modeste : elle voulait simplement fédérer les groupes professionnels ouvriers, dans le but de défendre les intérêts qui étaient communs à tous les travailleurs. Voilà ce qui se disait ouvertement dans les appels adressés aux associations ouvrières. Mais les initiateurs de ce nouveau groupement avaient une ambition plus grande : ils voulaient créer un centre d’action et de réveil socialiste qui se bornerait à travailler Bruxelles pour le moment, mais qui devait, dans la suite, s’étendre au pays entier et en faire sortir un Parti socialiste belge. À peine constituée, la Chambre du travail eut à subir un double assaut. Les membres de la Section bruxelloise de l’Internationale protestèrent contre cette organisation nouvelle qui, dans leur pensée, devait remplacer leur groupement. D’un autre côté, dans les sociétés ouvrières dont on sollicitait l’affiliation, on déclarait que la Chambre du travail était en réalité l’Internationale ressuscitée sous une autre forme, et on ne voulait pas en entendre parler. »
Les fondateurs de la Chambre du travail de Bruxelles s’étaient mis en rapport avec le groupe des socialistes gantois, à la tête duquel était alors Edmond Van Beveren, ouvrier peintre en bâtiment, qui, ayant « étudié la littérature socialiste allemande, fut bientôt acquis à la méthode sociale-démocratique des marxistes allemands » (L. Bertrand). Les Gantois prétendaient imposer d’emblée leur tactique à toute la classe ouvrière belge, tandis que les Bruxellois, plus prudents, ne voulaient procéder que par degrés ; mais les uns et les autres étaient d’accord pour mettre au rancart l’Internationale, comme une machine usée. Et c’est ainsi que la Chambre du travail avait convoqué pour le 10 décembre la réunion de laquelle elle espérait faire sortir une organisation ouvrière nationale. Louis Bertrand explique en ces termes ce qui se passa :
« Ce n’était pas chose facile. Les anciens de l’Internationale, à Bruxelles surtout, Brismée, Steens, Verrycken, Standaert et d’autres, conservaient l’espoir de voir revivre la grande Association et regardaient comme sacrilège le fait de tenter l’organisation d’un autre groupement embrassant tout le pays. De Paepe, qui, tout en étant encore membre de l’Internationale, nous encourageait dans nos tentatives, fut blâmé fortement et faillit même être exclu de la Section bruxelloise. D’un autre côté, la méthode nouvelle, c’est-à-dire l’action à la fois politique et économique des ouvriers, n’avait pas encore obtenu l’adhésion de tous les travailleurs organisés, et il y eut là encore bien des résistances à vaincre. Il fallut donc se montrer très prudent, ne pas mécontenter les internationalistes et ne pas affirmer trop vigoureusement la tendance nouvelle, et ce pour réunir le plus d’adhésions possible… On voulait grouper en une seule organisation toutes les associations ouvrières et socialistes belges : mais quels seraient le programme et les statuts du parti nouveau ? Les Flamands, Gantois et Anversois, préconisaient l’adoption du programme du Parti socialiste allemand ; les Bruxellois étaient, en majorité, du même avis ; mais les Wallons de Verviers, du Centre et de Charleroi montraient encore quelque répugnance à faire de l’agitation politique et à inscrire la revendication du suffrage universel en tête du programme… Nous proposâmes, en guise de conciliation, que l’accord existerait sur le but économique et social commun à tous, mais que la participation au mouvement politique serait facultative pour les groupes qui ne voulaient pas encore en entendre parler. Cette proposition fut mal accueillie par les socialistes flamands, et l’on se sépara sans avoir rien fait de bien sérieux. »
Mais la question devait être reprise l’année suivante.
James Guillaume
L’INTERNATIONALE,
documents et souvenirs
Tome IV.
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