
LA CONFÉRENCE ANARCHISTE DU CIRQUE
Elle n’a pas été du tout ce que l’on pensait, et c’est à croire que les tripotages qui viennent d’être dévoilés modèrent et assagissent un peu les anarchistes. Il est vrai qu’hier il faisait un temps à ne pas mettre sa belle-mère à la porte, et que l’autorité, à la seule annonce de la conférence anarchiste où flamboyait le nom de Tortelier, avait pris ses précautions — ce qu’on ne peut songer à lui reprocher.
Les auditeurs se font attendre, retenus qu’ils sont en partie sans doute au cortège-anniversaire de la bataille du 19 janvier. Enfin, à 4 heures passé, en présence de 500 personnes et du haut de l’orchestre qui devra servir aujourd’hui de tribune aux orateurs, le compagnon Ballenghein, anarchiste saint-quentinois, invite, puisque l’autorité ne permet pas de réunion sans cela, l’assemblée à constituer un bureau —ce qui est fait en deux temps et quatre mouvements. Le compagnon Ballenghein expose en suite le but de la réunion, qui est de mettre en parallèle les anarchistes qu’on traite communément de malfaiteurs — à cause d’explosions qui se produisent par-ci par-là — et les panamistes chécards et décorés sur toutes les boutonnières, y comprise celle du gilet de flanelle. La corruption, la pourriture, dit l’orateur, sont arrivées à leur maximum et retentissent (sic) plus haut que le cri du peuple, et on ne connaît pas de pire régime, de plus abject gouvernement que celui de la troisième République française. (Applaudissements).
Le compagnon Ballenghein estime que le peuple a trois ennemis: le Capital, la Religion et la Patrie. Il nous parle, en anarchiste convaincu, du Capital, cause de la misère et de la Patrie, un mot vide de sens pour lequel on se tue bêtement les uns les outres, mais il ne dit rien de la Religion. Les conclusions du compagnon Ballenghein sont que notre société est aussi mûre pour la démolition, que ces pauvres vieux bâtiments de Fervaques où M. le Maire de Saint-Quentin va mettre la pioche, la pioche, la pioche… Quand cette société sera à bas — et il y faudra peut-être un peu de violence — l’anarchie se chargera de la remplacer ; elle n’aura pas, pour cela, besoin d’un arsenal de lois et d’une armée de législateurs obtus: la loi naturelle suffira. Elle ramènera sur la terre la véritable fraternité et l’âge d’or et des affinités électives se substituera à l’âge du tripot et de la prostitution par la misère.
Le compagnon Georges croit, lui aussi, que la présente société a fait son temps et qu’il faut la détruire. L’orateur en fait un tableau peu flatteur de cette société ! II ne voit pas de voleurs que dans le monde des chécards plus ou moins gouvernementaux, pour lui nous sommes tous des voleurs, même l’ouvrier qui a du travail quand un autre n’en a pas… Cette réflexion n’a pas l’air de plaire à l’auditoire qui murmure d’une façon significative.
Bref, pour le compagnon Georges, l’anarchie seule est capable de réformer les mœurs, ramener la justice et l’égalité et faire cesser les imméritées souffrances de ceux qui travaillent et meurent de faim, tandis que tant d’autres — les fils à papa — regorgent d’or et font la noce avec des catins !… (Applaudissements)
C’est le tour du compagnon Brunet, Tortelier étant — cela arrive souvent dans ces séances au programme affriolant — retenu à Paris par le soin de sa santé ou autre cause. Brunet est revêtu d’un macforlane, ce qui, chuchote un compagnon — un vrai celui-là aux mains noires et calleuses, ne lui donne guère d’un anarchiste. Son ton et son geste sont ceux d’un prédicateur. Il est relativement modéré dans son sermon et commence par lire un article d’un journaliste bourgeois, — Louis de Gramont — qui signalant le cas d’une malheureuse morte de faim, ne donne que trop raison à la propagande révolutionnaire-anarchiste. Dans ce flux de paroles, il s’en trouve là et là qui impressionnent l’auditoire et que tous peuvent applaudir. Celles-ci, par exemple : « Celui qui fait le bien et l’aumône possède en son cœur plus de contentement que l’intrigant ou le chécard qui porte sur sa poitrine le ruban rouge gagné on sait comment ! »
Tout est pourri, dit le compagnon Brunet, tout est à refaire, et l’organisation anarchique seule peut reconstituer la société actuelle qui n’est bonne qu’à s’en aller dans le tombereau du barocheur…
En terminant, le compagnon Brunet prie l’assemblée d’excuser Tortelier et l’engage à donner son obole à la quête qui sera faite à la sortie du Cirque en faveur des quatre enfants de ce pauvre compagnon Francis, prisonnier de la bourgeoisie opportuno – radicalo-panamisto-républicaine.
A 5 heures 1/2, la séance est levée, la salle est évacuée avec calme.
L’éclairage commence pour le bal masqué.
Hier des chevaux et des clowns, maintenant des anarchistes, tout à l’heure des titis et des pierrots. Que d’aspects divers elle a déjà revêtus cette salle du Cirque !…
Journal de la ville de Saint-Quentin 24 janvier 1893
Lire le dossier : Les anarchistes de l’Aisne